DROIT

SÉRIE ­« LE CAPITAL SOCIAL » (8). Le capital social imaginaire : le cas de l'entreprise individuelle assimilée à une EURL (ou à une EARL)

SÉRIE ­« LE CAPITAL SOCIAL » (8). Le capital social imaginaire : le cas de l'entreprise individuelle assimilée à une EURL (ou à une EARL)
Publié le 12/04/2024 à 11:40

 

La faculté de droit et science politique de l’université Toulouse Capitole a proposé mi-mars le colloque intitulé « Le capital social », organisé par le centre de droit des affaires et l’institut national universitaire Champollion. Nous nous faisons ici l’écho, sous forme de série, des idées échangées au cours de cette journée sous la houlette des modérateurs, Arnaud de Bissy, Hélène Durand, Nadège Jullian, et Emmanuel Cordelier. La série « Le capital social » regroupe les articles suivants :


• Le coup d’accordéon ;

• Le capital social entamé ;

• Le salarié actionnaire : quelles réalités ? ;

• Le désengagement capitalistique de l’État actionnaire ;

• La société non capitaliste ;

• Risques et intéressement des managers au capital ;

• Les conséquences de la non-libération des apports ;

Le capital social imaginaire : le cas de l'entreprise individuelle assimilée à une EURL (ou à une EARL) ;

• La variabilité du capital social. 

 


En France, sur un total de 5.345.400 entreprises, 2.630.000 sont des sociétés et 2.715.400 sont des entreprises individuelles (source : INSEE, 1er décembre 2021). Une question nous vient à l’esprit : les entreprises individuelles assimilées fiscalement à des sociétés seront-elles rangées parmi les 2.630.000 sociétés ou parmi les 2.715.400 entreprises individuelles ?

Rappelons en effet que, selon l’article 1655 sexies du CGI (L. n°2021-1900 du 30 décembre 2021, de finances pour 2022, art. 13 : « 1. Pour l'application du présent code et de ses annexes, à l'exception du 2 de l'article 206, du 5° du 1 de l'article 635 et de l'article 638 A, l'entrepreneur individuel mentionné aux articles L. 526-22 et suivants du code de commerce qui ne bénéficie pas des régimes définis aux articles 50-0, 64 bis et 102 ter du présent code peut opter pour l'assimilation à une entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée ou à une exploitation agricole à responsabilité limitée dont cet entrepreneur tient lieu d'associé unique ».

Trois enseignements peuvent être retirés de ce texte :

- un principe : l’entreprise individuelle est assimilée à une société unipersonnelle ;
- une condition : ne pas être soumis au régime des micro-entreprises (BIC, BNC, BA) ;
- une portée, purement fiscale mais très générale : l’assimilation fiscale vaut pour l’ensemble des dispositions du code général des impôts et de ses annexes.

Le même article 1655 sexies du CGI mentionne un peu plus loin : « 3. Les options mentionnées aux 1 et 2, exercées dans des conditions fixées par décret, sont irrévocables et valent option pour l'impôt sur les sociétés (al.1). L'entreprise peut cependant renoncer à l'option pour l'impôt sur les sociétés dans les conditions mentionnées au troisième alinéa du 1 de l'article 239. Sous réserve des dispositions de l'article 221 bis, la révocation de cette option emporte les conséquences fiscales prévues au deuxième alinéa du 2 de l'article 221 » (al.2).

Nous en retirons à ce stade quatre enseignements :

- l’option pour l’assimilation à une société est irrévocable ;
- l’option pour l’assimilation à une société vaut option pour l’IS ;
- l’option pour l’IS est révocable pendant 5 ans (droit commun) ;
- tant l’option que la dénonciation de l’IS emportent « cessation d’entreprise ».

Le procédé législatif : l’assimilation à une société

Le procédé législatif qui consiste à assimiler une institution juridique nouvelle à une institution juridique ancienne n’est pas nouveau dans notre droit. Ce fût notamment le cas en 1994 de la société par actions simplifiée (SAS) qui fût assimilée à la société anonyme (SA) pour ce qui est de son régime fiscal. L’article 1655 quinquies du CGI dispose ainsi que « Pour l'application du présent code et de ses annexes, la société par actions simplifiée est assimilée à une société anonyme » (L. n°93-1353 du 30 décembre 1993, Loi de finances rectificative pour 1993, art. 32). Et c’était déjà le cas bien sûr en 2010 de l’article 1655 sexies ancien du CGI qui assimilait l’Entreprise individuelle à responsabilité limitée (EIRL) à une Entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée (EURL) ou une Exploitation agricole à responsabilité limitée (EARL), d’abord de façon obligatoire (L. n°2010-658 du 15 juin 2010 relative à l'entrepreneur individuel à responsabilité limitée, art. 4), puis seulement sur option (L. n°2011-900 du 29 juillet 2011, de finances rectificative pour 2011, art. 15).

L’avantage de la technique du renvoi législatif est, a priori, celui de la sécurité puisqu’on fait référence à un régime qui existe déjà, parfois depuis longtemps, et qui est donc éprouvé. Il permet ainsi, toujours a priori, d’éviter l’oubli d’éléments importants du régime ce qui serait préjudiciable. Il existe pourtant une différence considérable entre l’assimilation d’une SAS à une SA et l’assimilation d’une entreprise individuelle à une EURL ou une EARL : dans le premier cas, les deux entités sont des sociétés (et même des sociétés par actions), alors que dans le second cas nous avons un patrimoine professionnel s’agissant de l’entreprise individuelle (ou de l’EIRL) et une société disposant de la personnalité morale (EURL ou EARL). Or, lorsque l’assimilation s’opère au profit d’une institution juridique de nature différente la loi crée une fiction juridique, c’est-à-dire un décalage entre la réalité juridique et le régime qui s’applique.

La conséquence de l’assimilation : la fiction juridique

Chacun connaît la légendaire autonomie du droit fiscal … mais qui précisément n’est qu’une légende ! En réalité, il n’y a aucun particularisme du droit fiscal, mais simplement des particularités. Qui plus est, ces particularités répondent à un objectif : celui de l’efficacité. Au rang de ces particularités, il y a donc ces fameuses fictions fiscales qui ont pour effet de détacher le droit fiscal de la réalité juridique. Tous les étudiants fiscalistes et tous les praticiens de la fiscalité les connaissent fort bien. Comment à cet égard ne pas citer la « semi-transparence fiscale » qui consiste à ne pas reconnaître la personnalité fiscale à une entité pourtant dotée de la personnalité juridique (V. CGI, art. 8), ou bien les parts de « sociétés à prépondérance immobilière » qui sont assimilées à des immeubles pour l’application du régime des plus-values immobilières privées (V. CGI art. 150 UB, du moins si la société est à l’IR) ou des droits de mutation à titre onéreux (CGI art. 726, I, quel que soit le régime fiscal de la société). En voilà donc une nouvelle et non des moindre : l’entreprise individuelle assimilée à une société !

L’avantage de la fiction est qu’elle sert une cause et qu’elle permet de contourner un obstacle fiscal qui l’aurait entravée. L’inconvénient est qu’elle fracture la matière juridique entre ce qui est réel et ce qui est imaginaire. Or, la fracture est parfois à ce point profonde que le fiscaliste sur trouve parfois devant un mur infranchissable. Prenons le cas du régime fiscal des sociétés de personnes que Maurice Cozian avait comparé à un sac d’embrouilles (M. Cozian, Un sac d’embrouilles : le régime fiscal des sociétés de personnes relevant de l’impôt sur le revenu, in Les grands principes de la fiscalité des entreprise, LexisNexis, 4ème éd. 1999, réed. 2016, Doc. n°22). La remontée des bénéfices dans les comptes de l’associé doit s’accompagner d’un retranchement des dividendes reçus, sous peine de voir les bénéfices être imposés deux fois, or il ne s’agit pas des mêmes bénéfices puisque les dividendes comptabilisés au titre de l’exercice de prise en compte des résultats de la société de personnes sont ceux de l’exercice précédent (V. A. de Bissy, Comptabilité et fiscalité, LexisNexis, 3ème éd. 2023, n°555). C’est inextricable ! D’autres difficultés nous attendent avec l’assimilation de l’entreprise individuelle à une société.

L’application de la fiction : le capital social imaginaire

Au cas d’option pour l’assimilation de l’entreprise individuelle à une EURL : l’entreprise dispose d’un capital social imaginaire et l’entrepreneur dispose de parts sociales imaginaires. C’est très clair dans la doctrine de l’administration fiscale : « L'entrepreneur individuel est [en outre] réputé détenir des « parts » de son entreprise individuelle assimilée à une EURL … » (BOI-BIC-CHAMP-70-10, 23 déc. 2023, §600). Précisément, le droit fiscal se « nourrit » du capital social de deux manières : il est divisé en titres (et il y a une fiscalité attachée aux titres), et il constitue une unité de mesure des participations dont se sert le droit fiscal. Dès lors, la confrontation entre la réalité juridique (ie : l’absence de capital social) et la fiction fiscale (ie : le capital imaginaire) va nécessairement engendrer un certain nombre de difficultés pratiques.

Nous avons à cet égard identifié trois situations, selon que l’absence de capital social ne pose pas de problème (première situation), qu’elle pose un problème mais qu’une solution existe (deuxiè?me situation), ou que le problème n’est pas encore résolu (troisième situation).

Première situation : l’absence de capital social n’est pas un problème

Parfois en effet la difficulté est évitée car l’unité de mesure retenue par les textes fiscaux (ou sociaux) n’est pas le capital social mais les capitaux propres ou les bénéfices de l’entreprise.

• 1er exemple : la disposition « anti-abus » du régime des dividendes (C. Séc. Soc. art. L.131-6, III) qui permet l’assujettissement à cotisations sociales des revenus distribués au profit des travailleurs indépendants (très souvent en pratique les associés majoritaires de sociétés d’exercice libéral « SEL » ou de SARL), lorsqu’ils excèdent 10% du bénéfice net au sens de l’article 38 du CGI (ie : bénéfice imposable).

• 2ème exemple : le dispositif de plafonnement des charges financières (CGI art. 212 bis) qui est durci lorsque la société est « sous-capitalisée », c’est-à-dire lorsque le montant moyen de ses dettes vis à vis d'entreprises « liées » (au sens de l'article 39, 12 du CGI), excède 1,5 fois le montant de ses fonds propres (CGI art. 212 bis, VII, 1). Reconnaissons toutefois que le plafonnement fiscal ne devrait pas avoir l’occasion de s’appliquer pour les entreprises individuelles dans la mesure où le plafond de déduction alternatif (plafond fixe) ne sera pas atteint, en situation de sous-capitalisation (1M€ au-lieu de 10% de l’EBITDA fiscal), ou non (3M€ au-lieu de 30% de l’EBITDA fiscal).

Deuxième situation : l’absence de capital social pose un problème (résolu en tout ou partie)

Parfois, l’absence de capital social de l’entreprise individuelle est problématique mais les textes, la doctrine administrative ou la jurisprudence, y apportent une réponse, même partielle.

• Pour l’application des droits de mutation à titre onéreux, les cessions d’entreprises individuelles (ou d’EIRL) ayant opté pour leur assimilation à une EURL (ou une EARL) sont traitées comme des cessions de parts sociales (L. n°2022-1726 du 30 décembre 2022, de finances pour 2023 ; CGI art. 726, I bis nouv.). Dans la notice explicative de l’imprimé fiscal n°2759-SD, il est indiqué que : « La cession, pour être assimilée à une cession de droits sociaux, doit porter sur l’intégralité de l’entreprise individuelle, c’est-à-dire sur l’ensemble du patrimoine professionnel affecté ». On en conclut que l’abattement de 23.000€ ne s’appliquera que si la totalité du patrimoine professionnel est cédé. Reste le problème de l’assiette ; le passif peut-il être déduit de la base taxable ? Cela serait logique du fait de l’assimilation du patrimoine à des titres (V. A. de Bissy, Les mutations du patrimoine professionnel en fiscalité, RJ Com. mai/juin 2022, n°3, p.284 et s., §18). L’Administration semble au contraire analyser la reprise de dettes en une charge augmentative de prix, comme pour la vente d’une entreprise individuelle. Selon elle : « Le droit d'enregistrement est calculé sur le prix exprimé et le capital des charges qui peuvent s'y ajouter ou sur une estimation des parties si la valeur réelle est supérieure au prix augmenté des charges » (imprimé n°2759-SD, préc.).

• Pour l’application du régime des plus-values privées sur valeurs mobilières et droits sociaux (CGI art. 150-0 A et s.), l’administration fiscale a indiqué que « La transmission de l'entreprise individuelle est réputée porter sur les « parts » d’une EURL imposable à l’IS. Le dispositif de l'article 238 quindecies du CGI n'est donc pas applicable » (BOI-BIC-CHAMP-70-10, 27 déc. 2023, §600). On en déduit donc que c’est le régime des plus-values privées sur cession de titres qui s’applique, et non le régime des plus-values professionnelles sur cession d’actifs. Elle avait pourtant soutenu le contraire dans son instruction précédente (BOI-BIC-CHAMP-70-10, 23 nov. 2022, §600).

Troisième situation : l’absence de capital social pose un problème (non-résolu)

Certaines questions ne trouvent pas de réponse dans les sources de droit que nous avons consultées. C’est le cas de l’application du régime fiscal des PME et des régimes de groupe.

• Les entreprises individuelles assimilées à une EURL peuvent-elles bénéficier du taux réduit d’IS réservé aux PME ? Pour rappel, les PME bénéficient d'un taux d’IS de 15% jusqu’à 42.500€ de bénéfices (CGI art. 209, I, b). Sont des PME, les entreprises qui : 1/ réalisent un chiffre d’affaires inférieur à 10M€ au titre de chaque exercice d’application du taux réduit, 2/ dont le capital est entièrement libéré qui 3/ est détenu pour au moins 75% par des personnes physiques ou des PME ainsi définies. Si, à l’évidence, ces conditions ne sont pas adaptées aux entreprises individuelles, il paraît difficile, pour ne pas dire inconcevable, de ne pas leur accorder le taux réduit d’impôt sur les sociétés.

• Les entreprises individuelles assimilées à une EURL peuvent elles bénéficier des régimes de groupe (régimes des sociétés mères et de l’intégration fiscale) ? Pour rappel, l’intégration fiscale requière une participation de 95% dans le capital des filiales du groupe (CGI art. 223 A, I), alors que le régime des sociétés mères requière une participation de 5% (CGI art. 145, 1, c). Selon nous, si une entreprise individuelle assimilée à une EURL à l’IS ne peut pas être assimilée à une filiale d’un groupe intégré ou d’une société mère elle peut en revanche être à la tête d’un groupe intégré ou avoir qualité de « société mère » si elle possède, à son bilan, la participation requise pour l’application des régimes de groupe. L’administration fiscale a d’ailleurs exprimé un point de vue comparable s’agissant de l’application du régime de l’intégration fiscale aux sociétés coopératives. Selon elle « les sociétés coopératives sont régies par le principe selon lequel chaque associé dispose d'un seul droit de vote quelle que soit la quotité de ses droits financiers (loi n° 47-1775 du 10 septembre 1947, art. 9) ; par conséquent, les sociétés coopératives éligibles au régime mentionné à l'article 223 A du CGI ne peuvent faire partie d'un groupe qu'en tant que société mère » (BOI-IS-GPE-10-30-40, 6 mai 2015, n°70). Tel devrait aussi être le cas des entreprises individuelles assimilées à une société car dans leur cas c’est l’entrepreneur personne physique qui est réputé associé unique de la société (CGI art. 1655 sexies, 1, préc.) ; elles ne sauraient donc être détenues, d’une quelconque manière, par une société tierce.

L’avenir nous dira si nous avons eu raison dans nos positions. Il nous réservera certainement bien des surprises et beaucoup de questions inédites seront posées. Par exemple, comment traiter fiscalement l’apport d’une entreprise individuelle assimilée à une société à une autre société ? Faut-il y voir un simple apport de titres ou bien une fusion ? Nous avons clairement choisi cette dernière qualification dans la mesure où le patrimoine affecté ne survit pas à sa transmission au bénéfice d’une personne morale (V. A. de Bissy, Les mutations du patrimoine professionnel en fiscalité, préc., §18 et 19) ? Vous avez dit sac d’embrouilles ?

Arnaud de Bissy
Professeur de droit privé
Centre de droit des affaires, Université Toulouse Capitole


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