L’entreprise ferroviaire publique
va devoir se préparer à l’arrivée de nouveaux acteurs. Une étude réalisée par
un cabinet de conseil en stratégie laisse présager les répercussions que pourrait avoir cet
événement sur le marché ferroviaire français, à l'instar d'une baisse du taux d’occupation des TGV de la SNCF, particulièrement en heures creuses.
Trenitalia, Kevin Speed,
Renfe, Proxima, Le Train… Si ces noms ne nous sont peut-être pas familiers, ils
risquent pourtant d’ici quelques années de fleurir sur les trains roulant sur
les lignes à grande vitesse françaises. Car si nous étions jusqu’alors
uniquement habitués à voir la SNCF y circuler, de nouvelles compagnies circulent
d’ores et déjà à travers l'Hexagone : c’est pour l’instant le cas de l'Italienne Trenitalia
et de l’Espagnole Renfe. Cela fait suite à l'ouverture à la concurrence de ces
lignes en 2021, conséquence de l’adoption au Parlement européen – par une
courte majorité – du quatrième paquet ferroviaire européen fin 2016.
La France doit donc se
préparer à l’arrivée de nouveaux acteurs qui vont clairement changer la
dynamique de la SNCF. « L’ouverture à la concurrence des lignes à grande
vitesse risque de provoquer au moins trois chocs de marché », assurait lors
d’une conférence, le 25 juin dernier, Etienne Jan, associé
du cabinet E-CUBE, spécialisé en conseil en stratégie pour les secteurs de
l'énergie, de la mobilité et du climat.
Le premier d’entre eux est un
choc d’offre dû à l’augmentation des fréquences. Le deuxième est un choc tarifaire
avec une « forte réduction du prix pour l’usager ». Et le troisième est un
choc de service grâce à une « amélioration de la flexibilité et de la
qualité du confort pour l’usager ». La libéralisation pourrait donc
apporter plus de bénéfices qu’on ne le pense, selon l’associé.
L’Italie et l’Espagne, pays précurseurs
de l’ouverture à la concurrence
Si, dans les faits,
l’ouverture à la concurrence sur le rail remonte déjà aux années 1990 en
Europe, il a fallu attendre 2012, en Italie, pour voir
l’arrivée de la première concurrence effective sur le train à grande vitesse
avec Italo, venu alors empiéter sur le marché de l’opérateur
historique Trenitalia.
Pour se faire une idée des
conséquences de cette fin de monopole en France pour les lignes à grande
vitesse et l'ensemble du réseau ferroviaire français, on peut analyser ce qui s'est produit sur les secteurs italien (depuis 2012) et espagnol
(depuis 2020), deux pays « constitu[a]nt des cas d’enseignements éclairants,
notamment pour le marché français qui voit actuellement se multiplier les
projets alternatifs », explique Etienne Jan.
Pour nos deux voisins,
l'impact de la libéralisation ferroviaire semble assez similaire. Il a surtout été
possible de remarquer une augmentation significative de la fréquence des
trains, le fameux choc d’offre, comprise entre 30 et 60 %. Le trafic sur
les lignes ouvertes a également augmenté, se situant entre +50 et +75 %.
En ce qui concerne le choc tarifaire, les usagers italiens et espagnols ont
également pu bénéficier d'une réduction moyenne des prix variant entre 10 et 20 %.
En Italie, la concurrence
entre Trenitalia et la nouvelle arrivante, Italo, a apporté plusieurs réponses à
des questions longtemps en suspens. D’abord implantée sur la ligne Milan-Naples,
Italo se distingue par son offre flexible : « Trois classes différentes,
avec l'introduction d'une quatrième en 2018, et une grille tarifaire beaucoup
plus compétitive que celle de Trenitalia, en pratiquant des prix inférieurs de
24 % en moyenne jusqu'en 2016. » Cette réussite s'est notamment concrétisée
par un « bénéfice net de 104 millions d’euros, soit 15 % de son chiffre
d’affaires, en 2022 », permettant à Italo de devenir « la référence en
la matière de nouveaux entrants rentables ». Aujourd'hui, son réseau
s'étend à 16 villes dans l’ensemble de l’Italie, précise Etienne Jan.
Un bénéfice qui a également
été rendu possible grâce à l’augmentation du trafic. Par exemple, la
fréquence des trains est passée à un toutes les demi-heures entre Rome et Milan.
La nouvelle demande a d’ailleurs été très largement captée par Italo sur les
dessertes couvertes, avec environ 80 % de l’augmentation absorbée par cette
seule entreprise. Mais Trenitalia a su saisir l’opportunité en adaptant son
offre et n’a pas subi de baisse de fréquentation.
Quelle évolution de la
concurrence en France avec les nouveaux arrivants ?
Alors à quoi faut-il
s’attendre en France ? L’ouverture à la concurrence organise le marché en
trois catégories d’entreprises ferroviaires distinctes : les opérateurs
historiques comme la SNCF, qui propose d’ailleurs sa propre offre low-cost avec
Ouigo, les grands opérateurs européens qui exportent « leurs expertises
» comme Trenitalia ou Renfe, et également les nouveaux acteurs émergents et
start-up aux modèles d’affaires parfois atypiques.
Parmi les initiatives
françaises notables, on retrouve Proxima, porté par l’ancienne dirigeante de Voyages
SNCF Rachel Picard, qui a pour objectif d’établir des liaisons entre Paris,
Bordeaux, Rennes, Nantes et Angers à partir de 2027. La société Le Train se
concentre sur des liaisons régionales en évitant les trajets passant par Paris,
avec des plans pour connecter Bordeaux à Tours, Rennes et Nantes d'ici 2026.
Kevin Speed ambitionne d’adapter au ferroviaire le modèle de la compagnie aérienne
EasyJet, avec des offres low-cost et une fréquence élevée (16 passages par
jour), reliant Paris à Lille, Strasbourg et Lyon à partir de 2028. Quant à
Evolyn, soutenue par des partenaires industriels et financiers français et
britanniques, elle envisage de rivaliser avec l’Eurostar sur la ligne
Paris-Londres à partir de 2026.
La SNCF se trouve donc
confrontée à cette nouvelle réalité et, pour maintenir « son niveau de
marge sur l’activité grande vitesse, devra explorer de nouvelles voies »,
souligne Etienne Jan. Une démarche que l’opérateur français a déjà entamée puisqu’ «
en 2023, plus d’un tiers du chiffre d’affaires de l’entreprise est réalisé à
l’international, notamment avec une présence significative en Espagne via
Ouigo, et bientôt en Italie ». Toutefois, l'arrivée imminente de la
concurrence dans les années à venir aboutira à une diminution de la part de
marché de la SNCF et pourrait se traduire par une baisse du taux d’occupation
de ses TGV, « particulièrement en heures creuses », souligne le collaborateur
d'E-CUBE.
La SNCF obligée de revoir ses
objectifs
Outre les nouveaux opérateurs,
la SNCF se voit confrontée à plusieurs défis majeurs. L'un d’eux est de
répondre aux préoccupations écologiques croissantes et à la demande grandissante
des usagers pour le train comme alternative aux transports routiers et aériens.
Une tendance qui devrait entraîner une augmentation significative de l'offre
ferroviaire.
Face à cette forte
demande, et en tenant compte du fait qu'un TGV sur trois était complet en
2023, l'objectif de la SNCF sera d'augmenter la capacité de son parc roulant. À
cet effet, la commande de 115 nouveaux TGV-M, des modèles nouveaux prévus pour
arriver d'ici 2025, est une priorité.
D’autant plus que l'arrivée
de Trenitalia en France en 2021 a déjà eu des effets significatifs, avec une
augmentation de l'offre et une baisse des prix sur l'axe Paris-Lyon. « Trenitalia
a pu bénéficier de péages ferroviaires réduits de 37 %, négociés avec SNCF
Réseau en 2022 », rapporte Etienne Jan, ce qui a permis de proposer
des tarifs inférieurs de 47 % par rapport à l'offre inOui de la SNCF. Trenitalia
a néanmoins éprouvé des difficultés à son lancement en France, atteignant
seulement un taux de remplissage de 50 % au bout de six mois d’exploitation.
La baisse des prix des
concurrents, ultime défi pour la SNCF
Mais le principal défi auquel
va devoir se confronter la SNCF réside dans la potentielle baisse des prix que
ses concurrents devraient introduire sur le marché.
Et cela risque de ne pas être
une mince affaire. Car malgré un bénéfice substantiel de 1,3 milliard d'euros
pour l’année 2023, la SNCF continue d'augmenter ses tarifs. Jean-Pierre
Farandou, patron de la SNCF, avait notamment annoncé en février dernier que « les
prix des TGV inOui augmenteront de 2,6 % en 2024 », après une hausse de 5 %
en 2023, invoquant plusieurs raisons telles que l'inflation, les grèves
répétées et les limitations de son parc de TGV.
Des ajustements tarifaires qui
incluent également des hausses « cachées » pour les abonnés à la carte
Avantage, qui bénéficient de tarifs plafonnés mais qui ont vu une augmentation
de 20 euros sur cinq grandes destinations depuis février, à la suite d’un
changement soudain dans la méthode de calcul du temps de trajet. Un bon moyen
de remplir les caisses de l’entreprise avant 2026, année estimée de l'arrivée
de nouveaux opérateurs comme Le Train ou Evolyn.
Pour néanmoins faire face à
cette future concurrence accrue, l'entreprise française dispose de plusieurs
options, suggère l’associé du cabinet E-CUBE : « réduire les prix en
reclassant une partie de l'offre inOui vers Ouigo, introduire les nouveaux
TGV-M avec une capacité accrue pour réduire les coûts par siège, réaffecter des
capacités sur des lignes moins saturées qui pourraient devenir des relais de croissance,
optimiser voire augmenter l'offre sur les lignes concurrentielles en termes de
fréquence et de services, ou rationaliser ses activités. »
L'annonce récente du 14 juin concernant l'augmentation des
fréquences de Ouigo, qui bénéficie d'un bouclier tarifaire, illustre cette stratégie visant à s’adapter à
cette prochaine concurrence.
Romain
Tardino