Alors que l’horizon 2030 se
profile, avec ses objectifs environnementaux statués lors de l’accord de Paris,
le transport maritime de marchandises n’est pas en reste. Étant un secteur
fortement émetteur de gaz à effet de serre, de nombreuses stratégies de
régulations environnementales ont, au fil des années, vu le jour, à une échelle
tant européenne que mondiale. Mais pour les observateurs, il faut aller
encore plus loin et plus vite dans la décarbonation du secteur.
« La décarbonation du
transport maritime face au commerce international : des enjeux irréconciliables
? » Telle est la question à laquelle juristes et économistes ont tenté de
répondre au cours d’une rencontre organisée par l’institut d’administration des
entreprises (IAE) de Nantes, mi-octobre. Les stratégies actuelles et futures,
en vue de la décarbonation du secteur du transport maritime, était au centre
des réflexions.
La voie maritime est
l’un des piliers du commerce international, puisqu’elle assume près de 80% du
fret de marchandises dans le monde, selon la Conférence des Nations unies sur
le commerce et le développement (CNUCED). De plus, au fil des décennies, les
échanges par bateau se sont intensifiés, accompagnant la demande croissante due
au processus de mondialisation. Leur volume a été multiplié par 4 depuis les
années 1970, atteignant près de 12 milliards de tonnes transportées chaque
année.
Cette intensification des
échanges maritimes a un coût environnemental. En 2018, le secteur représentait
3% des émissions mondiales de gaz à effet de serre, toujours selon la CNUCED.
Un chiffre qui inquiète d’autant plus que les émissions ont augmenté de près de
10% entre 2012 et 2018, passant de 964 millions de tonnes à plus d’1 milliard
de tonnes. Selon une étude de l’Agence internationale de l'énergie réalisée en
2018, le transport maritime est le deuxième émetteur de gaz à effet de serre
parmi les différents types de transports de marchandises, après le secteur
routier. Il représente près d’un quart des émissions du transport de
marchandises. « Or, l’objectif est une réduction à 0 des émissions de
carbone en 2050, avec une réduction de 30% en 2030 et une réduction de 70% en
2040 », explique Gabriel Figueiredo de Oliveira, économiste et maître
de conférences à l’Université de Toulon. « Beaucoup de chemin reste à
parcourir pour atteindre ces objectifs », en déduit-il.
Il faut anticiper, car le
secteur du commerce maritime à ceci de particulier que la durée de vie de ses
flottes est longue, soit une vingtaine d’années. C’est pourquoi, « les
décisions que l’on prend aujourd’hui impactent déjà 2050 », martèle
Cyrille Poirier-Coutansais, directeur de recherches au Centre d'études
stratégiques de la Marine (CESM). « Le transport maritime doit se
décarboner dès que possible, tout en assurant la croissance économique »,
déclarait, en 2023, la Secrétaire générale de la CNUCED, Rebeca Grynspan. Une
question duale complexe sur laquelle se sont penchés les spécialistes invités à
participer au colloque.
La stratégie de l’organisation
maritime internationale (OMI) pour établir des objectifs chiffrés de
décarbonation
Sophie Gambardella, chargée
de recherche au CNRS et spécialisée en droit international de l’environnement,
s’est exprimée sur l’évolution de la prise en compte de l’impératif
environnemental au sein de l’OMI. Cette autorité, chapeautée par les Nations
unies, est chargée de la sureté du transport maritime et de la prévention de la
pollution des eaux et de l’atmosphère imputable à ce secteur économique. La
chercheuse observe qu’avant 2011, « il ne se passe pas énormément de
chose, à l’OMI, sur la question des émissions de gaz à effet de serre »,
puisqu’avant cette date, peu de données scientifiques étaient disponibles. Mais
en 2015, l’Accord de Paris est signé, ouvrant la porte à des règlementations
environnementales établies à partir d’objectifs chiffrés. Une politique à
laquelle l’OMI n’échappe pas : en 2018, l’organisation adopte sa
« Stratégie initiale de réduction des émissions de gaz à effet de
serre ». Une décision que la chercheuse qualifie de « novatrice »,
car elle intègre, pour la première fois, des objectifs chiffrés imposés au
transport maritime.
Dans sa « Stratégie
initiale », l’OMI prévoit, par rapport à l’année de référence (2008), d’abord
une réduction des émissions de CO2 dues à l’activité logistique maritime d’au
moins 40% d’ici à 2030, puis de 70% d’ici à 2050. Elle fixe également
l’objectif d’une réduction du volume total des émissions annuelles de gaz à
effet de serre d’au moins 50% en 2050. Malgré les engagements pris, cette
stratégie « a été vue comme très peu ambitieuse sur la scène
internationale », explique Sophie Gambardella. En effet, dans un
premier temps, le seuil minimal de 50% de réduction des émissions du transport
maritime d’ici 2050 a été largement critiqué, puisqu’il ne représente « que
la moitié des attentes de l’accord de Paris », qui demande, à cette
date, la neutralité carbone.
La stratégie révisée : « un
grand succès », résultat de nombreux consensus
En 2023, l’OMI adopte sa
stratégie révisée, bien mieux accueillie et considérée comme « un grand
succès, avec des niveaux beaucoup plus élevés ». Ainsi, l’organisation
attend une réduction à zéro des émissions nettes de gaz à effet de serre, avant
2050, ou aux alentours de cette date. « On voit bien le consensus qu’il
y a eu entre les États pour ne pas mettre quelque chose de trop
contraignant », remarque Sophie Gambardella. L’OMI prévoit également
des points de contrôles indicatifs, afin de réduire les émissions annuelles
totales de gaz à effet de serre de 20% d’ici à 2030, toujours par rapport à
2008, « mais en s’efforçant de faire passer ce pourcentage à 30% ».
La stratégie vise également l’objectif d’une réduction des émissions annuelles
totales de GES provenant des transports maritimes internationaux d'au moins 70
% d'ici à 2040, « en s'efforçant de faire passer ce pourcentage
à 80 % ». La chercheuse note que sur ces deux mesures, « on
voit à nouveau la petite phrase de compromis ».
Avec sa stratégie révisée,
l’OMI met en place un indicateur d’intensité en carbone (ICC). Chaque navire
fera l’objet d’un calcul du delta entre son indice opérationnel de carbone réel
et son indice requis par la règlementation. Ce calcul permet d’établir une
notation des navires existants, par des lettres, allant de A à E. Sophie
Gambardella indique qu’un nouveau consensus a eu lieu, entre les États, sur la
question des mauvais élèves : un navire classé D ou E aura 3 ans pour présenter
son plan de mise en conformité. D’autre part, l’OMI crée l’indice de rendement
énergétique des navires existants (EEXI), pour déterminer leur efficacité
énergétique. « C’est la première fois qu’on adopte des mesures
contraignantes pour les navires existants et non plus uniquement pour les
navires neufs », ajoute-t-elle. Ainsi, toute la flotte devra être
certifiée « dans des délais très contraints ».
L’Union européenne étend son
système d’échange de quotas d’émission au secteur maritime
À l’échelle de notre continent,
l’Union européenne a également établi une législation règlementant le niveau
d’émission de gaz à effet de serre pour le secteur du transport maritime. Elle
prend en partie sa source dans la directive de 2003, portant sur « le
système d’échange de quotas d’émission » (SEQE). Ce dernier a pour but
de contenir les quantités d’émission de gaz à effet de serre au sein de l’Union
européenne. Dans son principe, les secteurs industriels soumis au SEQE doivent,
chaque année, restituer un quota d’émission de tonnes de CO2 émis sur l’année
précédente. Afin de s’ajuster à leur besoin réel, et ainsi conserver leur
rentabilité, les entreprises assujetties au système peuvent échanger des quotas
sur le marché carbone. Si une entreprise émet plus de gaz à effet de serre que
prévu par le SEQE, elle doit racheter les quotas d’une autre entreprise, qui,
elle, en émet moins.
Le transport maritime a été
intégré dans ce système d’échange de quotas, en janvier 2024. De ce fait,
lorsqu’un bateau commercial souhaite outrepasser son objectif de dépollution,
il est en droit de le faire, à condition qu’il achète le surplus de son quota
de CO2 à un autre industriel, moins polluant. En revanche, si une entreprise
maritime souhaite entrer dans ses quotas en utilisant un carburant alternatif,
cette transition risque de lui coûter cher, puisque le carburant alternatif est
encore très onéreux. « Il faudrait que le carburant fossile soit
pénalisé à hauteur de 200 euros/tonne de CO2 pour rendre plus rentable le
passage en carburant alternatif tel que l’hydrogène et l’ammoniac »,
détaille Rodica Loisel, maîtresse de conférences spécialisée dans l’économie de
l’énergie. « C’est beaucoup, au regard du tarif actuel de la tonne de
CO2 qui est de 62 euros ». Pour l’intervenante, « la taxe
carbone ne sera pas suffisante » pour décarboner le secteur, puisqu’en
termes d’émission, « même avec une taxe à 400 euros la tonne, on réduirait
seulement de 30% les émissions de CO2 », avant d’ajouter :
« Nous sommes loin de 0 émission nette de CO2 ».
Un régime « d’exemptions »
au droit de la concurrence pour répondre aux préoccupations
environnementales
À l’instar du SEQE, d’autres dispositifs
européens sont prévus afin d’encourager la décarbonation du secteur. Pour
Adrien Alaux, juriste spécialisé en droit économique et européen, la
législation communautaire fonctionne avec un régime « d’exemptions »
au droit de la concurrence, prévu par les articles 101 à 109 du Traité sur le
fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). Ce texte fondateur du droit
européen évoque plusieurs comportements prohibés, tels que les ententes (se
caractérisant par tout accord ou action concertée pour fausser ou restreindre
le jeu de la concurrence) et les aides d’État à destination d’entreprises
(considérées comme un favoritisme par essence anticoncurrentiel).
Parallèlement, le TFUE énonce
des dispositions selon lesquelles l’Union européenne doit atteindre un
niveau suffisant de protection de l’environnement. Pour Adrien Alaux,
l’articulation entre ces « deux enjeux qui, a priori, ont la même
valeur » passe par un régime d’exemptions. Ainsi, si certaines aides
financières publiques « peuvent apporter des distorsions de
concurrence », il est tout de même possible pour un État de
subventionner une entreprise, en faveur de mesures environnementales. Par
exemple, un transporteur maritime peut bénéficier de déductions fiscales dans
le cadre d’investissements dans des propulsions décarbonées, telles que
l’hydrogène ou le GPL. Le schéma d’exemption se répète également pour
l’interdiction de coopérations et d’échanges d’informations commerciales
sensibles, dans le cadre de la Recherche et Développement (R&D). Face à ce
constat, le juriste remarque que « le droit de la concurrence
fonctionne que dans cet objectif d’intégration et de conciliation des intérêts
économiques et environnementaux, par le droit de l’exception », sans
pour autant posséder « d’articulation substantielle entre les normes
dans l’analyse concurrentielle ».
Compléter le droit
« classique » en approfondissant l’encadrement des labels maritimes
A propos des labels, Caroline
Devaux, maîtresse de conférences spécialisée en droit maritime, estime que ces
outils ont un fort potentiel. Ils sont complémentaires au droit
« classique », à condition de se montrer strict dans leur
encadrement. En effet, labellisée, une entreprise est sensée s’engager à
respecter une série de conditions posées par le label, en échange du privilège
d’afficher le logo du label en question. Mais des critiques sur cette démarche vertueuse
ont débuté avec une étude menée par la Commission européenne, en 2020. « Le
constat est alarmant », selon la maîtresse de conférences. Sur 232
labels environnementaux, la moitié d’entre eux ne faisait pas l’objet d’un
processus de vérification fiable, voire d’aucun processus de vérification. En
conséquence, les labels ont largement perdu la confiance des consommateurs.
C’est donc en réaction à
cette étude que naît la directive européenne du 28 février 2024, « pour
donner aux consommateurs les moyens d’agir en faveur de la transition verte
grâce à une meilleure protection contre les pratiques déloyales et grâce à une
meilleure information ». Ce texte prévoit quelques dispositions visant
les labels :
- un système de certification
obligatoire avec des critères spécifiés pour les labels privés
(d’associations professionnelles ou d’ONG) ;
- des labels transparents,
équitables et ouverts à toutes les entreprises.
Pour Caroline Devaux, il
s’agit là d’un « premier pas sur le référentiel d’exigence, défini en
consultation avec des experts et les parties prenantes ». Ces
dispositions prévoient également des contrôles par des procédures
objectives et des sanctions en cas de non-respect des critères définis par
les labels. « Autrement dit, un tiers vérifiera que le cahier des
charges est bien respecté par l’entreprise », développe la maîtresse
de conférences. Mais pour la spécialiste, il est impératif d’aller encore plus
loin sur le rôle des autorités de régulations des labels, en intégrant, par
exemple, les sociétés de classification dans les contrôles. En attendant, les
États membres ont jusqu’au mois de mars 2026 pour transposer cette nouvelle
directive européenne en droit national.
Inès
Guiza