De l’interpellation à l’incarcération, le parcours des
jeunes détenues est semé d’embûches liées aux stéréotypes de genre. Invitée par
l'Institut des études et de la recherche sur le droit et la justice (IERDJ),
jeudi 7 novembre, la sociologue Yaëlle Amsellem-Mainguy dénonce une
stigmatisation des jeunes femmes, considérées comme « un problème ingérable
».
À quels enjeux les adolescentes sont-elles confrontées
dans le domaine pénal ? Une question à laquelle s’est attachée à répondre Yaëlle
Amsellem-Mainguy lors du colloque Femmes justiciables et professionnelles de
justice : regards croisés sur le genre, organisé jeudi 7 novembre
par l’IERDJ.
Lorsqu’elle a entrepris une enquête sur la jeunesse incarcérée et son encadrement avec Benoît Coquard
et Arthur Vuattoux, en 2015, cette chercheuse associée au Centre de la
recherche sur les liens sociaux (CERLIS) s’est retrouvée confrontée à des
problématiques de genre dès ses premiers échanges avec les professionnels. « Au cours de
nos démarches pour nous rendre en milieu pénitentiaire, on nous a
expliqué que mes confrères ne pouvaient pas entrer dans les quartiers femmes »,
relate Yaëlle Amsellem-Mainguy. Raison invoquée : les détenues seraient «
des manipulatrices » – et les mineures parmi elles, davantage encore.
Selon les propos rapportés, il serait même « dangereux
» pour les hommes de mener des entretiens confidentiels dans des espaces
fermés, sans surveillants ni éducateurs. Ils risqueraient notamment d’avoir à gérer
des plaintes des jeunes filles pour des tentatives d'agression sexuelle. «
Ces questions ne se sont jamais posées pour moi du côté de la détention des
garçons, ni plus tard, lors de l'enquête que j’ai faite avec Isabelle
Lacroix » (Les mineurs en prison – 2023 - ndlr), affirme
pourtant Yaëlle Amsellem-Mainguy.
La « minorité du pire »
Autre double standard dénoncé par la sociologue : la
disparité très marquée des espaces de détention prévus pour accueillir des
adolescentes. La carte publiée en
2017 par la sociologue et ses confrères Benoît Coquard et Arthur Vuattoux
montre ainsi que l’Hexagone ne compte que trois établissements pénitentiaires
(EPM) pour mineurs filles et garçons et quatre structures intégrant une «
unité filles ». « Et je ne vous parle même pas des Outre-mer », déplore
l’invitée de l’IERDJ. Là-bas, aucune place n’est prévue pour les mineures.
Résultat : les adolescentes se retrouvent parfois
extrêmement loin de leur territoire, « réparties dans plusieurs prisons,
[parfois] éloignées de leur famille, de leur réseau et des professionnels qui
les accompagnaient », expose Yaëlle Amsellem-Mainguy. En-dehors d’une
rupture de l'accompagnement socio-judiciaire ou pénal des adolescentes, cette
disparité limite aussi la possibilité pour ces jeunes femmes de changer de
vêtements, fournis par les familles.
« Le tout a une incidence sur la place des filles en
tant que justiciables, sur leur considération par l'institution, leur famille
et les services sociaux… Qui vont reprocher aux adolescentes de ne pas recevoir
de visite, et ainsi de suite, développe celle qui est aussi chargée de recherche à
l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire. Les mineures
ont un sentiment extrêmement fort et puissant de mise à l'écart. » En
somme, la sensation de faire partie de la « minorité du pire », selon Yaëlle
Amsellem-Mainguy.
Des espaces de détention pensés pour les hommes
Car, si l’on conçoit collectivement – et notamment le
personnel pénitentiaire – que « faire des bêtises » et se heurter à la
police s’inscrit dans la construction de la masculinité, il n’est pas du tout intégré
que les jeunes femmes puissent se retrouver en prison. « Elles sont d'abord
orientées vers les chemins psychiatriques : on va creuser les enjeux autour de
leur sexualité, les interroger sur d’éventuelles violences sexuelles subies,
poursuit la sociologue, citant l’ouvrage d’Arthur Vuattoux, Adolescences
sous contrôle (2021). On ne pose jamais ces questions
frontalement aux garçons. »
Par ailleurs, les adolescentes représentent moins de 1
% des mineurs détenus, qui représentent eux-mêmes environ 1 % de la population
détenue globale. « Soit une vingtaine de filles incarcérées à un moment M en
France », souligne Yaëlle Amsellem-Mainguy. Conséquence, les espaces
de détention sont d'abord pensés pour les jeunes hommes. Les adolescentes
doivent par exemple acheter leurs produits alimentaires avec des bons de
cantine mentionnant « pour garçons ».
« Il y a quatre places pour filles contre 56 pour
garçons. Cela pose question » pointe par ailleurs la chercheuse, qui expose
un autre obstacle, en écho aux travaux de de
Véronique Blanchard, David Niget et Mathias Gardet : de nombreux établissements
pénitentiaires contournent le problème de la mixité en refusant d'accueillir
des adolescentes. « Elles sont considérées comme un problème ingérable du
point de vue des professionnels : ce sont des fauteuses de troubles, parce
qu'elles sont des filles ».
Mises en démonstration
Selon l’intervenante, les adolescentes perturberaient
l'ordre carcéral car c’est l’une des seules façons d'exister dans un monde qui
n'est pas fait pour elles. « Dans certains établissements pénitentiaires
pour mineurs, elles utilisent toute la rhétorique de la sexualité et provoquent
les garçons en simulant des orgasmes de 3 à 5h du matin », illustre-t-elle.
Autre exemple : certaines jeunes femmes se dénudent face aux fenêtres pour que
les adolescents et le personnel les regardent.
N’y seraient-elles pas poussées ? « Dans les
EPM dans lesquels nous nous sommes rendus, les cellules des filles étaient
systématiquement en face des espaces où avaient lieu les activités
socio-éducatives, précise Yaëlle Amsellem-Mainguy. C’est comme si elles
étaient mises en démonstration : elles provoquent, elles revendiquent une
sexualité parce qu’elles y sont renvoyées en permanence. »
La chercheuse évoque notamment l’état des chambres des
détenus. Si les stéréotypes de genre font qu’il est socialement accepté que les
garçons ne rangent pas leur chambre, les adolescentes qui adoptent le même
comportement sont davantage stigmatisées. « Quand elles ne rangent pas leur
chambre en prison, on remet tout de suite en question leur moralité sexuelle. A
cela, on associe l’idée que, ‘derrière, on sait bien ce qu'elles font dehors’ ».
La prison, le premier espace de protection après
l'interpellation
Et pourtant, les adolescentes interrogées par Yaëlle
Amsellem-Mainguy et Isabelle Lacroix lors de leur enquête publiée en 2023
décrivent la prison comme le premier espace de protection après
l'interpellation. « Une fois l’enchaînement entre la garde à vue et la
détention terminé, les filles se retrouvent finalement dans un lieu où elles
peuvent, pour la première fois, prendre une douche et accéder au kit d'hygiène,
voire éventuellement changer leur protection hygiénique », relate Yaëlle
Amsellem-Mainguy.
Et pour cause, les jeunes femmes sont nombreuses à
avoir décrit les mêmes faits aux deux chercheuses : un déclenchement des règles
lié au stress de l’interpellation. « Elles commencent à saigner, à se tacher
en garde à vue, puis sont appelées ‘crasseuses’ - entre autres
qualificatifs - par les services de police et les autres prévenus »,
détaille l’invitée de l’IERDJ. Résultat : il arrive que les adolescentes soient
présentées aux juges complètement ensanglantées. « Parfois, des magistrates refusent
d'instruire le dossier et demandent que les filles prennent une douche et
soient changées pour pouvoir se présenter correctement devant la justice »,
poursuit Yaëlle Amsellem-Mainguy, insistant sur le caractère extrêmement rare
de l’initiative.
« Au sein de l’institution en elle-même, il y a très
peu de place pour travailler les enjeux de genre auxquels sont confrontés les
adolescentes, conclut Yaëlle Amsellem-Mainguy. Comme elles
n'existent pas statistiquement, il reste compliqué de faire comprendre la
légitimité à œuvrer sur le sujet. »
Floriane Valdayron