Face aux
enjeux de la présidence française en matière de justice, les avocats ont un
rôle important à jouer. Mobilisée et force de proposition, la profession, « au
cœur d’une Europe qui protège contre les injustices », a organisé une journée
de conférences autour de ce thème, le 12 janvier dernier, à l’école des avocats
de Strasbourg.
Alors que la France a pris la présidence du Conseil de
l’Union européenne pour six mois, les avocats sont sur le pont. En effet, les
robes noires comptent bien faire entendre leur voix pour rappeler l’importance
du droit européen, mais aussi afin de présenter leurs propositions dans le
cadre des thèmes retenus par la Présidence française du Conseil de l’Union
européenne (PFUE) en matière de justice – l’Europe qui protège, le numérique et
l’environnement. Coopération pénale, protection des adultes vulnérables,
cybercriminalité… les enjeux de cette présidence sont conséquents pour la
profession. C’est pourquoi cette dernière a lancé une série de conférences qui
émailleront toute l’année 2022, destinées à recueillir les réflexions des
avocats, bien sûr, mais aussi d’autres acteurs du monde judiciaire.
Le Conseil national des barreaux (CNB), la Conférence des bâtonniers, les
barreaux de Paris et de Strasbourg ainsi que la Délégation des barreaux de
France (DBF) ont ouvert le bal en organisant une journée de conférences autour
du rôle de l’avocat « au cœur d’une Europe qui protège contre les
injustices », le 12 janvier, à l’École régionale des avocats du Grand Est, à Strasbourg –
ville symbolique, « capitale » de l’Europe.
En introduction,
Julie Couturier a d’emblée souligné que les avocats étaient des « interlocuteurs
essentiels ». Leur apport est « fondamental » en
matière d’élaboration et d’évaluation des textes européens, a estimé la
bâtonnière de l’Ordre des avocats du barreau de Paris. Pour le président de la
Conférence des bâtonniers Bruno Blanquer, les barreaux doivent en effet « peser
dans le débat », d’autant plus à une époque où l’Europe « connaît
des drames tels que des migrations de masse, des naufrages dans la Méditerranée
ou ailleurs, des attaques terroristes, une instrumentalisation de l’espace
Schengen, des disparités économiques, le tout sur fond de dérèglements sociaux
et climatiques inédits, la crise Covid et une concurrence commerciale
exacerbée. » Selon l’avocat, l’Europe doit tirer des leçons de ses
échecs et de ses succès. Pour autant, les bouleversements qui l’affectent ne
doivent pas remettre en cause son rôle historique de protecteur des droits des
citoyens, a averti de son côté Jérôme Gavaudan. Le président du Conseil
national des Barreaux s’est montré préoccupé : « Nous devons
affronter la réalité en face : l’Europe est désormais considérée – à tort
– comme intrinsèquement injuste. » Ce qui est en jeu dans les
prochaines semaines, c’est la permanence du corpus européen de droits
fondamentaux, a-t-il signalé. « Pour la première fois depuis des
décennies, plusieurs pays osent remettre en cause les droits et libertés
fondamentales issus des traités européens. La Convention européenne des droits
de l’homme est menacée dans son existence. Or, les règles européennes ne sont
pas un carcan : elles nous libèrent, elles ne nous emprisonnent pas. C’est
à la Convention EDH que nous devons la présence de l'avocat en garde à vue,
l’administration de la justice dans des délais raisonnables, l’égalité en droit
pour tous les enfants, la dépénalisation de l’homosexualité… Ce droit évolue,
nous protège, et nous devons le défendre. »
Procès : zoom sur les garanties procédurales européennes
Lors de la première table ronde consacrée aux garanties procédurales
européennes pour les parties au procès, Laurent Petiti, président de la Délégation
des barreaux de France à Bruxelles, avocat au barreau de Paris, s’est fait le
relais des propos de Panagiotis Perakis, Premier vice-président du Conseil des
barreaux européens, absent pour cause de Covid. Il a rappelé que six directives
essentielles avaient été instituées ces dernières années par le Conseil de
l’Union européenne, parmi lesquelles le droit à l’interprétation et à la
traduction dans le cadre de la procédure pénale, le droit d’accès à l’avocat
dans les procédures pénales ou encore le droit de communiquer en cas
d’arrestation. Si ces garanties existent, elles sont parfois encore méconnues
par les praticiens, et les transpositions dans le droit national ne sont pas
toutes égales ; ne garantissent pas toujours la même protection. Malgré les
divergences, cela « ne doit pas remettre en cause leur efficacité ».
Mais selon Panagiotis Perakis, ces garanties sont encore incomplètes. Le
Premier vice-président du CCBE souligne dans son texte qu’aucune directive
communautaire ne traite spécifiquement des conditions de détention, ce qu’il
trouve « regrettable ». Il déplore également, comme l’a
rapporté Laurent Petiti, une mauvaise utilisation de la décision européenne de
contrôle judiciaire, dont l’introduction dans les États membres était prévue en
2012 et qui devait permettre aux personnes
accusées d’infractions à l’étranger d’attendre leur audience dans leur pays
d’origine sous supervision des autorités de leur pays. Or, ce mécanisme est peu
utilisé ou peu efficace, note-t-il. Panagiotis Perakis estime en outre que les
avocats devraient permettre la réalisation d'enquêtes de la défense, effectuées
par les avocats de la défense dans le cadre de la procédure pénale, afin de
réunir des éléments de preuve en faveur de leurs clients, comme le prévoient certains
États membres. Enfin, il recense quatre points problématiques relatifs au
parquet européen récemment institué : l’absence de réglementation
spécifique aux droits de la défense et aux droits procéduraux, les effets sur
les droits des suspects au niveau national, les problèmes prévisibles liés à
l’accès au dossier, et la possibilité pour la chambre permanente de décider
dans quelle juridiction auront lieu l’instruction ou les poursuites à
l’encontre d’un présumé coupable.

Pour sa part, après avoir souligné que bénéficier d’un procès équitable
est un « droit fondamental » et que les institutions se
doivent de garantir les droits des plus vulnérables, notamment les enfants, et
en particulier ceux en conflit avec la loi, Dominique Attias a opéré un focus sur
la directive 2016/800. La présidente de la Fédération des barreaux d'Europe a
rappelé que cette directive, relative à la mise en place de garanties
procédurales en faveur des enfants suspects ou poursuivis dans le cadre des
procédures pénales, avait été transposée par la France par la loi du 18 novembre 2016 et celle du 23 mars 2019, « mise en musique
par l’ordonnance du 11 septembre 2019 portant partie législative du Code de justice pénale des mineurs ». Dominique Attias a pointé plusieurs « dérives »
du texte. Par exemple, le considérant 67 rappelle que la directive établit des règles minimales pour trouver un
consensus entre États membres. La présidente de la FBE a dénoncé une « approche
minimaliste qui l’emporte à maintes reprises, avec de nombreuses possibilités
de déroger aux droits reconnus ». « Dans le cadre de
l’approche sécuritaire dont les enfants font les premiers les frais, il est
regrettable que de nombreux pays – comme le nôtre – en aient profité pour faire
régresser les garanties procédurales des enfants les plus fragiles : les
mineurs non accompagnés. » Par ailleurs, si le texte mentionne une
obligation d’enregistrement de l’interrogatoire de l’enfant, il prévoit
également la possibilité d’y déroger en consignant l’interrogatoire sous une autre
forme appropriée. En outre, bien que la présence de l'avocat soit rappelée,
« pour obtenir l’adhésion de tous les États membres »
certaines dérogations à l’assistance de l’avocat sont énoncées, a regretté
Dominique Attias, notamment quand l’assistance n’est pas proportionnée au
regard des circonstances et compte tenu de la gravité de l’infraction pénale
alléguée. Bien que cette absence d’avocat doive être exceptionnelle et
temporaire, uniquement dans la phase préalable du procès, pour l’ancienne
vice-présidente du barreau de Paris, il s’agit d’une entorse grave. Elle relève
toutefois dans cette directive 2016/800 un progrès sur l'accompagnement, avec la présence des parents et la
création d’un adulte approprié – droit mentionné dans le CJPM. Mais selon Dominique Attias, il reste encore beaucoup à
faire pour améliorer les droits des enfants au niveau de l’Union européenne,
notamment en matière de détention, présentée par la directive comme une mesure
de dernier ressort. Pour la présidente de la FBE, l’Europe doit aller plus
loin : « la détention ne devrait pas exister pour les enfants,
encore moins avant jugement ».
À travers son propre prisme de juge à la Cour européenne des droits de
l’homme, Mattias Guyomar, également intervenu lors de cette table ronde, a mis
en exergue que les avocats étaient à la fois acteurs et sujets de la Convention
EDH. « C’est vous qui permettez aux ordres juridiques internes d’être
irrigués par les exigences de la Convention. Mais vous êtes aussi titulaires
comme avocats d’un certain nombre de droits garantis par la Convention. Vous
êtes au cœur de notre jurisprudence », s’est-il adressé à la
profession. L’avocat, a-t-il assuré, est la condition nécessaire « du
droit d’avoir des droits ». « Une personne poursuivie se trouve
toujours dans une situation d’asymétrie, c’est l’avocat qui permet de rétablir
l’équilibre. » Mattias Guyomar a également indiqué que la
jurisprudence de la Cour fait un lien constant entre droits procéduraux et
droits matériels, et a constaté une interdépendance entre les deux. « Le
procédural n’est pas hors sol, mais toujours au service du droit de fond. »
Vers une meilleure
protection des migrants
Deuxième sujet de cette journée de colloque : la protection des
migrants. Sur ce point, Hélène Fontaine n’a pu que constater l’échec de la
politique migratoire en Europe et le non-respect des droits fondamentaux des
migrants. L’ancienne présidente de la Conférence des bâtonniers et ancienne
bâtonnière de l’Ordre des avocats du barreau de Lille est revenue sur le
« Pacte sur la migration et l’asile », présenté le 23 septembre 2020 par la Commission européenne. Ce
projet de réforme de la politique migratoire contient plusieurs propositions
législatives et recommandations dans le but de répondre aux insuffisances du
cadre juridique actuel, avec une approche plus globale de la gestion de
l’asile. Cependant, ce Pacte, aujourd’hui étudié par le Parlement européen,
fait l’objet de critiques, accusé de privilégier une approche sécuritaire au
détriment du respect des garanties procédurales des demandeurs d’asile, a
résumé Hélène Fontaine. Dans le viseur, notamment, une proposition qui se
focalise sur la prévention des arrivées aux frontières de l’UE et propose le
développement de partenariats pour exécuter plus efficacement les retours et
déléguer aux pays tiers la gestion de l’asile et les contrôles aux frontières.
« Pour certains, le fait d'externaliser la politique migratoire
pourrait accentuer les refoulements illégaux et les détentions arbitraires »,
a rapporté l’ancienne présidente de la Conférence des bâtonniers. Autre mesure
pointée du doigt : le Pacte prévoit l’adoption d’un nouveau règlement pour
créer un système de filtrage des ressortissants de pays tiers. Cette procédure
s’effectuerait sans que les personnes ne soient considérées comme étant sur le
sol de l’UE, et ce en application du principe de fiction juridique de non
entrée. « Les autorités pourraient orienter les demandeurs d’asile vers
une procédure accélérée de 12 semaines qui serait automatiquement applicable aux migrants dont la
nationalité totalisait moins de 20 % du taux de protection de l’UE. Mais
les dispositions actuelles ne prévoient ni de mécanisme de contrôle indépendant
ni un accès des avocats dans ces zones », a indiqué
Hélène Fontaine.
Toujours sur ce Pacte, Laurence Roques, membre du Conseil national des
barreaux, présidente de la commission Libertés du CNB et avocate au barreau du
Val-de-Marne, a mis en évidence qu’alors que le texte ne prévoit pas
d’assistance juridique, il envisage en revanche que les États membres mettent
en place des garanties suffisantes pour assurer l’indépendance d’un mécanisme
de contrôle destiné à évaluer leurs pratiques aux frontières de l’UE. « En
réalité, si on veut qu’il y ait un vrai mécanisme indépendant, on ne laisse pas
les États membres choisir comment ils vont garantir cette indépendance »,
a martelé Laurence Roques. À son sens, le mécanisme devrait inclure
obligatoirement dans sa composition des organisations internationales
indépendantes : ONG, autorités administratives indépendantes, médiateurs,
à qui il faudrait accorder un droit de visite inopiné. « Si les
rapports sont effectués sur la base de visites organisées, cela ne va pas
donner grand-chose. Leur force viendrait de visites inopinées, éventuellement
avec des journalistes. De plus, rendus publics, ils obligeraient les États à se
justifier. »
Par ailleurs, pour garantir les droits fondamentaux des migrants,
Laurence Roques a réclamé « la fin des pays sûrs ». Pour tous
les ressortissants de pays dits « sûrs » (pays dont font
pourtant partie l’Afghanistan et la Syrie), soit la majorité de ceux qui
arrivent aux frontières, il faut en effet rapporter la preuve que leur pays
n’est pas sûr pour eux. Insensé, a jugé la présidente de la commission Libertés
du CNB.
En France, la profession a délivré ses propositions pour améliorer la
protection des droits des migrants dans un rapport sur le fameux Pacte
asile/immigration. Elles visent notamment le droit à l’assistance d’un avocat,
le droit à pouvoir s’entretenir dans un lieu qui assure la confidentialité –
car certains camps n’assurent plus cette confidentialité, a reproché Laurence
Roques – ou encore l’accès complet au dossier. De son côté, le Conseil des
barreaux européens a réalisé une consultation auprès de tous ses États membres
pour dresser un état des lieux de la question de l’assistance juridique et de
l’aide juridique dans chacun d’entre eux, a rapporté Noemí Alarcón Velasco,
présidente du Comité Migration du CCBE. Pour cette avocate au barreau de Malaga
(Espagne), il est « important de travailler sur des dénominateurs
communs ». En outre, depuis la création des hot spots aux frontières
en 2016 pour empêcher l’entrée des étrangers,
le CCBE a lancé l’idée d’un « cordon judiciaire d’avocats », a
expliqué Laurence Roques : des avocats de l’urgence pour permettre aux
migrants de connaître et d’accéder à leurs droits grâce à des avocats
bénévoles. En effet, à Lesbos, les étrangers arrivent dans des camps
externalisés, et, spécificité du droit grec, il n’est pas prévu d’assistance
juridique à l’arrivée dans ces camps. L’initiative du Conseil des barreaux
européens a débouché sur la création de l’association ELIL, pour « European
Lawyers in Lesvos », laquelle a
accueilli le CNB au sein de son conseil d’administration. « Une demande
d’asile, pour avoir des chances d’aboutir, doit être bien rédigée. Elle doit
pointer les risques précis encourus par ces migrants », a témoigné
Laurence Roques. Si ELIL permet une assistance rapide, elle apporte également
un suivi à ces personnes, notamment pour effectuer les recours nécessaires.
Face à la mobilisation des avocats, Leyla Kayacik, représentante
spéciale de la Secrétaire générale sur les migrations et les réfugiés au
Conseil de l’Europe, a assuré que l’organisation intergouvernementale prenait
elle aussi le sujet à bras le corps. Entre autres, via l’adoption d’un plan
d’action 2021-2025 sur la protection des personnes vulnérables dans le contexte des
migrations et de l’asile en Europe. « Nous avons par ailleurs récemment
adopté des lignes directrices sur l’efficience et l’efficacité des systèmes
d’aide judiciaire dans les domaines du droit civil et droit administratif, et
avons également élaboré un guide sur le placement en famille d’accueil
d’enfants non accompagnés ou séparés. Enfin, notre recommandation sur la
détermination de l’âge des mineurs est en voie de finalisation, tout comme
notre recommandation sur les femmes migrantes réfugiées et demandeuses d’asile »,
a-t-elle fait savoir.
La RSE, « enjeu
essentiel » pour la profession
La responsabilité sociétale des entreprises (RSE) était également au
cœur des discussions, le 12 janvier dernier. Laurent Martinet, vice-président du Conseil national
des barreaux, avocat au barreau de Paris, a souligné que si la RSE était auparavant
volontariste, elle apparaît aujourd’hui « beaucoup plus normée »,
et donne lieu à des obligations juridiques : reporting, prévention des
risques de corruption, etc.
Pour Pascal Durand, eurodéputé et avocat au barreau de Paris, il est
« primordial de faire en sorte que le marché intérieur européen ait des
règles qui soient les mêmes pour tout le monde ». « On essaie
de construire des normes claires, non arbitraires, acceptables et acceptées,
partagées. » Le Parlement européen avait ainsi présenté en mars 2021 un texte sur le devoir de vigilance en
matière de droits environnementaux et humains dans les chaînes de valeur. En
dépit de plusieurs reports dus notamment à la résistance de certains États
membres, la Commission européenne devrait bientôt présenter un projet de
directive européenne sur ce sujet. Objectif : « s’assurer que tous
les pays de l’Union et les entreprises des pays tiers contribuent aux enjeux de
durabilité et de transition écologique que l’Union s’est fixés », a
précisé le commissaire européen à la justice, Didier Reynders, dans une vidéo
diffusée lors de la table ronde. Ce texte est une bonne nouvelle, a estimé
Tiffany Conein, vice-bâtonnière au barreau de Strasbourg : la loi
française sur le devoir de vigilance (2017) ne prévoyant pas de mécanisme de
sanction, la directive pourra venir combler cette lacune. La Commission européenne planche également sur la
création, pour les entreprises, d’un régime européen de responsabilité, aussi
bien environnementale que sociétale. « Cela permettra de répondre à la
demande des citoyens européens pour que les biens et services qu’ils achètent
soient produits dans le respect des droits humains, qu’ils soient inscrits dans
la Convention internationale, et qu’ils ne menacent pas l’environnement »,
a détaillé Didier Reynders. Deux dossiers
au sujet desquels les avocats vont tenir « un rôle crucial »,
a-t-il garanti.
Un rôle de conseil, d’abord, en aidant les entreprises à mettre en œuvre
leurs obligations, en apportant leur expertise. « Mais au CNB, nous
constatons que le rôle de l’avocat dans ce processus est très limité, car
l’entreprise ne va généralement faire appel à lui qu’en cas de mise en demeure,
que si sa responsabilité est engagée », a nuancé Laurent Martinet.
L’avocat est donc, jusqu’alors, peu présent en amont, dans l’identification des
risques. Pourtant, pour Marion Couffignal, avocate au barreau de Paris et
présidente de la Commission droit et entreprise du CNB, se saisir de ces
questions est un « enjeu essentiel pour la profession ».
« Il faut travailler pour s’approprier cette norme et les prestations
qui vont avec, et que nous soyons pertinents dans la construction d’une offre
de services adressée à nos clients dès le départ ; pas uniquement au
moment du contentieux. » Selon Marion Couffignal, cela permettra de
positionner l’avocat comme acteur incontournable dans la société civile :
« La RSE est une démarche qui a vocation à être vertueuse : il est
important que les professionnels accompagnent les entreprises pour s'améliorer
sur un plan sociétal, environnemental. » D’autant que certains
professionnels tels que les commissaires aux comptes se sont déjà emparés du
sujet, a observé Tiffany Conein. « Mais nous avons des compétences et
un angle d’attaque différents. Les risques juridiques, par exemple, font partie
des aspects que l’on peut aborder de façon plus complète que d’autres
professionnels. » Par ailleurs, Pascal Durand est convaincu que
le reporting non financier a vocation, à terme, à avoir au sein de l’entreprise
la même importance que le reporting financier. L’eurodéputé imagine
ainsi possible – et souhaitable – « que les avocats puissent certifier
des bilans en extra-financier ».

L’avocat a également son rôle à jouer en tant qu’acteur de la RSA, a
fait remarquer Laurent Martinet. « Nous sommes nous aussi parties
prenantes, bien que cela ait été longtemps ignoré par nos cabinets d’avocats,
pourtant assimilés à des entreprises au sens du droit de l’UE. Aujourd’hui, la
RSE est une préoccupation de plus en plus croissante au sein de la profession »,
a affirmé le vice-président du CNB. En 2017, le Conseil national des barreaux a
ainsi publié une Charte de l’avocat citoyen responsable. Mise à jour en
novembre, elle contient plusieurs lignes directrices et propose un outil d’autodiagnostic,
« pour que les cabinets sachent où ils en sont dans leur démarche RSE »,
a informé Marion Couffignal.
Procédures
bâillons : mieux lutter contre l’intimidation judiciaire
Parmi les problématiques sur lesquelles les avocats
veulent se faire entendre : la lutte contre l’intimidation
judiciaire, ultime thématique de la
journée de débats. Sur ce point, Kristina Kruger : ancienne bâtonnière de
l’Ordre des avocats du barreau de Strasbourg, a tiré la sonnette
d’alarme : les poursuites bâillons sont un phénomène qui s’accentue. Ces
pratiques consistent, pour les pouvoirs publics ou des intérêts privés, à
mettre en œuvre des moyens légaux (actions civiles, pénales, procédures en
diffamation) pour faire pression sur des groupes qui dénoncent leurs agissements,
que ce soient des journalistes, des militants, des ONG, des avocats, en bref,
« toute personne qui exerce un rôle de vigilance, de lanceur d’alerte,
pour la défense des intérêts publics ». Le but : paralyser leur action
en les affaiblissant par des demandes d’indemnisation extravagantes ou les
entraîner dans des procédures judiciaires coûteuses où ils sont contraints
d’assurer leur propre défense. Kristina Kruger s’est inquiétée d’un « vrai
dévoiement de notre système légal et judiciaire démocratique, avec des
atteintes manifestes à la liberté d’expression ou d’information ».
Pourtant, les instances européennes ne restent pas inertes : la Commission
européenne a inclus les poursuites bâillons dans son plan d’action pour la
démocratie 2021, et un groupe de travail a été créé, avec une feuille de route
portant des mesures pour 2022, suite à consultation publique à laquelle le CNB
européen a participé. La CCBE, à travers le comité sur l’accès à la justice,
participe aux travaux du groupe d’experts à la Commission et œuvre pour que les
avocats soient inclus comme victimes des poursuites bâillons. Quant au
Parlement européen, ce dernier a adopté, le 11 novembre 2021,
une résolution avec des propositions de sanctions. Malgré tout, « on
note que ce phénomène s’amplifie », a déploré Kristina Kruger, qui a
invité les institutions européennes à poursuivre leurs efforts contre ces abus.
« Comment une action en justice peut-elle
être l’objet même d’une injustice ? Comment un débat judiciaire peut-il
avoir pour but non pas la recherche de la vérité et un échange contradictoire,
mais pour seul objet de harceler, ruiner parfois, en tout cas décourager et
faire taire la partie adverse ? » s’est indigné Matthieu
Boissavy, avocat au barreau de Paris et vice-président de la Commission
libertés et droits de l’homme du CNB.
Pawel Juszczyszyn, juge au tribunal régional
d’Olsztynie, a évoqué le cas préoccupant de la Pologne, où des magistrats sont
victimes d’intimidation judiciaire, comme cela a été son cas. Pour que son auditoire puisse bien saisir l’ampleur
du problème, le juge est d’abord revenu sur le contexte. Car actuellement, en
Pologne, la situation en termes d'État de droit est critique. Depuis 2015, le
pays a enregistré une série de réformes contraires à la Constitution polonaise
et aux principes fondamentaux des droits de l’Union et de la Convention EDH.
« Aujourd’hui, en Pologne, il n’y a plus de Cour constitutionnelle
indépendante. Elle est désormais formée de magistrats illégalement nommés par
le pouvoir en remplacement de personnes légalement élues. Pire :
actuellement, l’ensemble du parquet polonais est complètement politisé et à la
botte du pouvoir, sous la coupe du ministre de la Justice », a exposé
Pawel Juszczyszyn, qui est également revenu sur la politisation du Conseil
national de la magistrature. En mars 2018, la nomination des magistrats au sein
de cet organe a commencé à appartenir au Parlement polonais, et un arrêt de la
Cour de justice de l’UE de 2019 a considéré que ce tribunal n’était
pas un organe indépendant et impartial, et qu’il fallait contrôler si les
décisions étaient rendues par organe indépendant et impartial. « J’ai
été le premier à avoir appliqué cet arrêt de la CJ en ma qualité de juge qui a
eu à statuer sur une affaire de ce type. Je me suis appliqué à examiner
l’indépendance de l’organe qui avait rendu la décision en première instance.
J’ai demandé aux instances supérieures de me fournir la liste des signatures de
soutien à la nomination du juge qui avait rendu cette décision. Quelques jours
plus tard, je recevais une information de la part du ministre de la Justice
m’indiquant que j’étais révoqué de ma fonction de juge et que je devais être
rabattu auprès du tribunal d’instance inférieur », a témoigné Pawel
Juszczyszyn. Le lendemain, le juge a saisi les médias et fait savoir que le
droit à un procès équitable lui semblait plus important que sa situation
personnelle. « J’ai indiqué qu’un juge ne devait pas avoir peur des
politiques et j’ai incité mes collègues juges à faire comme moi. Deux jours
après, j’ai reçu la visite d’un porte-parole de la chambre disciplinaire qui
m’a notifié des poursuites disciplinaires. Le président de mon tribunal, membre
du Conseil national judiciaire, m’a suspendu pour un mois, via une procédure
exceptionnelle généralement utilisée quand un magistrat est coupable de faits
le rendant indigne d’être juge. » Au final, la chambre disciplinaire a
définitivement écarté Pawel Juszczyszyn de sa fonction de juge. En Pologne, une
nouvelle loi empêche aujourd’hui les juges de vérifier l’impartialité et
l’indépendance des organes qui rendent les décisions.
« À la différence de l’exemple polonais, en
France, l’intimidation judiciaire n’est pas forcément le fait d’un
gouvernement : cela peut être le fait d’un avocat qui porte plainte au
pénal contre un autre avocat, le fait d’une perquisition consécutive au dépôt
de cette plainte pénale, si bien que la réplique qui s’impose est
nécessairement judiciaire, car l’État de droit en France permet cette réplique
judiciaire qui n’existe pas en Pologne », a indiqué Vincent Nioré. Le
vice-bâtonnier du barreau de Paris avait lui-même fait l’objet de poursuites
disciplinaires en tant que délégué du bâtonnier de Paris aux perquisitions, fin
2019. La procureure générale de Paris, Catherine Champrenault, lui reprochait
d’avoir tenu des propos « insultants » et « outrageants »
à l’égard de trois magistrats instructeurs et d’un représentant du ministère
public, lors d’une audience devant le juge des libertés et de la détention en
2019. Le 22 juillet 2020, le conseil de discipline de l’Ordre
des avocats de Paris avait finalement mis Vincent Nioré hors de cause.
Responsable des affaires juridiques de l’ONG
Reporters sans frontières, Paul Coppin a pour sa part évoqué l’intimidation
judiciaire à l’égard des journalistes. Toutes les procédures judiciaires contre
les journalistes ne sont pas des procédures abusives, a-t-il cependant
immédiatement nuancé : « Ils sont responsables de leurs propos, et
le droit d’expression connaît des restrictions légitimes. » Mais un
grand nombre de procédures sont engagées par des entreprises et entités
publiques qui font l’objet d’enquêtes par des journalistes, cherchant à
dissuader la profession d’enquêter. Pour Paul Coppin, ces procédures sont des
abus du droit, car il n’y est pas fait recours pour reconnaître qu’un droit a
été violé, mais pour détourner les procédures existantes. « Les
procédures bâillons sont l’arme favorite des riches et des puissants pour
exercer des représailles contre tous ceux qui s’expriment sur eux »,
a-t-il assuré. Souvent, les journalistes ne sont pas condamnés : les juges
connaissent l’intérêt public de l’enquête des journalistes. « Pour
autant, le mal est fait. Le journaliste aura dépensé de l’énergie, du temps, de
l’argent qu’il ne peut pas dépenser pour exercer son métier. Cela peut ruiner
le journaliste et tuer un média », a averti Paul Coppin. Un constat
préoccupant, à l'heure où les journalistes sont précaires et la santé des
médias fragile, et un problème « pour le droit du public à l’information
et pour la démocratie », a-t-il estimé. Ainsi, en Bulgarie, deux
journalistes qui se sont vus poursuivis récemment pour avoir publié un article visant
le comportement d’un juge, ont été condamnés à 30 000 euros
de dommages et intérêts. Une somme particulièrement conséquente « pour
un petit média d’investigation indépendant ». Si les exemples sont
légion, les « petits » médias ne sont pas les seules cibles de
l’intimidation judiciaire. Reporters sans frontières en sait quelque
chose : l’ONG a été attaquée devant les prud’hommes pour avoir publié, en
novembre dernier, un documentaire sur Vincent Bolloré dans lequel un ancien
journaliste de Canal+ décrit les méthodes de management de l’industriel.
Éloquent.
Bérengère
Margaritelli