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Transition écologique : où en est la décarbonation du transport maritime ?

Transition écologique : où en est la décarbonation du transport maritime ?
Publié le 31/10/2024 à 07:00

Alors que l’horizon 2030 se profile, avec ses objectifs environnementaux statués lors de l’accord de Paris, le transport maritime de marchandises n’est pas en reste. Étant un secteur fortement émetteur de gaz à effet de serre, de nombreuses stratégies de régulations environnementales ont, au fil des années, vu le jour, à une échelle tant européenne que mondiale. Mais pour les observateurs, il faut aller encore plus loin et plus vite dans la décarbonation du secteur.

« La décarbonation du transport maritime face au commerce international : des enjeux irréconciliables ? » Telle est la question à laquelle juristes et économistes ont tenté de répondre au cours d’une rencontre organisée par l’institut d’administration des entreprises (IAE) de Nantes, mi-octobre. Les stratégies actuelles et futures, en vue de la décarbonation du secteur du transport maritime, était au centre des réflexions.

La voie maritime est l’un des piliers du commerce international, puisqu’elle assume près de 80% du fret de marchandises dans le monde, selon la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED). De plus, au fil des décennies, les échanges par bateau se sont intensifiés, accompagnant la demande croissante due au processus de mondialisation. Leur volume a été multiplié par 4 depuis les années 1970, atteignant près de 12 milliards de tonnes transportées chaque année.

Cette intensification des échanges maritimes a un coût environnemental. En 2018, le secteur représentait 3% des émissions mondiales de gaz à effet de serre, toujours selon la CNUCED. Un chiffre qui inquiète d’autant plus que les émissions ont augmenté de près de 10% entre 2012 et 2018, passant de 964 millions de tonnes à plus d’1 milliard de tonnes. Selon une étude de l’Agence internationale de l'énergie réalisée en 2018, le transport maritime est le deuxième émetteur de gaz à effet de serre parmi les différents types de transports de marchandises, après le secteur routier. Il représente près d’un quart des émissions du transport de marchandises. « Or, l’objectif est une réduction à 0 des émissions de carbone en 2050, avec une réduction de 30% en 2030 et une réduction de 70% en 2040 », explique Gabriel Figueiredo de Oliveira, économiste et maître de conférences à l’Université de Toulon. « Beaucoup de chemin reste à parcourir pour atteindre ces objectifs », en déduit-il.

Il faut anticiper, car le secteur du commerce maritime à ceci de particulier que la durée de vie de ses flottes est longue, soit une vingtaine d’années. C’est pourquoi, « les décisions que l’on prend aujourd’hui impactent déjà 2050 », martèle Cyrille Poirier-Coutansais, directeur de recherches au Centre d'études stratégiques de la Marine (CESM). « Le transport maritime doit se décarboner dès que possible, tout en assurant la croissance économique », déclarait, en 2023, la Secrétaire générale de la CNUCED, Rebeca Grynspan. Une question duale complexe sur laquelle se sont penchés les spécialistes invités à participer au colloque.

La stratégie de l’organisation maritime internationale (OMI) pour établir des objectifs chiffrés de décarbonation

Sophie Gambardella, chargée de recherche au CNRS et spécialisée en droit international de l’environnement, s’est exprimée sur l’évolution de la prise en compte de l’impératif environnemental au sein de l’OMI. Cette autorité, chapeautée par les Nations unies, est chargée de la sureté du transport maritime et de la prévention de la pollution des eaux et de l’atmosphère imputable à ce secteur économique. La chercheuse observe qu’avant 2011, « il ne se passe pas énormément de chose, à l’OMI, sur la question des émissions de gaz à effet de serre », puisqu’avant cette date, peu de données scientifiques étaient disponibles. Mais en 2015, l’Accord de Paris est signé, ouvrant la porte à des règlementations environnementales établies à partir d’objectifs chiffrés. Une politique à laquelle l’OMI n’échappe pas : en 2018, l’organisation adopte sa « Stratégie initiale de réduction des émissions de gaz à effet de serre ». Une décision que la chercheuse qualifie de « novatrice », car elle intègre, pour la première fois, des objectifs chiffrés imposés au transport maritime.

Dans sa « Stratégie initiale », l’OMI prévoit, par rapport à l’année de référence (2008), d’abord une réduction des émissions de CO2 dues à l’activité logistique maritime d’au moins 40% d’ici à 2030, puis de 70% d’ici à 2050. Elle fixe également l’objectif d’une réduction du volume total des émissions annuelles de gaz à effet de serre d’au moins 50% en 2050. Malgré les engagements pris, cette stratégie « a été vue comme très peu ambitieuse sur la scène internationale », explique Sophie Gambardella. En effet, dans un premier temps, le seuil minimal de 50% de réduction des émissions du transport maritime d’ici 2050 a été largement critiqué, puisqu’il ne représente « que la moitié des attentes de l’accord de Paris », qui demande, à cette date, la neutralité carbone.

La stratégie révisée : « un grand succès », résultat de nombreux consensus

En 2023, l’OMI adopte sa stratégie révisée, bien mieux accueillie et considérée comme « un grand succès, avec des niveaux beaucoup plus élevés ». Ainsi, l’organisation attend une réduction à zéro des émissions nettes de gaz à effet de serre, avant 2050, ou aux alentours de cette date. « On voit bien le consensus qu’il y a eu entre les États pour ne pas mettre quelque chose de trop contraignant », remarque Sophie Gambardella. L’OMI prévoit également des points de contrôles indicatifs, afin de réduire les émissions annuelles totales de gaz à effet de serre de 20% d’ici à 2030, toujours par rapport à 2008, « mais en s’efforçant de faire passer ce pourcentage à 30% ». La stratégie vise également l’objectif d’une réduction des émissions annuelles totales de GES provenant des transports maritimes internationaux d'au moins 70 % d'ici à 2040, « en s'efforçant de faire passer ce pourcentage à 80 % ». La chercheuse note que sur ces deux mesures, « on voit à nouveau la petite phrase de compromis ».

Avec sa stratégie révisée, l’OMI met en place un indicateur d’intensité en carbone (ICC). Chaque navire fera l’objet d’un calcul du delta entre son indice opérationnel de carbone réel et son indice requis par la règlementation. Ce calcul permet d’établir une notation des navires existants, par des lettres, allant de A à E. Sophie Gambardella indique qu’un nouveau consensus a eu lieu, entre les États, sur la question des mauvais élèves : un navire classé D ou E aura 3 ans pour présenter son plan de mise en conformité. D’autre part, l’OMI crée l’indice de rendement énergétique des navires existants (EEXI), pour déterminer leur efficacité énergétique. « C’est la première fois qu’on adopte des mesures contraignantes pour les navires existants et non plus uniquement pour les navires neufs », ajoute-t-elle. Ainsi, toute la flotte devra être certifiée « dans des délais très contraints ».

L’Union européenne étend son système d’échange de quotas d’émission au secteur maritime

À l’échelle de notre continent, l’Union européenne a également établi une législation règlementant le niveau d’émission de gaz à effet de serre pour le secteur du transport maritime. Elle prend en partie sa source dans la directive de 2003, portant sur « le système d’échange de quotas d’émission » (SEQE). Ce dernier a pour but de contenir les quantités d’émission de gaz à effet de serre au sein de l’Union européenne. Dans son principe, les secteurs industriels soumis au SEQE doivent, chaque année, restituer un quota d’émission de tonnes de CO2 émis sur l’année précédente. Afin de s’ajuster à leur besoin réel, et ainsi conserver leur rentabilité, les entreprises assujetties au système peuvent échanger des quotas sur le marché carbone. Si une entreprise émet plus de gaz à effet de serre que prévu par le SEQE, elle doit racheter les quotas d’une autre entreprise, qui, elle, en émet moins.

Le transport maritime a été intégré dans ce système d’échange de quotas, en janvier 2024. De ce fait, lorsqu’un bateau commercial souhaite outrepasser son objectif de dépollution, il est en droit de le faire, à condition qu’il achète le surplus de son quota de CO2 à un autre industriel, moins polluant. En revanche, si une entreprise maritime souhaite entrer dans ses quotas en utilisant un carburant alternatif, cette transition risque de lui coûter cher, puisque le carburant alternatif est encore très onéreux. « Il faudrait que le carburant fossile soit pénalisé à hauteur de 200 euros/tonne de CO2 pour rendre plus rentable le passage en carburant alternatif tel que l’hydrogène et l’ammoniac », détaille Rodica Loisel, maîtresse de conférences spécialisée dans l’économie de l’énergie. « C’est beaucoup, au regard du tarif actuel de la tonne de CO2 qui est de 62 euros ». Pour l’intervenante, « la taxe carbone ne sera pas suffisante » pour décarboner le secteur, puisqu’en termes d’émission, « même avec une taxe à 400 euros la tonne, on réduirait seulement de 30% les émissions de CO2 », avant d’ajouter : « Nous sommes loin de 0 émission nette de CO2 ».

Un régime « d’exemptions » au droit de la concurrence pour répondre aux préoccupations environnementales

À l’instar du SEQE, d’autres dispositifs européens sont prévus afin d’encourager la décarbonation du secteur. Pour Adrien Alaux, juriste spécialisé en droit économique et européen, la législation communautaire fonctionne avec un régime « d’exemptions » au droit de la concurrence, prévu par les articles 101 à 109 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). Ce texte fondateur du droit européen évoque plusieurs comportements prohibés, tels que les ententes (se caractérisant par tout accord ou action concertée pour fausser ou restreindre le jeu de la concurrence) et les aides d’État à destination d’entreprises (considérées comme un favoritisme par essence anticoncurrentiel).

Parallèlement, le TFUE énonce des dispositions selon lesquelles l’Union européenne doit atteindre un niveau suffisant de protection de l’environnement. Pour Adrien Alaux, l’articulation entre ces « deux enjeux qui, a priori, ont la même valeur » passe par un régime d’exemptions. Ainsi, si certaines aides financières publiques « peuvent apporter des distorsions de concurrence », il est tout de même possible pour un État de subventionner une entreprise, en faveur de mesures environnementales. Par exemple, un transporteur maritime peut bénéficier de déductions fiscales dans le cadre d’investissements dans des propulsions décarbonées, telles que l’hydrogène ou le GPL. Le schéma d’exemption se répète également pour l’interdiction de coopérations et d’échanges d’informations commerciales sensibles, dans le cadre de la Recherche et Développement (R&D). Face à ce constat, le juriste remarque que « le droit de la concurrence fonctionne que dans cet objectif d’intégration et de conciliation des intérêts économiques et environnementaux, par le droit de l’exception », sans pour autant posséder « d’articulation substantielle entre les normes dans l’analyse concurrentielle ».

Compléter le droit « classique » en approfondissant l’encadrement des labels maritimes

A propos des labels, Caroline Devaux, maîtresse de conférences spécialisée en droit maritime, estime que ces outils ont un fort potentiel. Ils sont complémentaires au droit « classique », à condition de se montrer strict dans leur encadrement. En effet, labellisée, une entreprise est sensée s’engager à respecter une série de conditions posées par le label, en échange du privilège d’afficher le logo du label en question. Mais des critiques sur cette démarche vertueuse ont débuté avec une étude menée par la Commission européenne, en 2020. « Le constat est alarmant », selon la maîtresse de conférences. Sur 232 labels environnementaux, la moitié d’entre eux ne faisait pas l’objet d’un processus de vérification fiable, voire d’aucun processus de vérification. En conséquence, les labels ont largement perdu la confiance des consommateurs.

C’est donc en réaction à cette étude que naît la directive européenne du 28 février 2024, « pour donner aux consommateurs les moyens d’agir en faveur de la transition verte grâce à une meilleure protection contre les pratiques déloyales et grâce à une meilleure information ». Ce texte prévoit quelques dispositions visant les labels :

- un système de certification obligatoire avec des critères spécifiés pour les labels privés (d’associations professionnelles ou d’ONG) ;
- des labels transparents, équitables et ouverts à toutes les entreprises.

Pour Caroline Devaux, il s’agit là d’un « premier pas sur le référentiel d’exigence, défini en consultation avec des experts et les parties prenantes ». Ces dispositions prévoient également des contrôles par des procédures objectives et des sanctions en cas de non-respect des critères définis par les labels. « Autrement dit, un tiers vérifiera que le cahier des charges est bien respecté par l’entreprise », développe la maîtresse de conférences. Mais pour la spécialiste, il est impératif d’aller encore plus loin sur le rôle des autorités de régulations des labels, en intégrant, par exemple, les sociétés de classification dans les contrôles. En attendant, les États membres ont jusqu’au mois de mars 2026 pour transposer cette nouvelle directive européenne en droit national.

Inès Guiza

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