DROIT

SÉRIE « LE CAPITAL SOCIAL » (3). Le salarié actionnaire : quelle(s) réalité(s) ?

SÉRIE « LE CAPITAL SOCIAL » (3). Le salarié actionnaire : quelle(s) réalité(s) ?
Publié le 26/03/2024 à 11:40

 

La faculté de droit et science politique de l’université Toulouse Capitole a proposé mi-mars le colloque intitulé « Le capital social », organisé par le centre de droit des affaires et l’institut national universitaire Champollion. Nous nous faisons ici l’écho, sous forme de série, des idées échangées au cours de cette journée sous la houlette des modérateurs, Arnaud de Bissy, Hélène Durand, Nadège Jullian, et Emmanuel Cordelier. La série « Le capital social » regroupe les articles suivants :


• Le coup d’accordéon ;

• Le capital social entamé ;

• Le salarié actionnaire : quelles réalités ? ;

• Le désengagement capitalistique de l’État actionnaire ;

• La société non capitaliste ;

• Risques et intéressement des managers au capital ;

• Les conséquences de la non-libération des apports ;

• Le capital social imaginaire : le cas de l'entreprise individuelle assimilée à une EURL (ou à une EARL) ;

• La variabilité du capital social. 

 

Dans un fort instructif rapport parlementaire rendu en 1999 (L’actionnariat salarié : vers un véritable partenariat dans l’entreprise, Rapp. au nom de la Comm. des Aff. Soc. du Sénat, n° 500, spéc., p. 10), M. Jean Chérioux, alors sénateur et fin connaisseur de la question, affirmait que « le XXIème siècle doit être celui de l’association du capital et du travail grâce à la détention d’une partie du capital par les salariés. C’est la seule voie qui permette aux entreprises de notre pays de ne pas sombrer dans l’anonymat des rapports sociaux et, de surcroît, de ne pas succomber à une domination des groupes financiers internationaux ». Même si le siècle concerné est loin d’être achevé, ces souhaits peinent malheureusement à se réaliser.

Selon une étude de la Fédération européenne de l’actionnariat salarié (FEAS) intitulée « L’actionnariat salarié en Europe en 2022 » (en libre accès sur le site internet de la FEAS), l’actionnariat salarié poursuit sa lente érosion en Europe, alors même que la part détenue par les salariés, en pourcentage et en capitaux (en 2022, 3,26 % et 447 milliards d’euros), ainsi que le nombre d’entreprises dotées de plans d’actionnariat salarié augmentent. 

Là où le bât blesse, c’est que 9 600 dirigeants exécutifs détiennent davantage que les 34 millions de salariés des grandes entreprises européennes (224 milliards pour 9 600 personnes et 223 milliards pour 6,8 millions de salariés) ! En d’autres termes, il s’avère que l’actionnariat salarié est de moins en moins démocratique en Europe. Le nombre d’actionnaires salariés a une nouvelle fois diminué en 2022 et se trouve être plus bas qu’il y a dix ans (7,8 millions aujourd’hui contre 8,3 millions en 2011). Cette chute est particulièrement marquée en France. En proportion du nombre de salariés, celui des actionnaires salariés atteignait 41,5 % dans les grandes entreprises françaises en 2010. Il n’est plus que de 32 % en 2022 (l’étude prend soin de relever que l’emploi a, dans le même temps, fortement augmenté dans les grandes entreprises françaises. Il est souligné également que si le taux de démocratisation avait pu être maintenu, la France devrait compter plus de 3,5 millions d’actionnaires salariés aujourd’hui au lieu des 2,8 millions recencés). Selon la FEAS, cette érosion laisse entrevoir que les plans d’actionnariat salarié sont de moins en moins efficaces. Non pas qu’ils seraient en quelque sorte vampirisés par les dirigeants (Il est relevé que dans les 1,63 % détenus par les dirigeants, la part issue de l’exercice de stock-options et autres plans d’actionnariat ne représente que 0,05 %), mais parce que la part des salariés susceptible d’en bénéficier se réduit. En effet, tandis qu’il y a 15 ans, dans les grandes entreprises européennes, près d’un salarié sur deux était localisé dans le pays soutenant l’actionnariat salarié par des mesures incitatives, ce rapport est d’un tiers, deux tiers aujourd’hui. C’est donc la territorialisation des politiques d’actionnariat qui seraient à la racine de l’érosion de l’actionnariat salarié en Europe.

Ce constat est d’autant plus surprenant que, dans plusieurs pays européens, des efforts constants ont été fait en faveur du développement de l’actionnariat salarié. C’est évidemment le cas de la France. A s’en tenir à la période la plus récente, on peut citer la loi Pacte du 22 mai 2019 et la loi du 29 novembre 2023 portant transposition de l’accord national interprofessionnel relatif au partage de la valeur au sein de l’entreprise, sans oublier la loi du 10 juillet 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques. Trois réformes en moins de dix ans sur la question plus générale de l’épargne salariale. Voilà évidemment qui ne facilite pas l’appréhension des dispositifs fort complexes en relevant par celles et ceux à qui ils s’adressent, à commencer par les PME. Il reste que ces réformes, comme celles qui les ont précédées, ont en commun de faciliter la mise en place de ces dispositifs et, notamment, l’actionnariat salarié, y compris à destination du plus grand nombre. On aura compris que le succès n’est pas au rendez-vous, au moins en termes de démocratisation de l’actionnariat salarié.

Il faut espérer que les choses s’améliorent dans le futur, ne serait-ce que parce que l’actionnariat salarié est paré d’importantes vertus. La principale, à nos yeux, est d’être un vecteur de participation à la gestion de l’entreprise, via une pénétration des lieux de pouvoir, situés dans la société qui, juridiquement, structure l’entreprise (V. notamment, M. Kocher, L’actionnariat salarié : à la croisée des chemins de la gouvernance, Dr. soc. 2014, p. 540). C’est ici l’occasion de rappeler qu’un actionnaire n’est pas seulement et en principe titulaire de droits pécuniaires ; il dispose aussi de droits politiques. Mais encore faut-il que ces derniers, s’ils existent, soient effectivement et correctement exercés. En d’autres termes, en matière d’actionnariat salarié, il convient d’envisager systématiquement et successivement l’accès au capital, d’une part et l’exercice du pouvoir d’autre part.

L’accès au capital

C’est l’ordonnance du 7 janvier 1959 tendant à favoriser l’association ou l’intéressement des travailleurs à la marche de l’entreprise qui a mis en place le premier dispositif d’actionnariat salarié digne de ce nom (Sur les expérimentations antérieures, v. le rapp. préc. de J. Chérioux et J.-Ph. Lieutier, Le modèle de l’actionnariat salarié, Préf. R. Vatinet, PUAM, 2012). Il était alors une modalité de l’intéressement, qui pouvait prendre la forme d’une distribution gratuite d’actions à la suite d’une incorporation des bénéfices au capital aboutissant à la création de nouveaux titres. Depuis cette date, les dispositifs permettant aux salariés d’accéder au capital de la société qui les emploie se sont beaucoup diversifiés. Il est devenu classique en la matière de distinguer les modes d’acquisition directe d’actions et les modes d’acquisition indirecte.

Parmi les modes d’acquisition directe on peut citer les options de souscription ou d’achat d’actions, les augmentations de capital réservées aux salariés, les bons de souscription de parts de créateur d’entreprise (BSPCE) ou encore les attributions gratuites d’actions. Pour des raisons liées notamment à leur régime fiscal et social privilégié mais aussi au fait que leurs bénéficiaires n’ont rien à dépenser pour les acquérir, les attributions gratuites d’actions ont le vent en poupe (Y. Pagnerre et S. Blondeau, Epargne salariale. Développer l’actionnariat salarié, JCP S 2023, 1235) et justifie que l’on en dise quelques mots supplémentaires. De notre point de vue, elles permettent d’illustrer les risques de dévoiement des dispositifs d’actionnariat salarié « direct ».

Au premier chef, il convient de souligner que ce mécanisme ne présente pas nécessairement un caractère collectif, participant de ce fait grandement à l’érosion du caractère démocratique de l’actionnariat salarié, si tant est qu’il ait déjà existé. Il résulte en effet de l’article L. 225-197-1 du code de commerce que des actions gratuites peuvent être attribuées aux « membres du personnel salarié de la société ou de certaines catégories d'entre eux » sur décision de l’assemblée générale extraordinaire et que le conseil d’administration ou le directoire « détermine l’identité des bénéficiaire ». A mesure que l’on descend dans la hiérarchie sociale, le cercle des bénéficiaires peut se réduire comme peau de chagrin. Seul le principe d’égalité de traitement, dégagé comme on le sait par la jurisprudence, est de nature à éviter un ciblage excessif (Soc. 17 juin 2003, n° n° 01-41.557 ; 11 sept. 2012, n° 11-26.045 ; 8 sept. 2021, n° 19-20.770). Mais ce risque n’a pas non plus tout à fait échappé au législateur qui use quant à lui du levier incitatif. Tandis que les plafonds généraux d’attribution sont en principe fixés à 15 et 20 % du capital social selon la taille de la société, ce plafond est porté à 40 % du capital social « lorsque cette attribution bénéficie à l'ensemble du personnel salarié de la société ». Un plafond intermédiaire de 30 % est également prévu sous réserve notamment que les attributions d’actions gratuites bénéficient à des salariés représentants à la fois plus de 25 % de la masse salariale et plus de 50 % de l’effectif salarié. Il est à noter qu’au-delà du pourcentage de 15 % ou de 20 %, l'écart entre le nombre d'actions distribuées à chaque salarié ne peut être supérieur à un rapport de un à cinq.

Il n’est guère besoin d’aller plus loin pour concevoir que ces quelques dispositions ne sont pas véritablement de nature à éviter que l’attribution gratuite d’actions ne concerne que quelques « happy few », plus précisément les membres du management en mesure d’influer sur la valeur actionnariale. Gageons d’ailleurs que, pour ces derniers, l’attribution gratuite d’actions est alors conçue comme un simple élément de rémunération et non comme le moyen d’influer sur la gestion de l’entreprise.

La démocratisation de l’actionnariat salarié est plutôt à rechercher du côté des modes d’acquisition indirecte des actions. Dans cette hypothèse, un intermédiaire va venir s’interposer entre les salariés bénéficiaires des titres et la société émettrice. Plus précisément, et selon le schéma le plus classique en la matière, les sommes déposées sur le plan d’épargne d’entreprise (PEE) ou le plan d’épargne retraite d’entreprise collectif (PERECO) vont être affectées à l’achat de parts d’un fonds commun de placement d’entreprise (FCPE). Il convient surtout de s’attacher au FCPE dit « dédié », régi par l’article L. 214-165 du code monétaire et financier, qui est certainement le fonds qui contribue le plus au développement de l’actionnariat salarié. Ce fonds est en effet caractérisé par le fait que plus du tiers de son actif est constitué de titres émis par la société employeur ou des sociétés qui lui sont liées.

Sans entrer dans le détail, ces mécanismes sont réfractaires à la sélection des bénéficiaires. Il suffit à cet égard de rappeler que le PEE, qui en sert en quelque sorte de matrice, est un « système d’épargne collectif » (C. trav., art. L. 3332-1) nécessairement ouvert à tous les salariés de l’entreprise qui peuvent notamment y verser les sommes issues de l’intéressement et de la participation ; mécanismes eux-mêmes fondamentalement collectifs. Autant dire que si démocratisation de l’actionnariat salarié il peut y avoir véritablement, c’est par ce biais-là. Pour autant, il convient de ne pas basculer dans la naïveté et penser que tous les salariés se précipitent vers le PEE pour se constituer un portefeuille de valeurs mobilières. Les plus modestes préfèrent, pour d’évidentes raisons, disposer immédiatement des sommes précitées. On devine dès lors sans peine que ce sont plutôt les cadres qui usent du PEE et autres PERECO et accèdent ce faisant, dans des proportions qui restent limitées, aux titres de la société qui les emploie. Lorsque tel est le cas, les salariés devenus actionnaires sont plus enclins à détenir les titres sur le long terme que dans les modes d’acquisition directe, ne serait-ce que pour bénéficier des avantages fiscaux et sociaux. La participation financière se double alors d’une participation à la gestion. Mais encore faut-il qu’il y ait véritablement exercice du pouvoir.

L’exercice du pouvoir

Lorsque le salarié détient directement des actions de la société qui l’emploie, sa participation aux assemblées générales ne suscite guère de difficultés, à tout le moins si les actions détenues sont assorties d’un droit de vote, étant rappelé notamment que l’attribution gratuite d’action n’est pas incompatible avec les actions de préférence. Encore faut-il aussi, comme il a été dit précédemment, que les actions ne soient pas uniquement conçues comme un élément de rémunération, avec pour seule perspective une cession rapide et lucrative. Mais les difficultés d’exercice du pouvoir vont surtout se concentrer sur les modes d’acquisition indirecte. Pour reprendre le schéma décrit précédemment, les salariés ne vont pas directement détenir des actions, mais des parts d’un FCPE leur donnant accès aux titres de la société qui les emploie (ou d’autres d’ailleurs). Il n’en demeure pas moins que cet actionnariat indirect s’accompagne de droits de vote qui ne sont toutefois pas exercés nécessairement par les salariés.

En effet, à s’en tenir aux FCPE « dédiés », l’article L. 214-165 offre plusieurs options. Lorsque les membres du conseil de surveillance sont exclusivement des représentants des porteurs de parts, élus sur la base du nombre de parts détenues et eux-mêmes salariés de l'entreprise et porteurs de parts du fonds, le conseil de surveillance du fond exerce les droits de vote attachés aux parts ou titres émis par l'entreprise ou par toute autre société qui lui est liée. Lorsque ce même conseil de surveillance est composé de salariés représentant les porteurs de parts et de représentants de l'entreprise le règlement du fonds prévoit soit que le conseil exerce les droits de vote attachés aux parts ou titres émis par l'entreprise ou par toute autre société qui lui est liée soit que les droits de vote relatifs à ces parts ou titres sont exercés individuellement par les porteurs de parts.

Il s’avère ainsi que la composition du conseil de surveillance est une question d’importance. Cette composition est déterminée par le règlement du fonds, dont l’article L. 214-8-1 du code monétaire et financier précise qu’il est établi par la société de gestion. Il faut toutefois avoir égard au fait que, sans grande coordination, l’article L. 3332-15 du code du travail dispose que le règlement du PEE « peut également fixer la composition des conseils de surveillance des fonds communs de placement ». La précision est cruciale dans la mesure où les partenaires sociaux peuvent avoir quelque emprise sur le PEE dès lors qu’il est négocié et ne pas abandonner ainsi la composition du conseil de surveillance à la société de gestion où à l’employeur lui-même lorsque le PEE est mis en place unilatéralement. Dans ces deux derniers cas, il y a de fortes chances que le conseil de surveillance comporte des « représentants de l’entreprise » dont la loi ne dit pas qui ils sont. On peut en outre s’interroger sur leur légitimité à siéger dans un tel organe ; celle-ci ne pouvant pas être rattachée à un éventuel abondement de l’employeur au PEE. On pourrait presque en venir à se demander s’il ne s’agit pas de mettre en quelque sorte les salariés porteurs de parts « sous tutelle ».

A tout le moins, avec les FCPE « dédiés », le droit de vote n’est jamais exercé par la société de gestion, sur laquelle les porteurs de parts n’ont quasiment aucune prise. Tel n’est pas le cas avec les FCPE « diversifiés », dans lesquels le règlement du fonds, dont il faut rappeler qu’il est établi par la société de gestion, peut prévoir que les droits de vote sont exercés par elle… Il est heureux que la loi du 29 novembre 2023 se soit efforcée de responsabiliser ces sociétés de gestion vis-à-vis du conseil de surveillance du fonds, à qui elles doivent notamment rendre annuellement des comptes sur la politique de vote.

On imagine sans peine que de telles subtilités et complexités techniques laissent de marbre des salariés qui, bien souvent, seront très éloignés des problématiques liées à l’exercice des droits de vote et donc du pouvoir. On peut alors espérer, sans trop y croire, qu’elles échappent moins à leurs représentants, spécialement lorsqu’ils négocient les dispositifs d’épargne salariale.

Au total, il y a lieu de considérer qu’en l’état des textes et de leur complexité, il est tout à fait illusoire de penser que l’actionnariat salarié favorise systématiquement la participation à la gestion et le partage du pouvoir. Ladite participation s’efface alors bien souvent derrière la participation financière. En outre, il convient de ne pas oublier qu’il y a un fossé entre l’accès aux assemblées générales et aux organes sociaux. Sans doute le législateur a-t-il artificiellement permis de combler ce fossé dans les sociétés d’une taille importante, en imposant la présence de représentants des salariés actionnaires au sein des organes sociaux dès lors que les salariés détiennent plus de 3 % du capital social (C. com., art. L. 225-23). En tout état de cause, on peut s’interroger sur le rôle joué par les salariés actionnaires et/ou leurs représentants dans les assemblées générales et les organes sociaux. Dans l’un et l’autre cas, c’est l’intérêt social qui doit servir de boussole à leur action et non la défense de l’intérêt des salariés actionnaires et encore moins des salariés. Il convient cependant de ne pas oublier que si la société est gérée dans son intérêt social, doivent être pris en considération les enjeux sociaux de son activité (C. civ., art. 1833). Les salariés actionnaires devraient y être particulièrement sensibles.

Gilles Auzero
Professeur à l’Université de Bordeaux

 

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