CULTURE

TRIBUNE. "Décrochez-moi ça" : la censure de l'œuvre du fait du comportement de son auteur

TRIBUNE.
Publié le 28/11/2023 à 19:49

Récemment, la réprobation médiatique du comportement jugé indigne de plusieurs artistes dans leur vie privée, a entrainé un refus d’exposition de leurs œuvres.

 

Un vif débat s’est alors ouvert dans les médias et réseaux sociaux qui peut être résumé ainsi : doit-on, peut-on, distinguer l’œuvre de son auteur ? Cette problématique est essentiellement fondée sur des arguments moraux et les analyses des conséquences juridiques sont quasiment absentes. Mais où sont donc passés les juristes ?

 

La problématique morale

 

Est-il justifié de décrocher et de refuser de montrer les œuvres (donc les censurer) d’un artiste dont la conduite personnelle, antérieure ou actuelle, fait l’objet de critiques (voire d’un scandale), de poursuites judiciaires ou d’une condamnation pénale (notamment en matière de viol, de harcèlement sexuel ou autre…).

L’œuvre d’art doit-elle être sanctionnée par ricochet de la sanction prononcée à l’égard de son auteur pour une faute personnelle commise ? L’œuvre d’art doit-elle être une victime collatérale ? Faut-il jeter le bébé avec l’eau du bain ?

 
Le débat auquel on assiste est moral. C’est la morale qui légitimerait la censure de l’œuvre de l’artiste présumé coupable ou jugé coupable d’une infraction pénale.

Il est intéressant de noter que jusqu’ à présent, on était habitué à ce que l’appréciation de l’œuvre elle-même (œuvre susceptible de porter atteinte à la pudeur, aux bonnes mœurs, à la dignité...) justifie, à tort ou à raison, les poursuites et la condamnation de l’artiste.

Bon nombre d’œuvres d’art ont été ainsi vilipendées, détériorées voire détruites ou simplement refusées et interdites, uniquement parce qu’il était argué qu’elles heurtaient les convictions, les sentiments, la religion de leurs détracteurs. Le premier musée ne réunissant que des œuvres censurées pour ces motifs s’est ouvert à Barcelone le 26 octobre 2023 (« Musée de l’art interdit », fondé par Tatxo Benet) ; c’est la version actuelle du Salon des refusés !

Dans le débat actuel, c’est l’inverse : l’appréciation du comportement de l’artiste justifie la censure de son œuvre. A quand le « musée des artistes interdits », présentés façon Musée Grévin ?

On relèvera aussi le paradoxe suivant : l’accrochage d’une œuvre dans une galerie, ou une exposition publique est traditionnellement effectué en raison de la qualité esthétique intrinsèque de l’œuvre et de la notoriété artistique de l’artiste mais sans considération de la conduite personnelle passée ou présente, bonne ou mauvaise de ce dernier.

Or, ici le refus d’accrochage se fait par référence directe et exclusive à la conduite personnelle de l’artiste. Pourtant l’œuvre conserve la qualité qu’on lui reconnaissait auparavant et la notoriété artistique de l’artiste reste la même. Le refus d’accrochage ou le décrochage est donc bien et d’abord une sanction de l’artiste, dictée par une opinion moraliste militante, voire par une police des mœurs.

Qui plus est, le cumul de censures est possible : l’œuvre pourrait être à la fois interdite en raison de ce qu’elle représente mais aussi en fonction du comportement personnel de son auteur ; c’est la double peine pour l’œuvre !

On notera que ce débat ne s’alimente que de cas où l’artiste pourrait être poursuivi ou sanctionné pénalement sur la base des infractions pénales perçues comme ayant un fondement moral (viol, agressions sexuelles, harcèlement...). Un même débat aurait-il lieu si l’artiste était poursuivi ou condamné pour fraude fiscale ou abus de biens sociaux ? Pour sortir du domaine pénal, ce débat aurait-il lieu si l’artiste était condamné par le juge civil pour non-respect d’un contrat ?

Morale, morale, morale … mais où est donc passé le droit ? Le droit est bien là, même s’il n’est pas invoqué par les débatteurs. Il est sous-jacent et reste pour l’instant quasiment invisible dans le débat public. Il appartient aux juristes de le faire émerger, de rappeler son existence et la prééminence de la règle de droit sur les arguments et principes moraux. Il leur incombe de qualifier juridiquement les faits et leurs conséquences. Là, s’ouvre alors une nouvelle problématique, mais juridique celle-ci.

 

La problématique juridique

 

Quand l’œuvre d’art est refusée, décrochée, remisée, démontée, débranchée en raison de la conduite personnelle de son auteur, le juriste ne peut manquer de se poser les questions suivantes. 

Sur quels fondements, principes ou notions juridiques les établissements privés et publics (galeries, musées, fondations, établissements culturels…) peuvent-ils s’appuyer pour, de fait et spontanément, censurer les œuvres ? Peuvent-ils légitimement, sans l’intervention du juge ou d’un acte de l’autorité publique invoquer l’ordre public général pour procéder au refus d’exposer, pour remiser, démonter ou débrancher l’œuvre ?

La censure de l’œuvre constitue-t-elle un manquement au contrat liant l’artiste aux établissements précités ? Quid de la responsabilité de ces derniers ? Comment évaluer le préjudice ? Quelle serait la validité d’une clause permettant la rupture du contrat en cas de poursuites ou de condamnations pénales de l’artiste ?

Si l’on se place du côté de l’artiste, cette censure porte-t-elle atteinte à ses droits d’auteur ? Quels recours administratifs et judiciaires, quelles actions civiles ou pénales l’artiste peut-il exercer en pareille situation ?

La médiatisation de la censure de l’œuvre et des condamnations de l’artiste peuvent-elles faire baisser la cote de l’artiste ? Dans l’affirmative comment le prouver et comment évaluer le préjudice ?

Le constat avait déjà été fait que l’œuvre d’art est de plus en plus attaquée pour ce qu’elle représente, pour ce qu’elle donne à voir ou à penser, car revisitée par la morale ambiante même s’il s’agit d’une œuvre réalisée dans un lointain passé.

Un nouveau constat s’impose : l’œuvre d’art est maintenant attaquée par cette même morale mais qui cette fois revisite la conduite de son auteur, vivant ou disparu depuis longtemps. Dure époque pour les œuvres d’art !

Allez juristes, au travail et mettons le droit au service de l’art !

Gérard Sousi
Président de l’Institut Art & Droit

 


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