Depuis
plusieurs années et l’élection à la présidence de la
République du « chef de la start-up nation » (Musso (P.), Le temps de l’État-Entreprise. Berlusconi, Trump,
Macron, Fayard, 2019, p. 70), en 2017 notamment, la tendance est au
désengagement capitalistique de l’État actionnaire.
Les lignes directrices de l’Agence des
participations de l’État (APE), sorte de doctrine de l’État actionnaire (Auby (J.-B.), La doctrine de l’État actionnaire, Dr. adm. 2014,
repère 10), ont ainsi été
révisées en 2017. Depuis, l’État a vocation à être actionnaire dans « les
entreprises stratégiques qui contribuent à l’indépendance de la France ; les
entreprises participant à des missions de service public ou d’intérêt général
national ou local pour lesquelles la régulation serait insuffisante pour
préserver les intérêts publics et assurer les missions de service public
; les entreprises en difficulté dont la disparition pourrait entraîner un
risque systémique ou une perte d’indépendance » (Rapp. 2022-2023 sur
l’État actionnaire adressé par le ministère de
l’Économie au Parlement en application de l’article 142 de la loi du 15 mai
2001 sur les nouvelles régulations économiques, p. 14).
La donne
a toutefois quelque peu changé avec la crise sanitaire de la Covid-19
de 2020. Durant la crise, ces lignes directrices ont été temporairement
infléchies et « l’État en ordre de bataille » (Boudon (J.), L’État en ordre de bataille. L’arsenal juridique réquisitionné
pour combattre l’épidémie de Covid-19, in : Le droit des affaires, instrument
de gestion et de sortie de crise. Les entreprises à l’épreuve de la pandémie,
contribution de l’association Droit et Commerce à une réflexion juridique
d’ensemble sur les conséquences de la crise sanitaire, dir. M. Ringlé, LGDJ, 2021, p. 35) est venu
en aide aux sociétés du portefeuille de l’APE les plus fragilisées. Les lignes directrices de l’APE doivent
désormais s’apprécier
au regard de trois facteurs, dont la prise en compte de la souveraineté
économique et des besoins liés à la réindustrialisation
du pays (Rapp. 2022-2023 sur l’État actionnaire…,
op. cit., p. 14).
Nonobstant,
l’État
actionnaire contemporain apparaît tel un « désinvestisseur durable »
(Samuel-Lajeunesse (D.), L’État, un actionnaire comme les autres ?, conférence Lyon Place Financière et Tertiaire,
Lyon, 10 fév. 2005). Face à un État aux capacités financières de plus en plus réduites,
l’orientation actuelle est à un actionnariat étatique minoritaire,
« figure moderne de l’État actionnaire » (Vanneaux (M.-A.), Indisponibilités
et actionnariat public minoritaire, Rev. Lamy dr. aff.
janv. 2014, 89).
Le désengagement
de l’État du capital d’une société dont il est actionnaire se déroule
habituellement en plusieurs temps et, dans la mesure où il ne se désintéresse
nullement des sociétés objet du désengagement capitalistique, l’État
actionnaire utilise des instruments lui permettant de conserver une influence
certaine sur ces sociétés. Cette situation invite à étudier les différentes
étapes du désengagement capitalistique de l’État actionnaire, puis les
instruments au service de ce désengagement.
Les étapes du désengagement
capitalistique de l’État actionnaire
Pour des raisons tenant à l’acceptation
politique des Français à
l’égard du désengagement de l’État du capital d’une société à participation
publique, l’ouverture minoritaire du capital précède généralement la
privatisation de ce capital.
- L’ouverture minoritaire du
capital
De
nombreuses sociétés à participation publique comme EDF, Aéroports de Paris,
La Poste et la SNCF,
étaient antérieurement de grands établissements publics à caractère industriel
et commercial (EPIC) nationaux. Ils ont fait l’objet, sous l’influence du droit
européen des aides d’État, d’opérations de sociétisation.
La sociétisation
est une opération de privatisation du statut - et non du capital - et désigne
ici l’adoption par l’entreprise publique de la structure sociétaire dans
laquelle l’État devient l’unique actionnaire.
La société anonyme étant la seule forme sociale
utilisée par l’État actionnaire à l’issue
d’une
opération de sociétisation, un auteur a pu parler de « SA-isations » (Bottini (F.),
L’action économique des collectivités publiques. Ses
enjeux, son droit, ses acteurs, Institut Francophone pour la Justice
et la Démocratie, coll. Kultura,
Tome 9, 2020, p. 250).
Avant la
sociétisation,
toute ouverture du capital demeure impossible puisque l’EPIC, véritable «
produit d’un démembrement »
(Conseil d’État, Les établissements publics, Étude adoptée par l’assemblée générale
plénière, 15 oct. 2009, p. 11) étatique, est dépourvu de capital divisé en
actions.
Une fois
l’EPIC
sociétisé, l’État devient l’unique actionnaire de la société anonyme - société
anonyme unipersonnelle pouvant être
qualifiée
de société nationale -, ce que permet l’article 32 de l’ordonnance du 20 août
2014 (Ord. n° 2014-948, 20 août 2014, relative à la gouvernance et aux
opérations sur le capital des sociétés à participation publique, JORF 23 août
2014).
La loi
sociétisant
l’EPIC peut certes contraindre l’État à rester l’unique actionnaire de la
société anonyme de manière temporaire ou non, mais la sociétisation reste
cependant bien souvent le prélude d’une ouverture du capital. Il ne s’agit
toutefois que d’une ouverture minoritaire du capital dans la mesure où la loi
impose à l’État de rester actionnaire majoritaire.
Enfin, l’ouverture minoritaire du capital précède communément la
privatisation de ce capital, ce qui est plus acceptable politiquement.
- La privatisation du capital
La
privatisation du capital
consiste à transférer la propriété d’une entreprise du secteur
public au secteur privé (Const. 4 oct. 1958, art. 34).
La plupart des privatisations sont des
privatisations partielles, en ce sens qu’à l’issue du processus et
contrairement aux privatisations complètes ou totales, la part du capital
détenue par l’État actionnaire n’est pas nulle (Bernard (S.)
et Jouve (D.), Droit public des affaires, LexisNexis,
coll. Objectif Droit, 2e éd., 2023,
p. 112).
La
France a connu trois grandes vagues de privatisations, à
savoir celles de 1986-1988, 1993-1997 et 1997-2002, qui ont considérablement
réduit l’actionnariat étatique.
Plus récemment,
la loi PACTE du 22 mai 2019 (L. n°
2019-486, 22 mai 2019, relative à la croissance et la
transformation des entreprises, JORF 23 mai 2019) a organisé une
telle réduction en permettant notamment la privatisation du capital des
sociétés Aéroports de Paris et La Française
des jeux. Si plusieurs justifications à ce
désengagement capitalistique de l’État actionnaire ont été avancées, elles
n’empêchent toutefois pas la politisation des débats, les privatisations ayant
toujours fait l’objet d’une « véritable guerre de religion » (Durupty (M.), Les
ouvertures de capital des entreprises publiques, Regards croisés sur
l’économie, 2007, n° 2,
p. 108) entre la droite et la gauche.
Les passions politiques accompagnant les
privatisations se traduisent juridiquement par le développement du contrôle de
constitutionnalité. C’est à l’aune du Préambule de la Constitution du 27
octobre 1946 que celui-ci est opéré.
Dans sa décision du 16 mai 2019 relative
à la loi PACTE, le Conseil constitutionnel a rappelé que, si l’article 34 de la
Constitution « laisse au législateur l’appréciation de l’opportunité des transferts du secteur
public au secteur privé et la détermination des biens ou des entreprises sur
lesquels ces transferts doivent porter » (Cons.
const., déc. 26 juin 1986, n°
86-207
DC, Loi autorisant le Gouvernement à prendre diverses mesures d’ordre
économique et social.), il « ne
saurait le dispenser, dans l’exercice de sa compétence, du respect des
principes et des règles de valeur constitutionnelle qui s’imposent à tous les
organes de l’État » (Cons. const., déc. 16 mai 2019, n° 2019-781 DC, Loi relative à la croissance et
la transformation des entreprises, Contrats-Marchés publ. 2019, comm. 243, note
G. Eckert ; Constitutions 2019, p. 364, note P? Esplugas-Labatut ; RFDA 2019, chron. p. 763, obs. A. Roblot-Troizier ; Rev. sociétés 2019, p.
493, obs. B. François). Or, l’alinéa 9 du Préambule
de la Constitution de 1946 énonce que « tout bien, toute entreprise, dont
l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou
d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité ».
Par conséquent,
au regard de ce seul texte, si l’exploitation de l’entreprise publique possède
les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, son
capital ne peut être privatisé.
Lors d’un désengagement capitalistique de
l’État, la crainte d’une perte de contrôle ou d’influence étatique sur la
société et le secteur d’activité en
question peut être relativisée grâce à la présence d’instruments
extra-actionnariaux de contrôle, tels que la régulation, véritable « police économique » (Gaudemet (Y.), Concurrence et régulation ; entre liberté et contrainte, in : Du
droit public économique : quelques questions d’actualité,
dir. F. Blanc et S. Braconnier, RDP 2022, p. 981,
spéc. p. 989). Des instruments actionnariaux sont également utilisés par l’État
actionnaire lui-même à l’issue d’un désengagement capitalistique. Ils lui
permettent de conserver une influence certaine sur la société. Ces instruments
sont donc au service du désengagement capitalistique de l’État actionnaire.
Les instruments actionnariaux au service
du désengagement capitalistique de l’État actionnaire
L’État
est un actionnaire actif, parfois même activiste (Torck (S.), L’État,
cet actionnaire activiste, Les Échos, 29 avr. 2015). Pour rester influent
lorsqu’il se désengage du capital d’une société, l’État actionnaire utilise
activement les instruments actionnariaux à sa disposition, qui lui procurent d’importantes prérogatives d’actionnaire. Il
fait tant usage des instruments de droit commun, utilisables par tout
actionnaire, que de l’action spécifique, qu’il est le seul à pouvoir utiliser.
- Les instruments de droit commun
L’État,
actionnaire de sociétés anonymes presque exclusivement, instrumentalise depuis
longtemps le droit des sociétés anonymes dans la mesure où ce droit « offre un champ assez étendu à
l’intervention de l’État » (Gastaud (J.-P.), Propos introductif : De l’entreprise
d’intérêt général, in : L’État actionnaire, conférence Association Dauphine Droit des
Affaires, Paris, 3 juin 2010, JCP E 2010, 1884).
L’actionnariat
salarié et les pactes d’actionnaires sont par exemple deux outils très utilisés
lors d’un désengagement capitalistique de l’État actionnaire, ce qui explique
leur importante promotion et leur forte présence dans les sociétés à
participation publique.
L’illustration
la plus spectaculaire est cependant celle du droit de vote double automatique,
puisque l’instrument a été créé en 2014 pour l’État actionnaire.
Pour s’en convaincre, il suffit de se
référer à la loi Florange, qui dispose que « dans les sociétés anonymes dans
lesquelles la loi prévoit que l’État doit atteindre un seuil minimal de
participation en capital, inférieur à 50 %, cette obligation est remplie si ce
seuil de participation est atteint en capital ou en droits de vote. La
participation de l’État peut être temporairement inférieure à ce seuil à
condition qu’elle atteigne le seuil de détention du capital ou des droits de
vote requis dans un délai de deux ans » (L. n° 2014-384, 29 mars 2014, visant à reconquérir l’économie réelle, JORF 1er avr. 2014, art. 7, VI). L’État actionnaire
peut donc réduire sa participation capitalistique dans ces sociétés en
attendant de se voir conférer le droit de vote double. Dans cette attente, il
est réputé avoir respecté le seuil légal minimal de participation en capital.
Cette « loi de circonstance » (Barrière (F.)
et de Reals (C.), La loi Florange :
une loi anti-OPA ?, Rev. sociétés 2014, p. 279) qu’est la loi
Florange aide l’État actionnaire qui peut voir ses participations, grâce à cet
aménagement, être temporairement inférieures aux différents seuils légaux de
détention.
En
outre, à
chaque fois qu’une résolution visant à modifier les statuts de la société pour
s’opposer à l’instauration du droit de vote double automatique a été proposée
en vertu de l’article L. 22-10-46 du Code de commerce, l’État actionnaire s’y
est opposé avec succès. Les exemples d’Air France-KLM
et de Renault sont à cet égard significatifs.
Le droit
de vote double automatique est particulièrement utile à l’État
actionnaire. Il est présent dans toutes les sociétés cotées à participation publique et lui
permet de réduire sa participation capitalistique tout en consolidant sa
position d’actionnaire de référence. Autrement dit, l’instrument permet à
l’État actionnaire de « diriger sans posséder » (Klein (J.), L’État
et les sociétés commerciales, Mél. D. R. Martin,
LGDJ, 2015, p. 361, spéc. p. 385).
Si l’État
utilise les instruments de droit commun lorsqu’il se désengage du capital des
sociétés dont il est actionnaire, il fait également usage d’un instrument
exclusif de protection des intérêts essentiels du pays : l’action spécifique.
Créée
par décret et fortement encadrée par le droit de l’Union européenne, l’action
spécifique, ou golden share en anglais, est un
titre représentatif du capital d’une société à participation publique conférant à son titulaire, l’État, des
prérogatives relatives à l’évolution de l’actionnariat de la société, à sa
gouvernance et à ses actifs stratégiques si « particulières » (Cozian (M.), Viandier (A.) et Deboissy (F.), Droit
des sociétés, LexisNexis, coll. Manuel, 36e
éd., 2023, p. 591) et si importantes qu’elles
sont souvent exorbitantes du droit des sociétés anonymes.
Par
exemple, la prérogative relative à l’évolution de l’actionnariat
attachée à une action spécifique est « la soumission à un agrément préalable du ministre chargé de
l’économie du franchissement, par une personne agissant seule ou de concert,
d’un ou de plusieurs des seuils (…) précisés dans le décret qui institue
l’action spécifique »
(Ord. préc. n° 2014-948, art.
31-1, I, 1°). Cette approbation ministérielle est assurément
dérogatoire au droit des sociétés anonymes dont les titres sont admis aux
négociations sur un marché réglementé.
L’instrument
est particulièrement attractif pour l’État actionnaire, dont les capacités financières sont de plus en plus réduites. Il
lui permet de combiner réduction de sa participation capitalistique et maintien
de son influence sur la société concernée.
Depuis
2019 et la consolidation de l’action spécifique par la loi PACTE,
l’instrument est au service de tout désengagement capitalistique de l’État
actionnaire. Auparavant, la création d’une action spécifique devait s’inscrire
dans le cadre d’une cession de titres par l’État actionnaire entraînant le
franchissement à la baisse des seuils du tiers, de la moitié ou des deux-tiers
du capital social de la société en question. Des conditions de seuils étaient
donc nécessaires pour créer une action spécifique. C’est d’ailleurs la raison
pour laquelle les créations de golden shares
étaient fortement liées aux privatisations, le dispositif de l’action
spécifique ayant été initialement créé par la loi du 6 août 1986 relative
aux modalités des privatisations (L. n°
86-912, 6 août 1986, relative aux
modalités des privatisations, JORF 7 août 1986, art. 10).
Grâce à la loi PACTE, une action
spécifique peut désormais être créée alors même que les cessions envisagées ne
conduisent pas aux franchissements des seuils de détention antérieurement
requis par l’ordonnance de 2014. Mieux, une action ordinaire détenue par l’État
peut dorénavant être transformée en action spécifique sans qu’aucune cession
soit envisagée.
Charles Bugnot
Docteur en droit