Début juin, lors d’une table ronde organisée par la délégation aux droits des femmes et à l’égalité, psychologue, sexologue, chirurgienne plasticienne, gynécologue et sexothérapeute se sont exprimés sur les effets de la pornographie, dont le premier accès, souvent involontaire et à un âge très précoce, peut s’assimiler à un « viol psychique ». Face à une vision déformée du sexe et de la sexualité qui a tendance à s’imposer comme la norme, tous ont rappelé l’importance de la prévention et de l’éducation dès le plus jeune âge.
Rapport accablant du New Yorker sur les failles du système de modération du leader des vidéos pour adultes PornHub, mise en examen du propriétaire du site Jacquie et Michel… L’industrie de la pornographie est dans le viseur ! C’est dans ce contexte que quatre sénatrices de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité mènent, depuis plusieurs mois, des travaux sur l’impact de la pornographie, dont la consommation, massive, représenterait un tiers du trafic Internet mondial – deux « Gafa du sexe » font d’ailleurs partie des 15 sites web les plus visités au monde.
Pour nourrir son étude, le groupe a organisé au Sénat, début juin, une table ronde sur le sujet, conduite par Annick Billon, présidente de la délégation. Objectif, selon la rapporteure Laurence Cohen : « attirer l’attention des pouvoirs publics et faire en sorte que nos recommandations puissent changer les choses ».
Premier contact à 9 ans
Psychologue clinicienne, Maria Hernandez-Mora est spécialisée dans les additions sexuelles et cybersexuelles et a fondé l’association « Déclic - Sortir de la pornosphère ». Elle tire la sonnette d’alarme : des études scientifiques internationales montrent que la consommation de vidéos pornographiques a des conséquences dès le plus jeune âge. Et les chiffres font froid dans le dos : en moyenne, les enfants accéderaient pour la première fois à des contenus explicites à l’âge de 9 ans, rapporte Maria Hernandez-Mora. Difficile d’obtenir des statistiques certaines, mais 40 à 70 % d’entre eux tomberaient dessus « de manière accidentelle ou involontaire ». Or, il s’agit d’images « traumatiques » pour des « cerveaux immatures, dans leur développement neuronal, incapables d’analyser et de prendre du recul face aux images observées », alerte la psychologue. La sexualité, auparavant source de curiosité infantile, devient ainsi objet de dégoût et de fascination en même temps. « Choqué, l’enfant est amené à regarder de nouveau afin de pouvoir interpréter et comprendre. Avant même qu’il ne fasse l’expérience de son corps, de ses pulsions, d’une sexualité réelle avec un vrai “autre”, il fait donc l’expérience du sexe dur, violent, où la femme est un objet de consommation, où les dimensions constitutives d’une sexualité saine sont absentes. » Selon Maria Hernandez-Mora, ce contact précoce équivaut à un véritable « viol psychique », puisqu’il envahit la pensée et l’imaginaire de l’enfant et laisse des traces mnésiques dans le cerveau. « Tous mes patients se souviennent de leurs premières images », se désole-t-elle.
« J’ai un stock d’images sales qui me polluent la tête », lui a par exemple confié un de ses patients. « Quand une personne consomme de la pornographie, ses capacités attentionnelles sont totalement absorbées et le corps fortement activé. La personne se trouve dans une vision-tunnel où ce qui l’entoure n’est plus perçu et le contenu est alors ingurgité par le cerveau sans filtre ni recul, se fixant fortement dans la mémoire », explique la psychologue. Des études réalisées en neuro-imagerie montrent ainsi que les circuits neuro-cognitifs sont atteints. Les neurones en jeu depuis tout bébé pour apprendre par mimétisme sont activés, ce qui favorise la reproduction de comportements pornographiques et la réduction de l’empathie. Par ailleurs, le cortex préfrontal, partie qui se charge de la prise de décision, de la capacité à utiliser la volonté et à maintenir la concentration, est elle aussi altérée. Fatalement, donc, « cet impact dans le cerveau de l’enfant comme de l’adulte modifie la manière dont il vit sa relation à la sexualité ».

Table ronde organisée par la délégation aux droits des femmes et à l’égalité du Sénat
La pornographie, une drogue ?
D’autant qu’à l’arrivée de la puberté, au réveil des pulsions sexuelles, les jeunes qui ont déjà eu accès à la pornographie vont avoir tendance à « y replonger afin de se réguler et de répondre dans le secret au désir sexuel pas encore contrôlé, souvent envahissant », indique Maria Hernandez-Mora. L’adulte en devenir qui se construit en étant nourri par les schémas du X aurait ainsi plus de risques de développer une addiction par la suite. Ce processus addictif, la communauté scientifique le désigne avec précaution sous l’expression d’ « usage problématique de pornographie ». À ce sujet, les études internationales de prévalence fluctuent : certaines établissent que 3,5 à 6 % de la population adulte seraient concernés, quand d’autres évoquent plutôt une fourchette entre 12 et 17 %. En France, il n’existe aucune recherche de ce type. Dans le cadre de sa thèse doctorale, la psychologue a donc pris le sujet à bras-le-corps en lançant sa propre étude, laquelle met en évidence 11 % d’hommes addicts. En dépit de l’intervalle, « les chiffres montrent un taux d’usage problématique très élevé », insiste-t-elle.
Cet usage est d’autant plus facilité que la pornographie, considérée par certains chercheurs comme une drogue, peut être consommée dans l’anonymat, quasiment en tout lieu et en toute circonstance, de manière (souvent) gratuite et infinie ; ce qui la rend particulièrement addictogène. Un neuroscientifique américain de l’université de Los Angeles parle de « cocaïne numérique », tant les processus cérébraux sont similaires à ceux en œuvre lors de l’assimilation de substances. « La pornographie active un puissant mécanisme cérébral : le système de récompense », précise Maria Hernandez-Mora. « Chez certains, ça rentre par le nez ou les veines, moi, ça me rentre par les yeux » lui a déjà glissé un patient de 24 ans.
Perte de contrôle, envahissement de la pensée, irritabilité, colère, anxiété, dépression, sentiment de honte, dégoût de soi, perte de confiance en soi et en autrui, difficulté à l’intimité… Les symptômes de ces usages problématiques sont divers. « Malheureusement, ces personnes tardent à trouver une aide pertinente, car l’offre de soins est quasiment inexistante. Il y a un besoin de santé pour lesquelles les réponses cliniques ne sont pas encore à l’œuvre », déplore la psychologue. Alors qu’il existe en France plusieurs centaines de structures du service public ou bien privées dédiées aux addictions « traditionnelles », « pour la dépendance pornographique, on peut compter sur les doigts d’une main les services qui prennent en charge spécifiquement cette problématique ». Pourtant, l’IFOP a montré qu’un Français sur quatre consomme de la pornographie toutes les semaines. La pornographie en ligne cumule plus de visites que Twitter, Amazon et Netflix réunis, bref, « aucun autre produit culturel de masse n’a une entrée dans nos vies aussi abyssale, puisque cette industrie cible le circuit cérébral le plus puissant chez l’être humain : la sexualité », résume Maria Hernandez-Mora. Pour la psychologue, la pornographie relève d’une problématique de santé publique et nécessite « prévention et prise en charge ». Il est urgent, selon elle, que soient instaurées des actions de sensibilisation sur les risques de la pornographie et des schémas qu’elle véhicule, comme cela existe déjà pour les jeux, les accidents de la route, etc. En parallèle, la psychologue mise sur le déploiement de formations à l’adresse des professionnels de santé sur la prise en charge de cette addiction, mais aussi sur la mise en place d’une offre de soins spécialisée dans les centres d’addictologie, qui fasse l’objet d’une communication et d’un affichage en conséquence.
Une vision déformée de la sexualité et du sexe
Margot Fried-Filliozat, sexothérapeute, intervenante en éducation sexuelle et affective, relève que la pornographie est le seul lieu dans lequel nous pouvons être témoin de la vie sexuelle des autres. Au-delà d’une quête d’excitation, il peut aussi s’agir de se rassurer, de se comparer : « Nous avons besoin de savoir si nous sommes normaux, comment font les autres. » Or, la pornographie offre souvent une vision déformée de la sexualité, rappelle Maria Hernandez-Mora, qui précise que « les stimuli de la pornographie sont loin de ressembler à la réalité des sons, des organes génitaux et des temporalités des rencontres sexuelles réelles ». Ce décalage débouche parfois, pour les consommateurs, sur des conséquences cliniques sexologiques : dysfonctions érectiles, éjaculation retardée, vaginisme… « Parmi mes patients, beaucoup expriment des difficultés à avoir de la satisfaction sexuelle avec leur partenaire. Ils ont besoin d’amener à leur imaginaire des images pornographiques et de se mettre à distance du ou de la partenaire pour pouvoir avoir des réactions corporelles. Certains ont besoin de reproduire des scénarios pornographiques. Cela empêche la personne de vivre une sexualité en fonction de ses désirs, de ses valeurs et de ses projections », développe la psychologue.
Cette discordance avec la réalité, la chirurgienne Catherine Bergeret-Galley, première vice-présidente de la Société française des chirurgiens esthétiques plasticiens (SOFCEP), la constate elle aussi dans sa pratique. Elle travaille depuis 25 ans sur les réparations de l’appareil génital et indique être parfois consultée par des hommes et des femmes « désemparés » : « Des hommes viennent me voir car ils sont persuadés d’avoir un micro-pénis. Or, c’est très rare ! Je dois leur expliquer que ce qu’ils voient sur Internet, ce n’est pas la réalité, et que l’on peut avoir une sexualité accomplie avec un pénis d’une taille raisonnable. » De la même façon, des femmes se plaignent de leurs sexes, pourtant normaux, en estimant qu’ils ne le sont pas. « Or, il existe des variations anatomiques dans les organes génitaux, et il convient de respecter cette diversité, et de respecter leur fonction », souligne Catherine Bergeret-Galley. Cette dernière a d’ailleurs été confrontée à des patientes qui, auparavant avaient eu recours à des chirurgies extrêmes. « Une patiente avait été complètement excisée de ses grandes et petites lèvres après deux interventions », se remémore-t-elle.
Pour éviter ces mutilations, mais aussi certaines pratiques sexuelles violentes à risque pour l’appareil génital, la chirurgienne se demande s’il ne serait pas envisageable que les industriels du X se rapprochent des chirurgiens pour être sensibilisés à la question.
Consommation de pornographie et violences sexuelles
La violence, justement, est un autre sujet de préoccupation pour les spécialistes qui s’intéressent aux répercussions de la pornographie. 80 % des adolescents consommateurs reproduiraient un ou plusieurs comportements sexuels agressifs, affirme Maria Hernandez-Mora. La consommation de pornographie aurait en effet de nombreuses implications sociales telles que le sexisme, le renforcement des stéréotypes, la misogynie ou encore les violences envers les femmes.
« Le porno rend acceptable, banalise la violence, et transmet un message selon lequel peu importe ce que l’on fait à la femme, elle aime cela et en re-demande. L’association violence/plaisir est courante dans ces contenus et peut être transposée dans la vie réelle », explique la psychologue. Certains de ses patients lui racontent d’ailleurs qu’ils ont souvent besoin d’ajouter une « sorte de violence » à leurs échanges sexuels, sinon leurs corps n’arrivent plus à atteindre l’excitation nécessaire. « Des études montrent que la pornographie active les mêmes circuits et structures cérébrales que la cocaïne. Dans les deux cas, la personne qui en consomme a besoin d’ajouter des doses d’intensité et de fréquence pour atteindre le plaisir recherché ». Dans ce cadre, elle peut être amenée à une escalade de contenus choquants, en quête de dopamine, substance cérébrale en charge du plaisir. Margot Fried-Filliozat renchérit : « On sait que le cerveau humain est attiré par le choquant. C’est comme un accident sur l’autoroute : on n’a pas vraiment envie de voir si quelqu’un est mort, s’il n’y a pas un bras qui traîne, mais on ne peut pas s’en empêcher. Les réalisateurs l’ont bien compris et se sont lancés dans une course folle pour exister sur la toile. Il y a tellement de contenus que si on ne fait pas quelque chose de plus choquant, de plus novateur, de plus violent que les autres, on tombe dans le “pas très intéressant” », développe la sexothérapeute.
Les contenus visionnés peuvent donc envahir les comportements sexuels. À ce titre, l’érotisation de la violence conduit « à la déconnexion morale et empathique, et à des conséquences lourdes dans sa vie relationnelle ». Au-delà, « La pornographie constitue parfois une exhibition d’un acte délictueux : viol, pédopornographie, violence… qui provoque parfois du plaisir chez la personne qui la regarde », avertit Maria Hernandez-Mora. En Espagne, par exemple, depuis l’apparition du smartphone dans le courant des années 2000, le nombre de violences sexuelles s’est accru de manière exponentielle.
« Il faut soutenir l’épanouissement »
« Certes il faut combattre les violences, mais surtout, il faut soutenir l’épanouissement », appuie Margot Fried-Filliozat. La sexothérapeute constate que dans la pornographie, l’approche de la sexualité est rarement épanouissante. Il y est peu question de tendresse et de communication, et surtout, la sexualité reste centrée autour du plaisir de l’homme. « Jamais ou rarement, une femme va exprimer un désir », note-t-elle. Cela vient à son sens renforcer l’idée de devoir conjugal : en tant que femme, « je dois satisfaire, je suis au service de ». « C’est une croyance implicite chez mes patientes ; elles n’ont pas l’impression de désirer car elles ne s’en sentent pas le droit. Même s’il ne s’agit pas de viol au sens légal, quelle souffrance de se forcer toute sa vie pour faire plaisir ! »
Margot Fried-Filliozat invite à reconsidérer la signification du consentement, à réfléchir à « ce que veut dire un vrai oui ». À son sens, le consentement, « ce n’est pas seulement dire “non”, c’est savoir ce qu’est le “oui”. Pour cela, nous avons besoin d’une représentation de la sexualité en dehors de la pornographie, où l’on peut se poser la question de ce dont on a envie, de ce qui nous ferait du bien », insiste la sexothérapeute. Celle-ci plaide pour l’apprentissage de l’intelligence intime : connaître son corps, son fonctionnement ; savoir être en contact avec ses émotions, communiquer avec l’autre, « sans quoi le consentement ne peut être valide ». « Si l’on ne peut pas pleinement empêcher le porno – et je ne sais même pas si ce serait la solution – il faut davantage éduquer aux questions de consentement et de sexualité. Car lorsqu’on forme sa sexualité à partir d’un écran, on n’apprend pas à être en contact avec son propre corps. Dire ce dont on a envie, ce dont on a besoin, cela se construit dès la plus jeune enfance ».

L’éducation à la sexualité ailleurs que sur Internet
Problème : la pornographie est aujourd’hui majoritairement le lieu de l’éducation sexuelle, déplore le gynécologue-obstétricien Israël Nisand. Ce dernier pointe « l’absence quasi-totale d’informations » sur la sexualité à l’école. Annick Billon opine : l’éducation sexuelle est totalement « à géométrie variable » selon les établissements scolaires et en fonction du « degré d’acceptation de la direction, des enseignants et des parents d’élèves », ajoute la présidente de la délégation aux droits des femmes. Prenant la place laissée vacante, ces contenus explicites « désinforment », affirme Israël Nisand, qui s’indigne que « les jeunes découvrent la sexualité sous une forme imposée, à travers un prêt-à-porter sexuel. » Pour lutter contre cette « désinformation », depuis 30 ans, le professeur Nisand se rend deux heures par semaine dans les collèges et fait de l’information à la sexualité, car « un adolescent de 14 ans n’a pas l’esprit critique, la distance nécessaire pour analyser et critiquer ce qu’il voit, ce qu’il entend. Pour lui, c’est la vérité ». En écho, Laurence Cohen rapporte une anecdote confiée par le professeur de SVT d’un collège visité par la délégation. Lors d’un cours, ce dernier avait utilisé une planche représentant un corps féminin avec des poils pubiens. Plusieurs ados avaient alors désigné l’illustration en disant : « Mais Monsieur, c’est n’importe quoi, il n’y a pas de poils à cet endroit ! » La sénatrice regrette que les jeunes aient accès « à des fake news sans possibilité de les contredire ».
« Devant la défaillance des pouvoirs publics de faire leur travail d’éducation à la sexualité, la pornographie éduque nos enfants et confronte les jeunes à une sexualité réduite à une technique sexuelle », fustige le gynécologue, qui invite l’Éducation nationale à s’emparer du sujet. Laurence Cohen abonde : il faut donner des moyens et former les professeurs. Néanmoins, « tout ne peut pas être que du ressort de l’école », estime-t-elle. En mars dernier, la Région Île-de-France a lancé, à destination des jeunes, de leurs familles et du personnel éducatif, une campagne de sensibilisation aux dangers de cette exposition autour du message « Le porno, c’est pas la réf », nom du compte Instagram dédié. Une initiative qui pourrait être démocratisée. Du côté de la loi, et depuis le 30 juillet 2020, l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) a la possibilité de mettre en demeure des sites de prendre des mesures pour interdire leur accès aux mineurs ; sans quoi le régulateur des médias peut se tourner vers le président du tribunal judiciaire de Paris pour ordonner leur blocage. Toutefois, l’Arcom a reconnu début juin que la procédure était « complexe » – deux ans après sa promulgation, le dispositif n’est toujours pas appliqué. En raison d’une erreur de procédure, la justice examinera en septembre prochain seulement la demande de blocage de cinq sites pornographiques faite par le régulateur. Israël Nisand ne voit pas d’avancée sans une législation plus stricte : ces « images faites par les adultes, pour des adultes » sont encore trop aisément accessibles aux mineurs, qui n’ont souvent qu’à cocher la case « j’ai plus de 18 ans » à l’entrée du site Internet, sans avoir davantage à montrer patte blanche. Le gynécologue, « affligé par la passivité du monde politique » sur ce « désastre », propose qu’il soit imposé à tous les fournisseurs d’accès de vérifier l’âge sous peine d’amendes, voire de retrait de l’autorisation de diffuser.
En attendant, le 22 juin, la Commission nationale de l’informatique et des libertés a validé un outil mis au point par un informaticien, professeur à l’École polytechnique, permettant de vérifier l’âge des utilisateurs. « Ce système ne sera pas imposé aux sites pornographiques, mais sera en libre accès et gratuit (...) Les entités qui accepteront de jouer le jeu seront considérées comme conformes au droit français. Les autres devront se doter d’un mécanisme équivalent, aux exigences identiques », rapporte Le Point. À suivre, donc !
Bérengère Margaritelli