Au-delà
de la crise de la Covid qui a changé les habitudes de travail, la montée en
puissance de l’intelligence artificielle est susceptible de créer des tensions
et des inquiétudes pour certaines fonctions tertiaires, notamment au sein des
directions juridiques. La peur de voir son emploi disparaître au profit des
nouvelles technologies est-elle légitime ? Dans ce contexte, on entend
souvent cette question : demain, les robots remplaceront-ils les
juristes ? Face à cette possibilité, la peur du déclassement est forte. Si
le juriste perd ses prérogatives au profit des algorithmes, quelles fonctions
lui restera-t-il ? Quelle sera sa plus-value, sa raison d’être ?
Les juristes face à une
augmentation de leurs activités quotidiennes
Aujourd’hui, la fonction de juriste est de plus en
plus sollicitée en entreprise. La législation est de plus en plus
complexe et le législateur a été particulièrement actif ces
dernières années. Ainsi, un certain nombre de matières ont étoffé le périmètre
de responsabilités des directions juridiques (données personnelles, éthique et
compliance, RSE…). Elles ont par ailleurs été en première ligne durant le
confinement pour renégocier les contrats et assurer la continuité économique de
l’entreprise malgré un contexte difficile.
Dans le même temps, on ne constate pas un recrutement
massif de juristes qui compenserait cette augmentation de la charge de travail.
Il existe donc une disparité importante entre le volume de travail devant être
géré par les directions juridiques et les moyens humains et financiers en
place, inadéquats aux enjeux rencontrés. Face à ce constat le recours aux
solutions technologiques peut sembler intéressant afin de décharger les
directions juridiques d’une partie de leur charge de travail, en l’occurrence
celle à faible valeur ajoutée et
chronophage au quotidien.
Qu’en est-il des autres fonctions ?
Prenons l’exemple des chargés de paies au sein des ressources humaines. Établir
un bulletin de paie est une tâche répétitive à faible valeur ajoutée et
chronophage. Elle nécessite beaucoup de personnel qui coûte cher à
l’entreprise. Dans les années 2000, certains groupes ont choisi de délocaliser
leurs services de paie dans des centres de service partagés (CSP) à l’étranger
afin de réduire les coûts. Cette délocalisation a entraîné la suppression de
nombreux postes de gestionnaires de paie dont la valeur ajoutée était assez faible en termes de stratégie. Cette délocalisation dans les
pays émergents n’a pas toujours été très heureuse, et les erreurs dans les
bulletins de paie sont souvent nombreuses avec des conséquences financières
assez fortes. De même, les salariés n’ayant plus accès directement aux
personnes qui géraient leur paie pouvaient avoir un sentiment de frustration.
Avec l’apparition de logiciels qui automatisent la gestion de la paie, ces
mêmes sociétés se voient réinternaliser la paie en France. Pour gérer ces
problématiques, les entreprises ont recruté des responsables paies dont les
missions sont plus techniques et plus variées.
Les chatbots en renfort et
non pas en remplacement des juristes
En quoi cela nous éclaire-t-il sur la mutation actuelle du métier de
juriste ? L’analyse des données dans
une data room, la rédaction ou relecture d’un non-disclosure
agreement (NDA) de même que la convocation à une assemblée générale sont
des tâches particulièrement répétitives. Ces mêmes tâches sont également source
de frustration pour un certain nombre de juristes qui n’y trouvent pas
l’épanouissement intellectuel qui les avait guidés vers la profession en
premier lieu. Dès lors, une automatisation de tout ou partie de ces tâches
pourrait entraîner plusieurs bénéfices conjoints. Tout d’abord, les juristes se
verraient enfin dispensés des tâches les plus administratives et les moins
stimulantes intellectuellement. Le temps gagné pourrait, lui, être affecté à
des tâches plus stratégiques et à fort e valeur ajoutée, mais
aussi à des projets dits « de fond » auquel on n’a habituellement jamais le
temps de se consacrer. Enfin, une automatisation de ces tâches sur lesquelles
la direction juridique garde la main permet une plus grande sécurité juridique
au sein de l’entreprise. In fine, la force d’un juriste demain ne sera donc pas
dans l’analyse de données mais dans sa capacité de raisonnement et de
structuration de solutions aux enjeux du business.
En matière de recrutement, lorsqu’un client recherche un
juriste, la compétence première évaluée sera sa compétence technique (dite « hard skills »). On attend d’un juriste
qu’il ait un excellent raisonnement juridique. Une fois cette compétence
validée, on apprécie les profils des candidats de manière globale en évaluant
leurs compétences comportement ales (dites «
soft skills »). C’est pourquoi on dit souvent que la différence entre deux
bons candidats se fait sur ces dernières.
La notion de soft
skills est large, elle comprend autant la capacité d’adaptation, la
flexibilité, la gestion de crise que le sens de l’initiative. Ces compétences sont
autant d’aspects cruciaux du métier de juriste qui, à ce jour, sont
difficilement remplaçables par des machines. Pour Christophe Roquilly, doyen de
la faculté de droit de l’EDHEC, directeur de l’EDHEC Augmented Law Institute et
spécialiste des soft skills,
l’objectif est de « positionner les
savoirs, les compétences et la fonction du juriste au centre des
transformations de l’entreprise et de la société pour avancer
vers une direction juridique plus transversale, aux fonctions plus globales et
à plus forte valeur ajoutée ». Le juriste de demain ne sera donc pas remplacé
par un robot mais sera au contraire un juriste « augmenté », qui
a capitalisé sur ses compétences et a profité de la transition numérique pour
en acquérir de nouvelles !