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Culture

exactions culturelles dont est victime le patrimoine ses prescriptions ont pour particularité d’être qui creusent la terre dans plusieurs couches,
de l’humanité, n’a pris conscience que dernièrement contraignantes, et s’imposent donc à tous les Etats. supprimant de fait des couches archéologiques
de ce « génocide » culturel. « L’enjeu est politique pour                                            importantes, éradiquant toute trace du passé
Daech, et vise à faire passer un message à l’occident », Agir                                        laissée dans la terre. Pour palier ce qui deviendra
explique Yannick Lintz, Directrice du département « La France doit prendre l’initiative d’un plan d’action bientôt un néant archéologique sur certains sites, il
des Arts de l’Islam au Musée du Louvre.                    global.  » affirme Jean-Luc Martinez. Confronté à faut des moyens conséquents. Cette conservation
                                                           cette menace que l’on ne doit pas négliger, l’ensemble s’envisage notamment par la numérisation des
Faire face                                                 du monde de l’art se mobilise afin d’organiser un archives archéologiques, de cartographie des sites
A Drouot, les voix s’élèvent pour n’en former vaste plan pour enrayer le trafic d’antiquités par l’Etat et d’inventaires de collections de manière à pouvoir
qu’une  : il faut éveiller une «  conscience collective  » islamique. C’est tout l’enjeu du rapport présenté par reconstituer en 3D, le patrimoine qui aura pu être
citoyenne. Selon Dorothée Schmid, il faut d’une Jean-Luc Martinez au Président de la République, détruit.
part que « le grand public prenne conscience », mais dans lequel le Président-Directeur du Louvre
aussi que la profession soit vigilante et mette en formule cinquante propositions pour protéger le Renforcer toujours plus la lutte contre le trafic
place des règles communes, au niveau national, patrimoine de l’humanité. Selon lui, la France doit Ludov ic Erhar t distille quelques conseils à
européen et international. A l’heure actuelle, les prendre l’initiative d’un plan d’action global. Non l’attention de la profession, afin d’enrayer le
pays ne communiquent pas à ce sujet, et il y a un seulement parce que la France est le berceau des système. «  Le doute doit prévaloir  », explique t-il,
vide considérable dans l’échange d’informations Droits de l’Homme mais surtout parce qu’elle fut avant d’ajouter  : «  Mieux vaut renoncer que risquer
entre eux. « Est-il normal que la profession ne puisse pionnière dans le domaine de l’archéologie moyen- l’accident  ». Aussi, les experts et commissaires
pas aller au-delà d’une trentaine de signalements orientale, comme l’illustre notamment la création au priseurs doivent-ils toujours, sans exception aucune,
d’objets de contrebande par an ? » s’insurge Ludovic Louvre en 1847, du premier « musée Assyrien ».  se référer aux registres de police qui doivent
Erhart, Chef de l’Office Central de Lutte contre                                                     toujours décrire avec précisions les objets, et
le Trafic des Biens Culturels (OCBC). En effet, s’il «  Cinqu ante proposition s f ranç ai se s pour surtout, contenir des photos des objets.
existe bel et bien des conventions relatives aux protéger le patrimoine de l’humanité »
«  mesures à prendre pour interdire et empêcher A travers les cinquante propositions du rapport de Que prévoient les textes légaux ?
l’importation, l’exportation et le transfert de propriété Jean-Luc Martinez pour protéger le patrimoine de La convention de La Haye du 29 juillet 1899 relative
illicites des biens culturels  » (UNESCO, 1970) il l’humanité, trois priorités émanent que le Président aux lois et coutumes de la guerre sur terre, interdit
existe un «  déficit en droit interne  » puisque les de la République François Hollande a mis en exergue formellement le pillage. Dans son article 56, le texte
pays signataires, et la France en l’occurrence, ne lors de son allocution à l’UNESCO.                ajoute que les Etats doivent « protéger le patrimoine
traduisent pas les directives desdites conventions La première de ces priorités vise à lutter contre les culturel lors des conflits  » et affirme que «  toute
comme ils le devraient. Au niveau national, trafics de biens culturels. Daech est très organisé destructions ou saisie interdite doit être punie. » Mais
européen ou international, les Etats se sont dotés dans ce domaine et délivre notamment des permis comment donner une effectivité à ces obligations
dès la fin du second conflit mondial d’un «  arsenal de fouilles, prélève des taxes sur les œuvres qui alors qu’aucune précision concrète n’est établie ?
juridique trè s ambitieu x  », précise Jean-Luc alimenteront pas la suite le marché noir mondial, C’est là tout l’intérêt de la résolution n°2199 du
Martinez. Cependant, il apparait que celui-ci a des transitant par des ports francs qui sont des « havres 28 m ai 2015. E n rend ant ses presc r iptions
limites dans le contexte actuel et face à la barbarie pour le recel et le blanchiment, y compris en Europe ». contraignantes pour les Etats, l’Assemblée Générale
terroriste qui sévit au Moyen-Orient. Sans compter La seconde priorité consiste à empêcher que de l’ONU qui l’a adopté fait plus qu’inciter les pays
que tous les Etats n’ont pas ratifié la convention de les œuvres puissent arriver entre les mains des à punir les actes de destructions et de pillage du
La Haye de 1954 relative à la protection des biens terroristes. Dans ce cadre, la création de «  refuges  » patrimoine de l’humanité, elle l’impose.
culturels en cas de conflit armé.                          pour les biens culturels doit être envisagée, de sorte à Reste toutefois la question de la compétence de
«  Aujourd’hui, c’est le moment ou jamais  », insiste ce que l’on puisse garantir un « droit d’asile » pour les juridiction en la matière. Si Nuremberg n’avait
Yannick Lintz. Face à l’ampleur du phénomène, il objets culturels de la même manière que l’on organise pas posé de bases relatives aux crimes commis
est évidemment temps d’agir. C’est dans ce sens un droit d’asile pour une personne.                  contre le patrimoine de l’humanité, un pas a été
que l’Assemblée Générale de l’ONU a adopté Enfin, la troisième des priorités qui se dessinent est franchi avec le Tribunal Pénal International pour
la résolution n°2199 le 28 mai 2015 en vertu de la conservation de la mémoire des sites saccagés. l’ex-Yougoslavie. En effet, pour la première fois, un
laquelle la communauté internationale considère Comme l’explique Cheikhmous Ali, Président de Tribunal condamnait un ancien général yougoslave
les «  attaques commises contre le patrimoine de l’association pour la protection de l’archéologie pour la destruction et l’endommagement de la vieille
tout pays [comme] des attaques commises contre le syrienne et chercheur attaché à l’Université de ville de Dubrovnik, un site du patrimoine mondial,
patrimoine commun de l’humanité tout entière  ». Strasbourg, les saccages perpétrés sur les sites en 1991. C’est une évolution majeure qui reconnait la
Cette résolution est une révolution. En effet, antiques sont souvent commis à l’aide de bulldozers, destruction du Patrimoine comme un crime contre
                                                                                                     l’humanité.
                                                                                                     En outre, les crimes que peuvent constituer
                                                           Temple de BaalShamin à Palmyre            ces destructions ne sont nullement qualifiés de

                                                                                                     « génocide » et leurs statuts n’apparaissent nulle part
                                                                                                     dans la convention sur le génocide de 1948.
                                                                                                     Une porte ouverte à de nouvelles évolutions
                                                                                                     législatives  ? Il semblerait au demeurant, que la
                                                                                                     création de « refuges » pour les œuvres en danger soit
                                                                                                     un pas de plus en ce sens.
                                                                                                     Dans cette optique, l’Italie étudie la possibilité pour
                                                                                                     les Nations Unies de créer une force similaire aux
                                                                                                     casques bleus qui serait chargée de la défense du
                                                                                                     patrimoine en danger.
                                                                                                     Un vent de mobilisation souffle donc sur le monde
                                                                                                     de la culture. C’est sans doute la «  meilleure réponse
                                                                                                     aux barbares qui veulent détruire le passé et la
                                                                                                     mémoire » précise Jean-Luc Martinez. En « éveillant
                                                                                                     les consciences  », en se mobilisant dès à présent
                                                                                                     «  pour reconstruire l’avenir  » nous pouvons envoyer
                                                                                                     par la même occasion un « message d’optimisme pour
                                                                                                     rappeler que, à l’échelle des civilisations, le terrorisme
                                                                                                     est un phénomène éphémère et, pour reprendre une
                                                                                                     formule de Laurent Fabius, qu’ «  on ne peut pas
                                                                                                     égorger l’histoire  ».  » conclut le Président-Directeur
                                                                                                     du Louvre.
© D.R                                                                                                                            Marie-Stéphanie Servos
                                                                                                     2015-1239

       14 Journal Spécial des Sociétés - Lundi 30 novembre 2015 - numéro 53
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