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Pourquoi le prince-régent Cyrille de Bulgarie fut-il exécuté d'une balle dans la nuque ?

Pourquoi le prince-régent Cyrille de Bulgarie fut-il exécuté d'une balle dans la nuque ?
Monastère de Rila, coeur spirituel de la Bulgarie. (c) Étienne Madranges
Publié le 20/07/2025 à 07:00

Notre chroniqueur nous fait revivre la fin tragique de celui qui dirigea brièvement le royaume de Bulgarie à la fin de la Seconde Guerre mondiale et qui connut après le coup d’État communiste dans ce pays de l’Europe de l’Est une fin barbare sans pouvoir se défendre et sans recours dans le cadre d’une épuration généralisée qui provoqua des milliers de morts.

Le 28 août 1943, le roi Boris III de Bulgarie décède. Issu de la famille de Saxe-Cobourg-Gotha, il avait succédé à son père Ferdinand 1er ayant abdiqué et laissant un pays au bord de la ruine. Contraint de se rapprocher de l’Allemagne au début de la Seconde Guerre mondiale, il avait refusé d’engager son armée au service d’Hitler et de l’Axe. Souverain charismatique, il se préoccupait des plus démunis et était très populaire.

À sa mort, son héritier, le dauphin Siméon II, n'a que six ans.

La régence du royaume est confiée le 9 septembre 1943 à Cyrille (Kiril), oncle du jeune nouveau roi. Ce frère cadet du monarque décédé était jusque-là toujours resté dans l’ombre de Boris. Cyrille est prince de Saxe-Cobourg-Gotha et prince de Preslav. Il descend du roi de France Charles X par sa mère, Marie-Louise de Bourbon Parme. Il est connu pour être un bon vivant, très populaire, fréquentant les cabarets et s’intéressant aux femmes, recherchant, selon ses dires, « la femme parfaite ». Il aime l’alcool… et le lait de bufflonne !

Il reçoit le pouvoir dans une période sombre et doit rapidement s’atteler à sa tâche.

Lieutenant-général de l’armée royale bulgare, il est grand-croix de l’ordre bulgare des Saints-Cyrille-et-Méthode, grand collier de l’ordre russe de Saint-Alexandre, chevalier de l’ordre bavarois de Saint-Hubert, chevalier de l’ordre suprême savoyard de la Très Sainte Annonciade, grand-croix de l’ordre serbe de l’Étoile de Karageorge.

Bien que baptisé dans la foi catholique, il fréquente le monastère de Rila, haut-lieu du christianisme orthodoxe, lieu de pèlerinages, chef-d'œuvre d’architecture aux incroyables fresques, centre spirituel et littéraire de la Bulgarie, emblème de la culture slave.

Ce monastère est également un lieu de recueillement pour la famille royale. Car le cœur de Boris III y est conservé.


Le prince régent Cyrille de Bulgarie (IA) et trois fresques du monastère de Rila. © Étienne Madranges

On lui adjoint deux co-régents, le professeur Bogdan Filov, ancien premier ministre, bien qu’à l’origine de lois antijuives, et le général Nikola Mihov, général d’artillerie et ministre de la Guerre.

Le régent se veut pacifiste et recherche le consensus. Mais l’action du Conseil de Régence va vite être écourtée.

En effet, en 1944, l’Union soviétique déclare la guerre à la Bulgarie, et le 9 septembre 1944, un coup d’État communiste renverse le régime. Les communistes bulgares signent un armistice avec les Russes.

Aussitôt accusés de trahison, Cyrille et les principaux dirigeants de Bulgarie sont arrêtés et incarcérés le 10 septembre.

Emmenés à Moscou, ils subissent de nombreux interrogatoires menés par le redoutable NKVD, organe central soviétique chargé de la sécurité d’État, qui cumule des pouvoirs de police et d’instruction judiciaire. Ils sont renvoyés à Sofia au bout de trois mois.

Le tribunal populaire et le procès

Le parti communiste bulgare, qui s’intitule « Front de la Patrie » (il ne sera dissous qu’en 1989), met en place un Tribunal du Peuple, composé de plusieurs chambres suprêmes et de chambres régionales.

Les « magistrats », juges et procureurs, n’ont pour la plupart aucune expérience judiciaire. Ils ont pour mission de juger, en réalité d’éliminer, l’élite politique, militaire, intellectuelle du royaume de Bulgarie.

Les audiences se tiennent dans les vastes locaux de l’université de Sofia.

Les chefs d’accusation retenus sont : collaboration avec l’Allemagne nazie, responsabilité de l’entrée en guerre aux côtés de l’Axe, répression politique d’opposants, persécutions, crimes contre la paix et contre l’État.

Cyrille fait face avec courage à ses juges. Il pense qu’il ne sera pas condamné ou qu’il n’aura qu’une peine minime. Il déclare à un journaliste : « Moi, en tant que capitaine, je ne voulais pas quitter le navire en perdition, parce que ce serait indigne de moi en tant que régent, en tant que descendant de chevaliers. Bien sûr, j’aurais pu m’échapper, c’était le plus facile… Seuls les scélérats et les lâches s’échappent ».

Mais le parti communiste de Moscou envoie des ordres écrits aux juges communistes bulgares : « Personne ne doit être acquitté… il ne doit y avoir aucune considération d’humanité ni de miséricorde ».

Les jugements sont donc fixés et écrits d’avance. Les droits de la défense sont limités. D’ailleurs, la plupart des avocats refusent de plaider.

Le 1er février 1945, les accusés sont condamnés à mort sans droit d’appel.

L’exécution

La procédure ne prévoit aucun recours mais seulement une exécution immédiate de la sentence.

150 000 personnes sont présentes dans le centre de Sofia et sont informées de la condamnation.

Les verdicts sont lus à la radio.

Une dispute intervient au sein du comité central du parti communiste pour déterminer le mode de mise à mort, certains optant pour la pendaison. La majorité (dont Fernand Kozovski, futur président de l’Assemblée nationale) recommande la méthode dite « bolchevique », à savoir un tir à bout portant à l’arrière de la tête.

Les condamnés sont enchaînés. On leur refuse tout dernier contact avec leurs épouses, leurs parents, leurs enfants, lesquels sont privés du droit de les accompagner. La présence d’un prêtre leur est également refusée.

Entassés dans des camions, ils sont conduits dans la nuit du 1er au 2 février 1945 à proximité du cimetière de la capitale et alignés au bord d’un cratère occasionné par une bombe.

L’exécution est sommaire. Auparavant, une discussion s’engage entre les tireurs, la plupart civils, certains ayant été engagés parmi les voyous de la capitale, pour savoir qui tire sur qui. Les armes sont des pistolets Schmeisser. L’éclairage est assuré par des phares de voitures.

Puis chaque condamné est tué d’une balle dans la tête, le régent Cyrille étant abattu le premier.

Mais un certain chaos s’installe. Il y a des tirs non mortels. Le ministre de la Santé, chirurgien, figurant lui-même parmi les condamnés et constatant que certains sont mourants et non morts, intervient pour qu’on ne les enterre pas vivants. Il est cependant lui-même abattu.

À l’issue de la fusillade, véritable massacre, les bourreaux dépouillent les cadavres, leur dérobant bagues, montres et bijoux. L’un d’eux arrache même et emporte les bottes du prince. Les corps sont jetés dans le trou formé par une bombe servant de fosse commune. Une décharge publique est installée sur le tout avec toutes sortes de détritus afin d’éviter que les familles ne viennent apporter des fleurs et des bougies. Cela n’empêchera pas certains proches de venir s’agenouiller.

Au total, 3 régents, 22 ministres, 67 députés, des généraux et des colonels, y compris des héros militaires, sont suppliciés.

D’autres procès amèneront plus de 10 000 nouveaux verdicts, dont 2618 condamnations à mort, venant s’ajouter aux 30 000 personnes assassinées sans procès, victimes de la répression communiste.

Ce procès et ces exécutions, sans défense ni recours, illustrent la brutalité de l’épuration communiste en Bulgarie. L’Histoire rendra justice tardivement à ces martyrs : en 1996, la Cour suprême de Bulgarie réhabilite officiellement Cyrille et les autres victimes des procès politiques.

La « grande purge » continuera. L’un des dirigeants du parti communiste bulgare, Traïcho Kostov, subira lui-même les foudres staliniennes lancées par ses propres compagnons d’armes. Alors qu’il avait organisé l’épuration sauvage de la fin de la guerre, il sera à son tour accusé de rapprochement avec le Yougoslave Tito, alors en froid avec Staline. Il sera sauvagement torturé en prison puis condamné à mort et pendu. Plusieurs de ses amis seront condamnés à la réclusion à perpétuité.

En 1952, des procès politiques contre l’Église catholique entraîneront des dizaines de condamnations. Quatre religieux, dont un évêque, Evgueni Bossilkov, accusés d’espionnage au profit du Vatican, seront exécutés. Bossilkov, considéré comme un martyr du stalinisme, sera proclamé « Bienheureux » par le pape Jean-Paul II en 1998.


Le théâtre et la cathédrale Saint-Alexandre-Nevski figurent parmi les monuments emblématiques de Sofia (Bulgarie) ; à droite, l’une des sculptures de Sofia évoquant le martyre des Bulgares (communisme, déportations…). © Étienne Madranges

Un héritage controversé

Le bilan de Cyrille de Bulgarie est difficile à établir. Son action est occultée par la tragédie de sa fin.

Le prince-régent a cherché à éviter à la Bulgarie une destruction totale. Il a tenté de négocier la paix, de limiter l’alignement sur l’Allemagne, de maintenir une certaine stabilité intérieure. Il a aussi, selon certains témoignages, œuvré pour protéger la communauté juive bulgare, en refusant leur déportation vers les camps nazis, bien que le mérite principal de cette résistance revienne à Boris III et à l’Église orthodoxe bulgare.

Cyrille de Bulgarie demeure une figure respectée, témoin d’une époque où les hommes étaient broyés par les forces de l’Histoire. Régent éphémère, il a tenté de servir son pays dans la tempête, avant d’être emporté par la vague révolutionnaire. Sa mort, barbare et injuste, reste le symbole de la fin d’un monde et du commencement d’un autre, plus sombre encore pour la Bulgarie.

Son destin rappelle que l’Histoire n’est jamais écrite d’avance, et que la dignité, même dans la défaite, peut survivre à la violence des vainqueurs. Cyrille de Bulgarie, exécuté sans défense, aura au moins laissé à son pays le souvenir d’un homme qui, jusqu’au bout, aura tenté d’éviter le pire.

Étienne Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 265

 

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