Si des facteurs contextuels
poussent des salariés à démissionner pour se reconvertir ou quitter la vie
active, cette tendance risque bientôt de s'accompagner d'une augmentation des saisines des prud'hommes avec le décret d'application de présomption de démission en cas
d'abandon de poste, comme l’ont souligné deux chercheurs au CNRS lors de la
table ronde « La grande démission : mythe ou réalité ? »
organisée fin mars au Conseil national des barreaux.
Pour sa quatrième édition des
États généraux du droit social, le Conseil national des barreaux a organisé le
24 mars 2023 une table ronde intitulée « La grande démission :
mythe ou réalité ? Une nouvelle relation de/au travail », animée
par Nathalie Attias, membre du Conseil national des barreaux, et Amine Ghenim,
membre titulaire de la commission Formation professionnelle du CNB.
Des États généraux « qui
ne pouvaient pas mieux tomber » a estimé le président du CNB Jérôme
Gavaudan lors de son discours d’ouverture, à l’heure où la réforme des
retraites traite justement du rapport au travail qui, depuis la crise sanitaire
notamment, tend à être perçu différemment.
En effet depuis quelques
années, la France observe un phénomène similaire à celui qu’on nomme aux
États-Unis « la grande démission », c’est-à-dire une vague de
démissions qui aurait lieu sur une période plus ou moins longue et qui
traduirait une volonté de changer de paradigme. Entre fin 2021 et début 2022,
près de 520 000 démissions ont été enregistrées en France selon les
données de la Dares (direction de l'animation de la recherche, des études et
des statistiques), avec un ratio entre le nombre de démissions et le nombre de
salariés s’élevant à 2,7 % ; des chiffres édifiants, bien qu’en-dessous de ceux
constatés aux États-Unis, où plus de 4 millions de travailleurs américains ont
quitté leur emploi chaque mois entre 2021 et 2022 (3%).
Le travail n’occupe plus une
place structurante pour 59 % des Français
Pour débuter cette table
ronde, Frédéric Géa, professeur de droit à l’université de Lorraine et
chercheur au CNRS, s’est rhétoriquement questionné : y a-t-il une
transformation du rapport au travail derrière cette « grande démission » ?
Plusieurs études ont été menées sur le sujet, a-t-il rapporté, dont celle de
l’Institut Montaigne « Les Français au travail » et celle de
la Fondation Jean Jaurès « “Plus rien ne sera jamais comme avant” dans
sa vie au travail ».
L'étude de l'Institut
Montaigne révèle que sur un échantillon de 5 000 Français, 77 %
d’entre eux attribuent une note de 6/10 ou plus concernant la satisfaction au
travail. La cause principale d’insatisfaction est pour 46 % le salaire,
pour 42 % l’absence de perspective de carrière ou d’évolution professionnelle,
et pour 38 % le manque de reconnaissance. Mais selon l’étude, le rapport
au travail est globalement satisfaisant.
De l’autre côté, l’étude de
la Fondation Jean Jaurès constate des ambivalences. Si le travail demeure
important, il n’occupe plus une place aussi structurante dans la vie des Français
depuis la crise sanitaire. Si dans les années 90, sa place était centrale pour
67 % des Français, en 2022 elle ne l’est que pour 23 %. En outre,
59 % estiment avoir besoin de changement, une envie accélérée par la
crise.
Par ailleurs, selon une
enquête Ifop de 2022, 61 % des Français préfèreraient gagner moins
d’argent mais avoir plus de temps libre, a rappelé Jérôme Gavaudan. En 2008, ils
n’étaient que 38 % à raisonner ainsi. En outre, pour 56 % de
l’échantillon interrogé, 59 % affirment que le travail occupe une place
moins importante ou secondaire, et seulement 7 % estiment qu’il s’agit de
la chose la plus importante.
Émerge donc une volonté de
prioriser le temps personnel au détriment du temps professionnel, un constat
qui a notamment pu être mis en lumière avec la crise sanitaire et le
déploiement du télétravail, dont l’essor n’a cessé de croître en France, avec
30 % de télétravailleurs estimés en 2022.
Mais si le télétravail a
séduit bon nombre de salariés, d’autres ont choisi de quitter leur emploi pour
se reconvertir et se consacrer à « un travail qui a du sens »,
ou tout simplement quitter la vie active un temps, expliquant cette vague de
démissions.
Une frontière poreuse entre
mythe et réalité
« Mais peut-on
réellement parler de grande démission ? » s’est interrogé
Frédéric Géa. Pour l’Institut Montaigne, l’hypothèse relève du mythe. « Il
n'y a pas de rupture entre l'avant et l'après-Covid dans le rapport individuel
que les actifs entretiennent avec leur travail », si ce n’est le
recours accru au télétravail, expose l’étude.
La Fondation Jean Jaurès, de
son côté, ne tranche pas, mais souligne que les démissions actuelles
s’inscrivent dans un contexte bien particulier et traduisent un détachement
plus large vis-à-vis du travail.
La Dares – qui a notamment
dévoilé un nombre de ruptures conventionnelles jamais atteint (454 000
ruptures homologuées en 2021) –, quant à elle, relativise : ce phénomène
de démission est troublant mais il n’est pas inédit.
Pour Frédéric Géa, il y a
bien une réalité au vu des grilles d’analyses, mais le professeur reste
toutefois prudent : « Tout ne peut pas être chiffré ! Il faut
se méfier de l’écueil qui consiste à tout ramener à ce que l’on aimerait que ce
soit » a-t-il averti.
Les démissions largement en
tête des motifs de fin de CDI
Si l’observation du
contentieux prud’homal ne permet pas de prendre la mesure d’un phénomène de
masse tel que la démission, « certains contentieux portent tout de même
la trace de la volonté de rompre des salariés », a expliqué Evelyne
Serverin, directrice de recherche émérite au CNRS.
Mais pourquoi rompre un contrat ? Si la volonté de
se reconvertir ou de faire passer la vie personnelle avant la vie professionnelle
peuvent être des raisons à ces démissions en cascade, la directrice de
recherche au CNRS a rappelé que derrière ces départs de CDI, on retrouve aussi les
départs en retraite, des fins de période d’essai, des ruptures
conventionnelles ou bien des licenciements économiques ou non économiques. « Il ne faut donc pas compter uniquement les
départs volontaires » a-t-elle averti. Les démissions restent toutefois largement
en tête des motifs de fin de CDI selon le graphique des
statistiques de la Dares.
Par ailleurs, certains salariés
qui demandent la requalification d’une prise d’acte de la rupture prennent le
risque qu’elle soit formalisée par une démission. En effet, dans ce cas de
figure, « le salarié saisit le juge pour que ce dernier statue sur les
reproches faits à son employeur (…). Cela produit les effets d'un licenciement
sans cause réelle et sérieuse si les faits invoqués par le salarié le justifient.
Dans le cas contraire, cela produit les effets d'une démission », rappelle service-public.fr.
Evelyne Serverin a mis en exergue qu’en 2018, les demandes introduites au fond étaient légèrement au-dessus des 60 demandes pour 100 recours formés, quant aux demandes introduites en référé, elles étaient sous la barre des 50 demandes. Une tendance qui a légèrement décliné les années suivantes, mais qui pourrait remonter si le décret d'application de présomption de démission en cas d'abandon de poste dans la loi « marché du travail » entre en vigueur.
Vers la présomption de
démission en cas d’abandon de poste ?
Pour recontextualiser,
quelques chiffres : selon une étude de la Dares de février 2023, au
premier semestre 2022, environ 70 % des ruptures de contrat de travail
pour faute grave ou lourde, dans le secteur privé, ont été motivées par des
abandons de poste.
Avec cette situation qui
consiste pour un salarié à déserter son poste de travail de manière prolongée
sans autorisation préalable et sans avoir prévenu son employeur, le salarié
peut se voir ouvrir les droits aux allocations si l’employeur décide de le
licencier pour faute grave, l’abandon ne permettant pas de déduire une volonté
« claire et non équivoque » de démissionner selon la jurisprudence de la Cour de cassation.
Alors que l’abandon de poste
se différencie actuellement de la démission, la promulgation du nouvel article
L. 1237-1-1 de la loi n° 2022-1598 du 21 décembre 2022 portant mesures
d'urgence relatives au fonctionnement du marché du travail en vue du plein emploi
pourrait ainsi renverser la tendance.
En effet, ayant pour objectif
de sanctionner cette « spécificité bien française » qui
« met en danger la viabilité économique de l’entreprise »,
selon les propos du député Jean-Louis Thiériot, dépositaire en septembre 2022
d’un amendement dont est issu cet article, celui-ci prévoit une présomption de
démission du salarié qui abandonne son poste et son exclusion de l’assurance
chômage. Cela aurait donc pour effet de l’inciter à saisir le conseil des
prud’hommes afin de contester le motif, de faire requalifier la démission en
licenciement aux torts de l’employeur et ainsi de bénéficier de l’assurance
chômage.
Avec
l'entrée en vigueur de cet article, les abandons seraient
alors automatiquement requalifiés en démissions et conduiraient de
surcroit les salariés à la prise d'acte, « l'ultime recours »
selon Nathalie Attias. De plus, cela augmenterait le nombre de démissions, contribuant
pleinement au phénomène de « grande démission ».
Le projet de décret
d’application relatif à la mise en
œuvre de la présomption de démission en cas d’abandon de poste volontaire du
salarié, transmis le 21 février 2023 à la Commission nationale de la négociation
collective, de l'emploi et de la formation professionnelle (CNNCEFP), fait
actuellement l’objet d’une étude, mais pour Jérôme Gavaudan, une chose est sûre:
« Si je dois obtenir quelque chose, c’est la réforme des décrets ! »,
s’est-il exclamé.
En
attendant, grande démission : mythe ou réalité ? Au lecteur
de se forger son propre avis.
Allison
Vaslin