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La "grande démission", ce phénomène qui pourrait s'accentuer

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@leremy123RF
Publié le 03/04/2023 à 17:55

Si des facteurs contextuels poussent des salariés à démissionner pour se reconvertir ou quitter la vie active, cette tendance risque bientôt de s'accompagner d'une augmentation des saisines des prud'hommes avec le décret d'application de présomption de démission en cas d'abandon de poste, comme l’ont souligné deux chercheurs au CNRS lors de la table ronde « La grande démission : mythe ou réalité ? » organisée fin mars au Conseil national des barreaux.

Pour sa quatrième édition des États généraux du droit social, le Conseil national des barreaux a organisé le 24 mars 2023 une table ronde intitulée « La grande démission : mythe ou réalité ? Une nouvelle relation de/au travail », animée par Nathalie Attias, membre du Conseil national des barreaux, et Amine Ghenim, membre titulaire de la commission Formation professionnelle du CNB.

Des États généraux « qui ne pouvaient pas mieux tomber » a estimé le président du CNB Jérôme Gavaudan lors de son discours d’ouverture, à l’heure où la réforme des retraites traite justement du rapport au travail qui, depuis la crise sanitaire notamment, tend à être perçu différemment.

En effet depuis quelques années, la France observe un phénomène similaire à celui qu’on nomme aux États-Unis « la grande démission », c’est-à-dire une vague de démissions qui aurait lieu sur une période plus ou moins longue et qui traduirait une volonté de changer de paradigme. Entre fin 2021 et début 2022, près de 520 000 démissions ont été enregistrées en France selon les données de la Dares (direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques), avec un ratio entre le nombre de démissions et le nombre de salariés s’élevant à 2,7 % ; des chiffres édifiants, bien qu’en-dessous de ceux constatés aux États-Unis, où plus de 4 millions de travailleurs américains ont quitté leur emploi chaque mois entre 2021 et 2022 (3%).

Le travail n’occupe plus une place structurante pour 59 % des Français

Pour débuter cette table ronde, Frédéric Géa, professeur de droit à l’université de Lorraine et chercheur au CNRS, s’est rhétoriquement questionné : y a-t-il une transformation du rapport au travail derrière cette « grande démission » ? Plusieurs études ont été menées sur le sujet, a-t-il rapporté, dont celle de l’Institut Montaigne « Les Français au travail » et celle de la Fondation Jean Jaurès « “Plus rien ne sera jamais comme avant” dans sa vie au travail ».

L'étude de l'Institut Montaigne révèle que sur un échantillon de 5 000 Français, 77 % d’entre eux attribuent une note de 6/10 ou plus concernant la satisfaction au travail. La cause principale d’insatisfaction est pour 46 % le salaire, pour 42 % l’absence de perspective de carrière ou d’évolution professionnelle, et pour 38 % le manque de reconnaissance. Mais selon l’étude, le rapport au travail est globalement satisfaisant.

De l’autre côté, l’étude de la Fondation Jean Jaurès constate des ambivalences. Si le travail demeure important, il n’occupe plus une place aussi structurante dans la vie des Français depuis la crise sanitaire. Si dans les années 90, sa place était centrale pour 67 % des Français, en 2022 elle ne l’est que pour 23 %. En outre, 59 % estiment avoir besoin de changement, une envie accélérée par la crise.

Par ailleurs, selon une enquête Ifop de 2022, 61 % des Français préfèreraient gagner moins d’argent mais avoir plus de temps libre, a rappelé Jérôme Gavaudan. En 2008, ils n’étaient que 38 % à raisonner ainsi. En outre, pour 56 % de l’échantillon interrogé, 59 % affirment que le travail occupe une place moins importante ou secondaire, et seulement 7 % estiment qu’il s’agit de la chose la plus importante.

Émerge donc une volonté de prioriser le temps personnel au détriment du temps professionnel, un constat qui a notamment pu être mis en lumière avec la crise sanitaire et le déploiement du télétravail, dont l’essor n’a cessé de croître en France, avec 30 % de télétravailleurs estimés en 2022.

Mais si le télétravail a séduit bon nombre de salariés, d’autres ont choisi de quitter leur emploi pour se reconvertir et se consacrer à « un travail qui a du sens », ou tout simplement quitter la vie active un temps, expliquant cette vague de démissions.

Une frontière poreuse entre mythe et réalité

« Mais peut-on réellement parler de grande démission ? » s’est interrogé Frédéric Géa. Pour l’Institut Montaigne, l’hypothèse relève du mythe. « Il n'y a pas de rupture entre l'avant et l'après-Covid dans le rapport individuel que les actifs entretiennent avec leur travail », si ce n’est le recours accru au télétravail, expose l’étude.

La Fondation Jean Jaurès, de son côté, ne tranche pas, mais souligne que les démissions actuelles s’inscrivent dans un contexte bien particulier et traduisent un détachement plus large vis-à-vis du travail.

La Dares – qui a notamment dévoilé un nombre de ruptures conventionnelles jamais atteint (454 000 ruptures homologuées en 2021) –, quant à elle, relativise : ce phénomène de démission est troublant mais il n’est pas inédit.

Pour Frédéric Géa, il y a bien une réalité au vu des grilles d’analyses, mais le professeur reste toutefois prudent : « Tout ne peut pas être chiffré ! Il faut se méfier de l’écueil qui consiste à tout ramener à ce que l’on aimerait que ce soit » a-t-il averti.

Les démissions largement en tête des motifs de fin de CDI

Si l’observation du contentieux prud’homal ne permet pas de prendre la mesure d’un phénomène de masse tel que la démission, « certains contentieux portent tout de même la trace de la volonté de rompre des salariés », a expliqué Evelyne Serverin, directrice de recherche émérite au CNRS.

Mais pourquoi rompre un contrat ? Si la volonté de se reconvertir ou de faire passer la vie personnelle avant la vie professionnelle peuvent être des raisons à ces démissions en cascade, la directrice de recherche au CNRS a rappelé que derrière ces départs de CDI, on retrouve aussi les départs en retraite, des fins de période d’essai, des ruptures conventionnelles ou bien des licenciements économiques ou non économiques. « Il ne faut donc pas compter uniquement les départs volontaires » a-t-elle averti. Les démissions restent toutefois largement en tête des motifs de fin de CDI selon le graphique des statistiques de la Dares.

Par ailleurs, certains salariés qui demandent la requalification d’une prise d’acte de la rupture prennent le risque qu’elle soit formalisée par une démission. En effet, dans ce cas de figure, « le salarié saisit le juge pour que ce dernier statue sur les reproches faits à son employeur (…). Cela produit les effets d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse si les faits invoqués par le salarié le justifient. Dans le cas contraire, cela produit les effets d'une démission », rappelle service-public.fr.  

Evelyne Serverin a mis en exergue qu’en 2018, les demandes introduites au fond étaient légèrement au-dessus des 60 demandes pour 100 recours formés, quant aux demandes introduites en référé, elles étaient sous la barre des 50 demandes. Une tendance qui a légèrement décliné les années suivantes, mais qui pourrait remonter si le décret d'application de présomption de démission en cas d'abandon de poste dans la loi « marché du travail » entre en vigueur.

Vers la présomption de démission en cas d’abandon de poste ?

Pour recontextualiser, quelques chiffres : selon une étude de la Dares de février 2023, au premier semestre 2022, environ 70 % des ruptures de contrat de travail pour faute grave ou lourde, dans le secteur privé, ont été motivées par des abandons de poste.

Avec cette situation qui consiste pour un salarié à déserter son poste de travail de manière prolongée sans autorisation préalable et sans avoir prévenu son employeur, le salarié peut se voir ouvrir les droits aux allocations si l’employeur décide de le licencier pour faute grave, l’abandon ne permettant pas de déduire une volonté « claire et non équivoque » de démissionner selon la jurisprudence de la Cour de cassation.

Alors que l’abandon de poste se différencie actuellement de la démission, la promulgation du nouvel article L. 1237-1-1 de la loi n° 2022-1598 du 21 décembre 2022 portant mesures d'urgence relatives au fonctionnement du marché du travail en vue du plein emploi pourrait ainsi renverser la tendance.

En effet, ayant pour objectif de sanctionner cette « spécificité bien française » qui « met en danger la viabilité économique de l’entreprise », selon les propos du député Jean-Louis Thiériot, dépositaire en septembre 2022 d’un amendement dont est issu cet article, celui-ci prévoit une présomption de démission du salarié qui abandonne son poste et son exclusion de l’assurance chômage. Cela aurait donc pour effet de l’inciter à saisir le conseil des prud’hommes afin de contester le motif, de faire requalifier la démission en licenciement aux torts de l’employeur et ainsi de bénéficier de l’assurance chômage.

Avec l'entrée en vigueur de cet article, les abandons seraient alors automatiquement requalifiés en démissions et conduiraient de surcroit les salariés à la prise d'acte, « l'ultime recours » selon Nathalie Attias. De plus, cela augmenterait le nombre de démissions, contribuant pleinement au phénomène de « grande démission ».

Le projet de décret d’application relatif à la mise en œuvre de la présomption de démission en cas d’abandon de poste volontaire du salarié, transmis le 21 février 2023 à la Commission nationale de la négociation collective, de l'emploi et de la formation professionnelle (CNNCEFP), fait actuellement l’objet d’une étude, mais pour Jérôme Gavaudan, une chose est sûre: « Si je dois obtenir quelque chose, c’est la réforme des décrets ! », s’est-il exclamé.

En attendant, grande démission : mythe ou réalité ? Au lecteur de se forger son propre avis.

 

Allison Vaslin

 

1 commentaire
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Thierry C
- il y a 2 ans
Sans le télétravail mis en place lors du confinement, et conservé en partie après, il est clair que les vagues de démissions auraient été plus violentes, on vois bien dans cet article que certaines instances cherchent à maquiller ce phénomène bien réel. Laisser les salariés s'organiser avec des horaires aménagés et du télétravail semble être la clef pour éviter que les salariés ne fuient leurs postes !

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