Le tribunal de commerce de
Paris accueillait le 4 juillet dernier les universités d'été de l'association
Paris place de droit, qui réunit juristes et entrepreneurs. L’occasion pour les
participants de s’interroger sur l’effectivité sur le bien-être commun de la multiplication
des normes liées aux enjeux sociaux et sociétaux.
Et si le droit pouvait
permettre d'améliorer le monde ? La question était sur toutes les lèvres, le 4
juillet dernier, aux universités d’été de l’association Paris place de droit,
qui agrège les acteurs parisiens du droit et les représentants des entreprises
de la capitale. Réunis au tribunal de commerce de Paris à l’occasion d’une
table ronde, les intervenants ont cherché à peser le pour et le contre des
normes juridiques imposées aux entreprises et à jauger leur impact au regard de
l’ambition commune de faire advenir un monde meilleur.
La directrice générale de
Veolia, Estelle Brachlianoff, à la tête de 220 000 salariés, regrette des
contraintes juridiques parfois « contradictoires ». La
responsable cite les lois Sapin 1 et 2, ainsi que la
directive européenne CS3D portant sur le devoir de vigilance des
entreprises en matière de durabilité. Évoquant les près de « 1150 indicateurs » du CS3D que
Veolia doit renseigner chaque année, elle pointe les lourdeurs des nombreux reportings
mis en place par ces lois. La dirigeante ironise sur le fait qu'il serait utile
de disposer de « 220 000 personnes à
travailler, et de 350 000 à remplir des reportings et à cocher des cases ».
Mais elle tempère aussitôt son propos en affirmant qu'elle n'est pas de ceux qui
souhaitent « qu'on se débarrasse de
toutes ces normes ».
L'éthique
et la conformité
La directrice générale de
Veolia salue le fait qu’en France on « ait
plutôt laissé les entreprises s'organiser, pour voir comment se mettre en
conformité », à l’inverse de la méthode « anglo-saxonne ». Elle met en avant l'exemple de la loi Pacte, promulguée en mai 2019, et qu'elle estime « très en
avance sur le sujet ».
Pour Estelle Brachlianoff, le
métier de Veolia vise à « faire
en sorte que l'industrie continue à s'épanouir », pour « créer de la richesse et de la prospérité,
mais en étant compatible avec les limites planétaires ». Cette adaptation
des objectifs de l’entreprise s'opère par une diversification des indicateurs
de performance, au nombre de quinze, dont onze ne mesurent pas les résultats financiers.
Ainsi les ambitions de Veolia
ne sont pas seulement annoncées en euros, mais aussi « en mètres cubes d'eau économisés, en CO2
réduit et en emplois créés », précise la directrice générale. La responsable
s’appuie aussi sur le Scope 4, une méthode qui permet de quantifier les
émissions évitées par les entreprises, « un outil essentiel pour mesurer l'authenticité des efforts que les
entreprises font, au-delà du greenwashing et des publications un petit peu
marketing ».
Vers
une internationalisation du droit ?
La dirigeante évoque aussi
l'existence dans le groupe de « standards minimums sociaux mondiaux »
tirés du plan « Veolia cares », qui donne par exemple à l'ensemble
des salariés les mêmes droits de congés, quel que soit le pays où ils
travaillent. « [Pour] faire
progresser un certain nombre de valeurs, le nationalisme n'est pas la solution »,
acquiesce Xavier Boucobza, professeur de droit à l'université Paris-Saclay.
L’universitaire prend
l'exemple des « règles sur
l'environnement en France, qui ne vont pas régler la question de
l'environnement », problématique mondiale. Il voit dans l’évolution
normative qui tend vers une globalisation des règles imposées aux entreprises
un « bouleversement des sources du
droit, qui passe notamment par une internationalisation de celles-ci, [pour]
dépasser les ordres juridiques nationaux ».
Il en va ainsi de la loi du
27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des
entreprises donneuses d’ordre. Celle-ci oblige les grandes entreprises de plus
de 5000 salariés à élaborer des plans de vigilance, pour identifier les risques
et prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés
fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement,
« résultant de leurs activités et de
celles des sociétés qu'elles contrôlent ». Mais aussi de celles des
sous-traitants et fournisseurs des entreprises concernées.
En décembre dernier, cette loi a pour la première fois été appliquée sur le fond. Le tribunal judiciaire de Paris a enjoint La Poste à compléter son devoir de vigilance. Celle-ci était accusée par le
syndicat Sud PTT d'avoir fermé les yeux sur l'emploi de « centaines de
travailleurs sans-papiers », qui seraient cantonnés aux « tâches
les plus difficiles des centres de traitement des colis », au sein de
ses filiales Chronopost et DPD. La Poste a fait appel de la décision.
Xavier Boucobza rappelle que
cette loi a créé un mouvement qui a débouché sur la transposition de ces règles
dans le cadre d'une directive européenne sur le devoir de vigilance des
entreprises en matière de durabilité (ou CSDD, Corporate Sustainability Due
Diligence) du 23 février 2022. Celle-ci a récemment été approuvée par le
Parlement européen, le 24 avril 2024, et va être mise en œuvre progressivement.
Une
multiplicité d'acteurs aux prises avec la norme
Selon le juriste, pour « imposer des normes sociales, de droit
humain, environnementales, les différentes législations des États ne sont pas
forcément les vecteurs les plus appropriés », et cela se traduit
aujourd'hui par une forme de privatisation des sources du droit. Une des
conséquences de ce mouvement, explique Xavier Boucobza, c'est le développement
d'une certaine indistinction entre « hard law » et « soft
law ».
Professeure de droit à l'université
Paris Dauphine, Béatrice Parance replace ces évolutions normatives dans le
contexte d’un monde « incertain »
et, comme en miroir avec la multiplication des facteurs de risques, entrainent
le fait que le juriste interagit de manière croissante avec énormément de
parties prenantes. Notamment avec des scientifiques de disciplines diverses, de
plus en plus mobilisés par les entreprises.
Ce cheminement facilite la
diffusion de nouveaux concepts dans le champ économique, tel que celui de
limite planétaire, « qui vient de
Suède et essaie de démontrer l'interaction entre l'ensemble des grands défis
environnementaux liés au réchauffement climatique, à l'acidification des
océans, à la perte de biodiversité, situe l’universitaire. De quoi
démontrer l'interaction entre l'ensemble de ces frontières planétaires ».
Et cette notion doit être croisée avec celle de l'acceptabilité sociale, qui
mobilise fortement les sciences cognitives.
Béatrice Parance explique que
« la norme va être, d'une certaine
manière, coconstruite par les entreprises dans une forme d'interaction
permanente et de nature itérative entre l'État et les entreprises ».
Ce chemin complexe, nullement tracé d'avance, rappelle que les limites ne
concernent pas seulement la planète ou la fin du mois, mais aussi les
compétences des juristes, quelle que soit leur spécialité ou leur niveau
d'expertise.
Etienne
Antelme