Dans un fort instructif
rapport parlementaire rendu en 1999 (L’actionnariat salarié : vers un
véritable partenariat dans l’entreprise, Rapp. au nom de la Comm. des Aff. Soc.
du Sénat, n° 500, spéc., p. 10), M. Jean Chérioux, alors sénateur et fin
connaisseur de la question, affirmait que « le XXIème siècle doit être
celui de l’association du capital et du travail grâce à la détention d’une
partie du capital par les salariés. C’est la seule voie qui permette aux
entreprises de notre pays de ne pas sombrer dans l’anonymat des rapports
sociaux et, de surcroît, de ne pas succomber à une domination des groupes
financiers internationaux ». Même si le siècle concerné est loin d’être
achevé, ces souhaits peinent malheureusement à se réaliser.
Selon une étude de la
Fédération européenne de l’actionnariat salarié (FEAS) intitulée
« L’actionnariat salarié en Europe en 2022 » (en libre accès sur le
site internet de la FEAS), l’actionnariat salarié poursuit sa lente érosion en
Europe, alors même que la part détenue par les salariés, en pourcentage et en
capitaux (en 2022, 3,26 % et 447 milliards d’euros), ainsi que le nombre
d’entreprises dotées de plans d’actionnariat salarié augmentent.
Là où le bât
blesse, c’est que 9 600 dirigeants exécutifs détiennent davantage que les
34 millions de salariés des grandes entreprises européennes (224 milliards pour
9 600 personnes et 223 milliards pour 6,8 millions de salariés) ! En
d’autres termes, il s’avère que l’actionnariat salarié est de moins en moins
démocratique en Europe. Le nombre d’actionnaires salariés a une nouvelle fois
diminué en 2022 et se trouve être plus bas qu’il y a dix ans (7,8 millions
aujourd’hui contre 8,3 millions en 2011). Cette chute est particulièrement
marquée en France. En proportion du nombre de salariés, celui des actionnaires
salariés atteignait 41,5 % dans les grandes entreprises françaises en 2010. Il
n’est plus que de 32 % en 2022 (l’étude prend soin de relever que l’emploi a,
dans le même temps, fortement augmenté dans les grandes entreprises françaises.
Il est souligné également que si le taux de démocratisation avait pu être
maintenu, la France devrait compter plus de 3,5 millions d’actionnaires
salariés aujourd’hui au lieu des 2,8 millions recencés). Selon la FEAS, cette
érosion laisse entrevoir que les plans d’actionnariat salarié sont de moins en
moins efficaces. Non pas qu’ils seraient en quelque sorte vampirisés par les
dirigeants (Il est relevé que dans les 1,63 % détenus par les dirigeants, la
part issue de l’exercice de stock-options et autres plans d’actionnariat ne
représente que 0,05 %), mais parce que la part des salariés susceptible d’en
bénéficier se réduit. En effet, tandis qu’il y a 15 ans, dans les grandes
entreprises européennes, près d’un salarié sur deux était localisé dans le pays
soutenant l’actionnariat salarié par des mesures incitatives, ce rapport est
d’un tiers, deux tiers aujourd’hui. C’est donc la territorialisation des
politiques d’actionnariat qui seraient à la racine de l’érosion de
l’actionnariat salarié en Europe.
Ce constat est d’autant plus
surprenant que, dans plusieurs pays européens, des efforts constants ont été
fait en faveur du développement de l’actionnariat salarié. C’est évidemment le
cas de la France. A s’en tenir à la période la plus récente, on peut citer la
loi Pacte du 22 mai 2019 et la loi du 29 novembre 2023 portant transposition de
l’accord national interprofessionnel relatif au partage de la valeur au sein de
l’entreprise, sans oublier la loi du 10 juillet 2015 pour la croissance,
l’activité et l’égalité des chances économiques. Trois réformes en moins de dix
ans sur la question plus générale de l’épargne salariale. Voilà évidemment qui
ne facilite pas l’appréhension des dispositifs fort complexes en relevant par
celles et ceux à qui ils s’adressent, à commencer par les PME. Il reste que ces
réformes, comme celles qui les ont précédées, ont en commun de faciliter la
mise en place de ces dispositifs et, notamment, l’actionnariat salarié, y
compris à destination du plus grand nombre. On aura compris que le succès n’est
pas au rendez-vous, au moins en termes de démocratisation de l’actionnariat
salarié.
Il faut espérer que les
choses s’améliorent dans le futur, ne serait-ce que parce que l’actionnariat
salarié est paré d’importantes vertus. La principale, à nos yeux, est d’être un
vecteur de participation à la gestion de l’entreprise, via une pénétration des
lieux de pouvoir, situés dans la société qui, juridiquement, structure
l’entreprise (V. notamment, M. Kocher, L’actionnariat salarié : à la
croisée des chemins de la gouvernance, Dr. soc. 2014, p. 540). C’est ici
l’occasion de rappeler qu’un actionnaire n’est pas seulement et en principe
titulaire de droits pécuniaires ; il dispose aussi de droits politiques.
Mais encore faut-il que ces derniers, s’ils existent, soient effectivement et
correctement exercés. En d’autres termes, en matière d’actionnariat salarié, il
convient d’envisager systématiquement et successivement l’accès au capital,
d’une part et l’exercice du pouvoir d’autre part.
L’accès
au capital
C’est l’ordonnance du 7
janvier 1959 tendant à favoriser l’association ou l’intéressement des
travailleurs à la marche de l’entreprise qui a mis en place le premier
dispositif d’actionnariat salarié digne de ce nom (Sur les expérimentations
antérieures, v. le rapp. préc. de J. Chérioux et J.-Ph. Lieutier, Le modèle de
l’actionnariat salarié, Préf. R. Vatinet, PUAM, 2012). Il était alors une
modalité de l’intéressement, qui pouvait prendre la forme d’une distribution
gratuite d’actions à la suite d’une incorporation des bénéfices au capital
aboutissant à la création de nouveaux titres. Depuis cette date, les
dispositifs permettant aux salariés d’accéder au capital de la société qui les
emploie se sont beaucoup diversifiés. Il est devenu classique en la matière de
distinguer les modes d’acquisition directe d’actions et les modes d’acquisition
indirecte.
Parmi les modes d’acquisition
directe on peut citer les options de souscription ou d’achat d’actions, les
augmentations de capital réservées aux salariés, les bons de souscription de
parts de créateur d’entreprise (BSPCE) ou encore les attributions gratuites
d’actions. Pour des raisons liées notamment à leur régime fiscal et social
privilégié mais aussi au fait que leurs bénéficiaires n’ont rien à dépenser
pour les acquérir, les attributions gratuites d’actions ont le vent en poupe
(Y. Pagnerre et S. Blondeau, Epargne salariale. Développer l’actionnariat
salarié, JCP S 2023, 1235) et justifie que l’on en dise quelques mots
supplémentaires. De notre point de vue, elles permettent d’illustrer les
risques de dévoiement des dispositifs d’actionnariat salarié
« direct ».
Au premier chef, il convient
de souligner que ce mécanisme ne présente pas nécessairement un caractère
collectif, participant de ce fait grandement à l’érosion du caractère
démocratique de l’actionnariat salarié, si tant est qu’il ait déjà existé. Il
résulte en effet de l’article L. 225-197-1 du code de commerce que des actions
gratuites peuvent être attribuées aux « membres du personnel salarié de la
société ou de certaines catégories d'entre eux » sur décision de
l’assemblée générale extraordinaire et que le conseil d’administration ou le
directoire « détermine l’identité des bénéficiaire ». A mesure que
l’on descend dans la hiérarchie sociale, le cercle des bénéficiaires peut se
réduire comme peau de chagrin. Seul le principe d’égalité de traitement, dégagé
comme on le sait par la jurisprudence, est de nature à éviter un ciblage
excessif (Soc. 17 juin 2003, n° n° 01-41.557 ; 11 sept. 2012, n°
11-26.045 ; 8 sept. 2021, n° 19-20.770). Mais ce risque n’a pas non plus
tout à fait échappé au législateur qui use quant à lui du levier incitatif.
Tandis que les plafonds généraux d’attribution sont en principe fixés à 15 et
20 % du capital social selon la taille de la société, ce plafond est porté à 40
% du capital social « lorsque cette attribution bénéficie à l'ensemble du
personnel salarié de la société ». Un plafond intermédiaire de 30 % est
également prévu sous réserve notamment que les attributions d’actions gratuites
bénéficient à des salariés représentants à la fois plus de 25 % de la masse
salariale et plus de 50 % de l’effectif salarié. Il est à noter qu’au-delà du
pourcentage de 15 % ou de 20 %, l'écart entre le nombre d'actions distribuées à
chaque salarié ne peut être supérieur à un rapport de un à cinq.
Il n’est guère besoin d’aller
plus loin pour concevoir que ces quelques dispositions ne sont pas
véritablement de nature à éviter que l’attribution gratuite d’actions ne
concerne que quelques « happy few », plus précisément les membres du management
en mesure d’influer sur la valeur actionnariale. Gageons d’ailleurs que, pour
ces derniers, l’attribution gratuite d’actions est alors conçue comme un simple
élément de rémunération et non comme le moyen d’influer sur la gestion de
l’entreprise.
La démocratisation de
l’actionnariat salarié est plutôt à rechercher du côté des modes d’acquisition
indirecte des actions. Dans cette hypothèse, un intermédiaire va venir
s’interposer entre les salariés bénéficiaires des titres et la société
émettrice. Plus précisément, et selon le schéma le plus classique en la
matière, les sommes déposées sur le plan d’épargne d’entreprise (PEE) ou le
plan d’épargne retraite d’entreprise collectif (PERECO) vont être affectées à
l’achat de parts d’un fonds commun de placement d’entreprise (FCPE). Il
convient surtout de s’attacher au FCPE dit « dédié », régi par
l’article L. 214-165 du code monétaire et financier, qui est certainement le
fonds qui contribue le plus au développement de l’actionnariat salarié. Ce fonds
est en effet caractérisé par le fait que plus du tiers de son actif est
constitué de titres émis par la société employeur ou des sociétés qui lui sont
liées.
Sans entrer dans le détail,
ces mécanismes sont réfractaires à la sélection des bénéficiaires. Il suffit à
cet égard de rappeler que le PEE, qui en sert en quelque sorte de matrice, est
un « système d’épargne collectif » (C. trav., art. L. 3332-1)
nécessairement ouvert à tous les salariés de l’entreprise qui peuvent notamment
y verser les sommes issues de l’intéressement et de la participation ;
mécanismes eux-mêmes fondamentalement collectifs. Autant dire que si
démocratisation de l’actionnariat salarié il peut y avoir véritablement, c’est
par ce biais-là. Pour autant, il convient de ne pas basculer dans la naïveté et
penser que tous les salariés se précipitent vers le PEE pour se constituer un
portefeuille de valeurs mobilières. Les plus modestes préfèrent, pour
d’évidentes raisons, disposer immédiatement des sommes précitées. On devine dès
lors sans peine que ce sont plutôt les cadres qui usent du PEE et autres PERECO
et accèdent ce faisant, dans des proportions qui restent limitées, aux titres de
la société qui les emploie. Lorsque tel est le cas, les salariés devenus
actionnaires sont plus enclins à détenir les titres sur le long terme que dans
les modes d’acquisition directe, ne serait-ce que pour bénéficier des avantages
fiscaux et sociaux. La participation financière se double alors d’une
participation à la gestion. Mais encore faut-il qu’il y ait véritablement
exercice du pouvoir.
L’exercice
du pouvoir
Lorsque le salarié détient
directement des actions de la société qui l’emploie, sa participation aux
assemblées générales ne suscite guère de difficultés, à tout le moins si les
actions détenues sont assorties d’un droit de vote, étant rappelé notamment que
l’attribution gratuite d’action n’est pas incompatible avec les actions de
préférence. Encore faut-il aussi, comme il a été dit précédemment, que les
actions ne soient pas uniquement conçues comme un élément de rémunération, avec
pour seule perspective une cession rapide et lucrative. Mais les difficultés
d’exercice du pouvoir vont surtout se concentrer sur les modes d’acquisition
indirecte. Pour reprendre le schéma décrit précédemment, les salariés ne vont
pas directement détenir des actions, mais des parts d’un FCPE leur donnant
accès aux titres de la société qui les emploie (ou d’autres d’ailleurs). Il
n’en demeure pas moins que cet actionnariat indirect s’accompagne de droits de
vote qui ne sont toutefois pas exercés nécessairement par les salariés.
En effet, à s’en tenir aux
FCPE « dédiés », l’article L. 214-165 offre plusieurs options.
Lorsque les membres du conseil de surveillance sont exclusivement des
représentants des porteurs de parts, élus sur la base du nombre de parts
détenues et eux-mêmes salariés de l'entreprise et porteurs de parts du fonds,
le conseil de surveillance du fond exerce les droits de vote attachés aux parts
ou titres émis par l'entreprise ou par toute autre société qui lui est liée.
Lorsque ce même conseil de surveillance est composé de salariés représentant
les porteurs de parts et de représentants de l'entreprise le règlement du fonds
prévoit soit que le conseil exerce les droits de vote attachés aux parts ou
titres émis par l'entreprise ou par toute autre société qui lui est liée soit
que les droits de vote relatifs à ces parts ou titres sont exercés
individuellement par les porteurs de parts.
Il s’avère ainsi que la
composition du conseil de surveillance est une question d’importance. Cette
composition est déterminée par le règlement du fonds, dont l’article L. 214-8-1
du code monétaire et financier précise qu’il est établi par la société de gestion.
Il faut toutefois avoir égard au fait que, sans grande coordination, l’article
L. 3332-15 du code du travail dispose que le règlement du PEE « peut
également fixer la composition des conseils de surveillance des fonds communs
de placement ». La précision est cruciale dans la mesure où les
partenaires sociaux peuvent avoir quelque emprise sur le PEE dès lors qu’il est
négocié et ne pas abandonner ainsi la composition du conseil de surveillance à
la société de gestion où à l’employeur lui-même lorsque le PEE est mis en place
unilatéralement. Dans ces deux derniers cas, il y a de fortes chances que le
conseil de surveillance comporte des « représentants de
l’entreprise » dont la loi ne dit pas qui ils sont. On peut en outre
s’interroger sur leur légitimité à siéger dans un tel organe ; celle-ci ne
pouvant pas être rattachée à un éventuel abondement de l’employeur au PEE. On
pourrait presque en venir à se demander s’il ne s’agit pas de mettre en quelque
sorte les salariés porteurs de parts « sous tutelle ».
A tout le moins, avec les
FCPE « dédiés », le droit de vote n’est jamais exercé par la société
de gestion, sur laquelle les porteurs de parts n’ont quasiment aucune prise.
Tel n’est pas le cas avec les FCPE « diversifiés », dans lesquels le
règlement du fonds, dont il faut rappeler qu’il est établi par la société de
gestion, peut prévoir que les droits de vote sont exercés par elle… Il est
heureux que la loi du 29 novembre 2023 se soit efforcée de responsabiliser ces
sociétés de gestion vis-à-vis du conseil de surveillance du fonds, à qui elles
doivent notamment rendre annuellement des comptes sur la politique de vote.
On imagine sans peine que de
telles subtilités et complexités techniques laissent de marbre des salariés
qui, bien souvent, seront très éloignés des problématiques liées à l’exercice
des droits de vote et donc du pouvoir. On peut alors espérer, sans trop y
croire, qu’elles échappent moins à leurs représentants, spécialement lorsqu’ils
négocient les dispositifs d’épargne salariale.
Au total, il y a lieu de
considérer qu’en l’état des textes et de leur complexité, il est tout à fait
illusoire de penser que l’actionnariat salarié favorise systématiquement la
participation à la gestion et le partage du pouvoir. Ladite participation s’efface
alors bien souvent derrière la participation financière. En outre, il convient
de ne pas oublier qu’il y a un fossé entre l’accès aux assemblées générales et
aux organes sociaux. Sans doute le législateur a-t-il artificiellement permis
de combler ce fossé dans les sociétés d’une taille importante, en imposant la
présence de représentants des salariés actionnaires au sein des organes sociaux
dès lors que les salariés détiennent plus de 3 % du capital social (C. com.,
art. L. 225-23). En tout état de cause, on peut s’interroger sur le rôle joué
par les salariés actionnaires et/ou leurs représentants dans les assemblées
générales et les organes sociaux. Dans l’un et l’autre cas, c’est l’intérêt
social qui doit servir de boussole à leur action et non la défense de l’intérêt
des salariés actionnaires et encore moins des salariés. Il convient cependant
de ne pas oublier que si la société est gérée dans son intérêt social, doivent
être pris en considération les enjeux sociaux de son activité (C. civ., art.
1833). Les salariés actionnaires devraient y être particulièrement sensibles.
Gilles Auzero
Professeur à l’Université de Bordeaux