DROIT

SÉRIE ­ « LE CAPITAL SOCIAL » (4). Le désengagement capitalistique de l'État actionnaire

SÉRIE ­ « LE CAPITAL SOCIAL » (4). Le désengagement capitalistique de l'État actionnaire
Publié le 29/03/2024 à 11:40

 

La faculté de droit et science politique de l’université Toulouse Capitole a proposé mi-mars le colloque intitulé « Le capital social », organisé par le centre de droit des affaires et l’institut national universitaire Champollion. Nous nous faisons ici l’écho, sous forme de série, des idées échangées au cours de cette journée sous la houlette des modérateurs, Arnaud de Bissy, Hélène Durand, Nadège Jullian, et Emmanuel Cordelier. La série « Le capital social » regroupe les articles suivants :


• Le coup d’accordéon ;

• Le capital social entamé ;

• Le salarié actionnaire : quelles réalités ? ;

• Le désengagement capitalistique de l’État actionnaire ;

• La société non capitaliste ;

• Risques et intéressement des managers au capital ;

• Les conséquences de la non-libération des apports ;

• Le capital social imaginaire : le cas de l'entreprise individuelle assimilée à une EURL (ou à une EARL) ;

• La variabilité du capital social. 

 

Depuis plusieurs années et l’élection à la présidence de la République du « chef de la start-up nation » (Musso (P.), Le temps de l’État-Entreprise. Berlusconi, Trump, Macron, Fayard, 2019, p. 70), en 2017 notamment, la tendance est au désengagement capitalistique de l’État actionnaire.

Les lignes directrices de l’Agence des participations de l’État (APE), sorte de doctrine de l’État actionnaire (Auby (J.-B.), La doctrine de l’État actionnaire, Dr. adm. 2014, repère 10), ont ainsi été révisées en 2017. Depuis, l’État a vocation à être actionnaire dans « les entreprises stratégiques qui contribuent à l’indépendance de la France ; les entreprises participant à des missions de service public ou d’intérêt général national ou local pour lesquelles la régulation serait insuffisante pour préserver les intérêts publics et assurer les missions de service public ; les entreprises en difficulté dont la disparition pourrait entraîner un risque systémique ou une perte d’indépendance » (Rapp. 2022-2023 sur l’État actionnaire adressé par le ministère de l’Économie au Parlement en application de l’article 142 de la loi du 15 mai 2001 sur les nouvelles régulations économiques, p. 14).

La donne a toutefois quelque peu changé avec la crise sanitaire de la Covid-19 de 2020. Durant la crise, ces lignes directrices ont été temporairement infléchies et « l’État en ordre de bataille » (Boudon (J.), L’État en ordre de bataille. L’arsenal juridique réquisitionné pour combattre l’épidémie de Covid-19, in : Le droit des affaires, instrument de gestion et de sortie de crise. Les entreprises à l’épreuve de la pandémie, contribution de l’association Droit et Commerce à une réflexion juridique d’ensemble sur les conséquences de la crise sanitaire, dir. M. Ringlé, LGDJ, 2021, p. 35) est venu en aide aux sociétés du portefeuille de l’APE les plus fragilisées. Les lignes directrices de l’APE doivent désormais s’apprécier au regard de trois facteurs, dont la prise en compte de la souveraineté économique et des besoins liés à la réindustrialisation du pays (Rapp. 2022-2023 sur l’État actionnaire…, op. cit., p. 14).

Nonobstant, l’État actionnaire contemporain apparaît tel un « désinvestisseur durable » (Samuel-Lajeunesse (D.), L’État, un actionnaire comme les autres ?, conférence Lyon Place Financière et Tertiaire, Lyon, 10 fév. 2005). Face à un État aux capacités financières de plus en plus réduites, l’orientation actuelle est à un actionnariat étatique minoritaire, « figure moderne de l’État actionnaire » (Vanneaux (M.-A.), Indisponibilités et actionnariat public minoritaire, Rev. Lamy dr. aff. janv. 2014, 89).

Le désengagement de l’État du capital d’une société dont il est actionnaire se déroule habituellement en plusieurs temps et, dans la mesure où il ne se désintéresse nullement des sociétés objet du désengagement capitalistique, l’État actionnaire utilise des instruments lui permettant de conserver une influence certaine sur ces sociétés. Cette situation invite à étudier les différentes étapes du désengagement capitalistique de l’État actionnaire, puis les instruments au service de ce désengagement.

Les étapes du désengagement capitalistique de l’État actionnaire

Pour des raisons tenant à l’acceptation politique des Français à l’égard du désengagement de l’État du capital d’une société à participation publique, l’ouverture minoritaire du capital précède généralement la privatisation de ce capital.

  • L’ouverture minoritaire du capital

De nombreuses sociétés à participation publique comme EDF, Aéroports de Paris, La Poste et la SNCF, étaient antérieurement de grands établissements publics à caractère industriel et commercial (EPIC) nationaux. Ils ont fait l’objet, sous l’influence du droit européen des aides d’État, d’opérations de sociétisation.

La sociétisation est une opération de privatisation du statut - et non du capital - et désigne ici l’adoption par l’entreprise publique de la structure sociétaire dans laquelle l’État devient l’unique actionnaire.

La société anonyme étant la seule forme sociale utilisée par l’État actionnaire à l’issue d’une opération de sociétisation, un auteur a pu parler de « SA-isations » (Bottini (F.), L’action économique des collectivités publiques. Ses enjeux, son droit, ses acteurs, Institut Francophone pour la Justice et la Démocratie, coll. Kultura, Tome 9, 2020, p. 250).

Avant la sociétisation, toute ouverture du capital demeure impossible puisque l’EPIC, véritable « produit d’un démembrement » (Conseil d’État, Les établissements publics, Étude adoptée par l’assemblée générale plénière, 15 oct. 2009, p. 11) étatique, est dépourvu de capital divisé en actions.

Une fois l’EPIC sociétisé, l’État devient l’unique actionnaire de la société anonyme - société anonyme unipersonnelle pouvant être qualifiée de société nationale -, ce que permet l’article 32 de l’ordonnance du 20 août 2014 (Ord. n° 2014-948, 20 août 2014, relative à la gouvernance et aux opérations sur le capital des sociétés à participation publique, JORF 23 août 2014).

La loi sociétisant l’EPIC peut certes contraindre l’État à rester l’unique actionnaire de la société anonyme de manière temporaire ou non, mais la sociétisation reste cependant bien souvent le prélude d’une ouverture du capital. Il ne s’agit toutefois que d’une ouverture minoritaire du capital dans la mesure où la loi impose à l’État de rester actionnaire majoritaire.

Enfin, l’ouverture minoritaire du capital précède communément la privatisation de ce capital, ce qui est plus acceptable politiquement.

  • La privatisation du capital

La privatisation du capital consiste à transférer la propriété d’une entreprise du secteur public au secteur privé (Const. 4 oct. 1958, art. 34).

La plupart des privatisations sont des privatisations partielles, en ce sens qu’à l’issue du processus et contrairement aux privatisations complètes ou totales, la part du capital détenue par l’État actionnaire n’est pas nulle (Bernard (S.) et Jouve (D.), Droit public des affaires, LexisNexis, coll. Objectif Droit, 2e éd., 2023, p. 112).

La France a connu trois grandes vagues de privatisations, à savoir celles de 1986-1988, 1993-1997 et 1997-2002, qui ont considérablement réduit l’actionnariat étatique.

Plus récemment, la loi PACTE du 22 mai 2019 (L. n° 2019-486, 22 mai 2019, relative à la croissance et la transformation des entreprises, JORF 23 mai 2019) a organisé une telle réduction en permettant notamment la privatisation du capital des sociétés Aéroports de Paris et La Française des jeux. Si plusieurs justifications à ce désengagement capitalistique de l’État actionnaire ont été avancées, elles n’empêchent toutefois pas la politisation des débats, les privatisations ayant toujours fait l’objet d’une « véritable guerre de religion » (Durupty (M.), Les ouvertures de capital des entreprises publiques, Regards croisés sur l’économie, 2007, n° 2, p. 108) entre la droite et la gauche.

Les passions politiques accompagnant les privatisations se traduisent juridiquement par le développement du contrôle de constitutionnalité. C’est à l’aune du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 que celui-ci est opéré.

Dans sa décision du 16 mai 2019 relative à la loi PACTE, le Conseil constitutionnel a rappelé que, si l’article 34 de la Constitution « laisse au législateur l’appréciation de l’opportunité des transferts du secteur public au secteur privé et la détermination des biens ou des entreprises sur lesquels ces transferts doivent porter » (Cons. const., déc. 26 juin 1986, n° 86-207 DC, Loi autorisant le Gouvernement à prendre diverses mesures d’ordre économique et social.), il « ne saurait le dispenser, dans l’exercice de sa compétence, du respect des principes et des règles de valeur constitutionnelle qui s’imposent à tous les organes de l’État » (Cons. const., déc. 16 mai 2019, n° 2019-781 DC, Loi relative à la croissance et la transformation des entreprises, Contrats-Marchés publ. 2019, comm. 243, note G. Eckert ; Constitutions 2019, p. 364, note P? Esplugas-Labatut ; RFDA 2019, chron. p. 763, obs. A. Roblot-Troizier ; Rev. sociétés 2019, p. 493, obs. B. François). Or, l’alinéa 9 du Préambule de la Constitution de 1946 énonce que « tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité ».

Par conséquent, au regard de ce seul texte, si l’exploitation de l’entreprise publique possède les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, son capital ne peut être privatisé.

Lors d’un désengagement capitalistique de l’État, la crainte d’une perte de contrôle ou d’influence étatique sur la société et le secteur d’activité en question peut être relativisée grâce à la présence d’instruments extra-actionnariaux de contrôle, tels que la régulation, véritable « police économique » (Gaudemet (Y.), Concurrence et régulation ; entre liberté et contrainte, in : Du droit public économique : quelques questions d’actualité, dir. F. Blanc et S. Braconnier, RDP 2022, p. 981, spéc. p. 989). Des instruments actionnariaux sont également utilisés par l’État actionnaire lui-même à l’issue d’un désengagement capitalistique. Ils lui permettent de conserver une influence certaine sur la société. Ces instruments sont donc au service du désengagement capitalistique de l’État actionnaire.

Les instruments actionnariaux au service du désengagement capitalistique de l’État actionnaire

L’État est un actionnaire actif, parfois même activiste (Torck (S.), L’État, cet actionnaire activiste, Les Échos, 29 avr. 2015). Pour rester influent lorsqu’il se désengage du capital d’une société, l’État actionnaire utilise activement les instruments actionnariaux à sa disposition, qui lui procurent d’importantes prérogatives d’actionnaire. Il fait tant usage des instruments de droit commun, utilisables par tout actionnaire, que de l’action spécifique, qu’il est le seul à pouvoir utiliser.

  • Les instruments de droit commun

L’État, actionnaire de sociétés anonymes presque exclusivement, instrumentalise depuis longtemps le droit des sociétés anonymes dans la mesure où ce droit « offre un champ assez étendu à l’intervention de l’État » (Gastaud (J.-P.), Propos introductif : De l’entreprise d’intérêt général, in : L’État actionnaire, conférence Association Dauphine Droit des Affaires, Paris, 3 juin 2010, JCP E 2010, 1884).

L’actionnariat salarié et les pactes d’actionnaires sont par exemple deux outils très utilisés lors d’un désengagement capitalistique de l’État actionnaire, ce qui explique leur importante promotion et leur forte présence dans les sociétés à participation publique.

L’illustration la plus spectaculaire est cependant celle du droit de vote double automatique, puisque l’instrument a été créé en 2014 pour l’État actionnaire.

Pour s’en convaincre, il suffit de se référer à la loi Florange, qui dispose que « dans les sociétés anonymes dans lesquelles la loi prévoit que l’État doit atteindre un seuil minimal de participation en capital, inférieur à 50 %, cette obligation est remplie si ce seuil de participation est atteint en capital ou en droits de vote. La participation de l’État peut être temporairement inférieure à ce seuil à condition qu’elle atteigne le seuil de détention du capital ou des droits de vote requis dans un délai de deux ans » (L. n° 2014-384, 29 mars 2014, visant à reconquérir l’économie réelle, JORF 1er avr. 2014, art. 7, VI). L’État actionnaire peut donc réduire sa participation capitalistique dans ces sociétés en attendant de se voir conférer le droit de vote double. Dans cette attente, il est réputé avoir respecté le seuil légal minimal de participation en capital. Cette « loi de circonstance » (Barrière (F.) et de Reals (C.), La loi Florange : une loi anti-OPA ?, Rev. sociétés 2014, p. 279) qu’est la loi Florange aide l’État actionnaire qui peut voir ses participations, grâce à cet aménagement, être temporairement inférieures aux différents seuils légaux de détention.

En outre, à chaque fois qu’une résolution visant à modifier les statuts de la société pour s’opposer à l’instauration du droit de vote double automatique a été proposée en vertu de l’article L. 22-10-46 du Code de commerce, l’État actionnaire s’y est opposé avec succès. Les exemples d’Air France-KLM et de Renault sont à cet égard significatifs.

Le droit de vote double automatique est particulièrement utile à l’État actionnaire. Il est présent dans toutes les sociétés cotées à participation publique et lui permet de réduire sa participation capitalistique tout en consolidant sa position d’actionnaire de référence. Autrement dit, l’instrument permet à l’État actionnaire de « diriger sans posséder » (Klein (J.), L’État et les sociétés commerciales, Mél. D. R. Martin, LGDJ, 2015, p. 361, spéc. p. 385).

Si l’État utilise les instruments de droit commun lorsqu’il se désengage du capital des sociétés dont il est actionnaire, il fait également usage d’un instrument exclusif de protection des intérêts essentiels du pays : l’action spécifique.

  • L’action spécifique

Créée par décret et fortement encadrée par le droit de l’Union européenne, l’action spécifique, ou golden share en anglais, est un titre représentatif du capital d’une société à participation publique conférant à son titulaire, l’État, des prérogatives relatives à l’évolution de l’actionnariat de la société, à sa gouvernance et à ses actifs stratégiques si « particulières » (Cozian (M.), Viandier (A.) et Deboissy (F.), Droit des sociétés, LexisNexis, coll. Manuel, 36e éd., 2023, p. 591) et si importantes qu’elles sont souvent exorbitantes du droit des sociétés anonymes.

Par exemple, la prérogative relative à l’évolution de l’actionnariat attachée à une action spécifique est « la soumission à un agrément préalable du ministre chargé de l’économie du franchissement, par une personne agissant seule ou de concert, d’un ou de plusieurs des seuils (…) précisés dans le décret qui institue l’action spécifique » (Ord. préc. n° 2014-948, art. 31-1, I, 1°). Cette approbation ministérielle est assurément dérogatoire au droit des sociétés anonymes dont les titres sont admis aux négociations sur un marché réglementé.

L’instrument est particulièrement attractif pour l’État actionnaire, dont les capacités financières sont de plus en plus réduites. Il lui permet de combiner réduction de sa participation capitalistique et maintien de son influence sur la société concernée.

Depuis 2019 et la consolidation de l’action spécifique par la loi PACTE, l’instrument est au service de tout désengagement capitalistique de l’État actionnaire. Auparavant, la création d’une action spécifique devait s’inscrire dans le cadre d’une cession de titres par l’État actionnaire entraînant le franchissement à la baisse des seuils du tiers, de la moitié ou des deux-tiers du capital social de la société en question. Des conditions de seuils étaient donc nécessaires pour créer une action spécifique. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les créations de golden shares étaient fortement liées aux privatisations, le dispositif de l’action spécifique ayant été initialement créé par la loi du 6 août 1986 relative aux modalités des privatisations (L. n° 86-912, 6 août 1986, relative aux modalités des privatisations, JORF 7 août 1986, art. 10).

Grâce à la loi PACTE, une action spécifique peut désormais être créée alors même que les cessions envisagées ne conduisent pas aux franchissements des seuils de détention antérieurement requis par l’ordonnance de 2014. Mieux, une action ordinaire détenue par l’État peut dorénavant être transformée en action spécifique sans qu’aucune cession soit envisagée.

Charles Bugnot
Docteur en droit

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