Régis de Jorna a été
coordinateur de la cour d’assises de Paris pendant dix ans. Une période qui l'a « pris aux tripes », pendant
laquelle il a notamment présidé le procès de janvier 2015, puis préparé, pendant deux ans, celui des
attentats de novembre 2015. Nous l’avons rencontré alors que Peter Chérif, figure
du djihadisme international et mentor de Chérif Kouachi, l’un des assaillants de
l’attentat contre Charlie Hebdo, venait d’être condamné à la réclusion
criminelle à perpétuité, le 3 octobre dernier.
JSS : Vous avez connu de
nombreux dossiers marquants en 10 ans d’assises. Quel procès vous a le plus
marqué ?
Régis de Jorna : Tout
procès est particulier : quand on le préside, c’est une sorte de tunnel
dont on ne sort qu’au dernier jour. Néanmoins, certains d’entre eux, par leur
durée ou l’impact médiatique qu’ils ont eu, restent bien sûr en mémoire. Celui
du terroriste Carlos par exemple, en 2013. Un personnage hors-du-commun, qui,
pour son jugement en appel, a tenu trois heures de logorrhée ininterrompue.
Le procès aussi de Pascal
Simbikangwa, militaire rwandais, jugé en appel également, dans le cadre du
génocide des Tutsis au Rwanda : l’événement a permis de réfléchir au sens
d’un procès de masse, et à une autre échelle, m’a presque demandé de « manager »
les jurés. Ils étaient bouleversés de comprendre qu’ils étaient juges, au même
titre que les assesseurs et moi, pour un crime contre l’humanité, dont les
contours juridiques sont extrêmement complexes à saisir, et qui a causé 800 000
morts.
Je pense au procès des
attentats de janvier 2015. Mais au-delà, je pense à des procès de droit commun.
Ces parents qui ont tué leur enfant en le mettant dans une machine à laver et
en sélectionnant le mode essorage. Ce violeur en série qui avait laissé pour
morte l’une de ses victimes, dans la rue. Laquelle, en observant les feuilles
d’arbres bouger au-dessus d’elle, avait compris qu’elle était toujours en vie. Je
dirais que ce sont ces procès-là auxquels je pense en premier, en fait. Un
témoignage, des circonstances dramatiques, une intensité…Dix ans d’assises, ça
prend aux tripes, humainement.
JSS : Peter Chérif vient
d’être condamné à la réclusion criminelle à perpétuité. A l’époque, comment
s’était passée sa déposition ?
R.d.J. : Ce
Français de 38 ans, vétéran du djihadisme, était soupçonné par les services de
renseignement d'avoir été, sinon le commanditaire, du moins l'instigateur de la
tuerie de Charlie Hebdo. A l’époque, nous avions peu d’éléments précis, et je
pense que dans ce procès qui vient de se terminer, il y en avait peu aussi. Il
était à l’époque cité en tant que témoin, dans le cadre de ses liens avec
Chérif Kouachi, et ce, en visio-conférence depuis son lieu de détention.
Je me souviens avant tout de
son silence muré, de ses psalmodies incantatoires et de son refus de répondre à
quiconque. Il refusait, comme d’autres terroristes, d’établir le moindre
contact avec ceux qui ne partageaient pas son idéologie. Pour nous, le simple
fait qu’il ait accepté d’être extrait de sa cellule, devant une caméra, pour
dire qu’il n’avait rien à dire, relevait déjà de l’exploit.
« Je considère [le
procès de janvier 2015] comme une sorte de ‘laboratoire’ en matière de grands
procès terroristes »
C’est intéressant de comparer
son positionnement de départ à celui de son procès actuel, qui a vacillé grâce
au témoignage de l’une de ses deux ex-compagnes. Il s’est excusé. En parallèle,
il a aussi reconnu avoir été présent et traducteur dans une geôle de
personnes retenues en Syrie. En d’autres termes : il reconnait.
On constate cette même
évolution du côté de Salah Abdeslam, qui, pendant toute l’instruction, n’a
strictement rien dit, pour finalement accepter de répondre aux questions dès
son premier jour de procès. Cela prouve l’impact que peut avoir le procès sur le
changement de positionnement de certains accusés qui étaient parfois, jusque-là,
murés dans le silence.
JSS : Le procès de
janvier 2015 réunissait pas moins de 14 accusés, 287 parties civiles et 144
témoins. Comment prépare-t-on un procès d’une telle ampleur ?
R.d.J. : On
peut y ajouter 71 avocats de parties civiles, 18 avocats de la défense, 14
experts et 400 journalistes accrédités. Je précise par ailleurs que 3 des 14
accusés étaient en fuite et faisaient l'objet de mandats d'arrêt. Il faut bien
comprendre que le planning a occupé une place considérable. J’aime comparer son
rôle à celui d’une colonne vertébrale.
La question d’un lieu adapté
à sa dimension s’est évidemment posée, puisque nous savions que la salle
spécifiquement construite à l'ancien palais de justice pour celui des attentats
de novembre 2015, qui succéderait à celui-ci, ne serait pas encore terminé.
Nous avons donc trouvé un accord avec le tribunal judiciaire de Paris, installé
dans ses nouveaux locaux des Batignolles, qui a accueilli, pour la première
fois, cette cour d’assises spécialement composée.
Au total, ce procès de masse a
nécessité deux ans de préparation et s’est de plus confronté aux complications
liées à la crise sanitaire et au premier confinement du printemps. Il devait
débuter en mai 2020, a finalement été décalé à octobre…. La question du masque
s’est également posée : avec ou sans ? Le débat animait les avocats, qui
invoquaient différents arguments, comme le risque sanitaire ou la liberté de
parole.
Les audiences ont été
interrompues un mois, trois accusés étant positifs au Covid ; des
circonstances que nous étions bien incapables de prévoir, tous comme les trois
attentats qui se sont produits, consécutivement, dans la même période. Le 25
septembre, deux personnes ont été grièvement blessées à proximité des anciens
locaux de Charlie Hebdo. Le 16 octobre, avec l’assassinat de Samuel Paty et le
29 octobre, à Nice, deux personnes assassinées à la basilique Notre-Dame.
Avec le recul, je considère
ces trois mois comme une sorte de « laboratoire » en matière de grands procès
terroristes. Ce dernier s’est déroulé dans un climat pesant, heureusement sans
juré. Plus « symbolique », pour moi, que « historique », un
adjectif avec lequel il a pu être qualifié de nombreuses fois à cette époque.
JSS : Vous avez choisi
de scinder ce procès en deux temps : un premier consacré à la parole des
victimes, un deuxième aux accusés. Pourquoi ce choix, qui a été aussi celui du
procès du 13 novembre ?
R.d.J. : Les
victimes attendaient depuis cinq cinq ans, avec beaucoup de souffrance. On ne
peut s’imaginer l’angoisse que vivent ces personnes, que nous avons tenté
d’atténuer en mettant l’accent sur l’amont du procès : visite du tribunal,
discussions, préparations... C’était effectivement un parti pris de ma part que
de leur donner la parole en premier. Ce moment devait contribuer à la guérison
des victimes.
On peut même dire qu’il y
avait deux procès en un : d’abord celui consacré à l’expression des
victimes, et puis l’autre, dirigé vers le jugement des accusés, qui devaient
faire valoir leurs arguments de défense et leur propre conception des choses.
Le principal enjeu étant de trouver un équilibre pour que chacun ait eu l’impression,
à son issue, d’avoir pu s’exprimer et d’avoir pu être écouté. Que chacun soit à
sa juste place.
JSS : Quel rapport
entreteniez-vous avec les médias dans ces moments charnières ?
R.d.J. : Pendant
les procès, je m’interdisais de regarder ou de lire quoi que ce soit, dans la
presse ou sur internet. Je n’avais même pas le temps de le faire et surtout, je
ne voulais surtout pas être influencé. Je demandais néanmoins aux assesseurs de
s’informer de leurs côtés. L’idée n’est donc pas d’être complétement
déconnecté, mais de déléguer.
« Le terrorisme actuel est
très difficile à juguler car extrêmement diffus »
Je me souviens par ailleurs
des chroniques de Yannick Haenel, qui avait été dépêché sur place par Charlie
Hebdo pour sortir un rapport quotidien. Les journées ont été relatées, non pas
d’un point de vue de chroniqueur mais bien d’auteur. Ses chroniques sont
superbes et s’intéressent au sens fondamental d’un tel événement.
JSS : Quels éléments
caractérisent la menace terroriste d’aujourd’hui, si on la compare avec celle d’il
y a trente ans ?
R.d.J. : Le
contexte géopolitique d’alors était complétement différent. C’était avant tout l’affrontement
des pays de l’Est, le mur de Berlin, l’époque de la Stasi et autres… Un
terrorisme presque d’inspiration militaire, donc : un chef et des
exécutants. Aujourd’hui, les actions terroristes, à l’image de l'attentat de
Nice de juillet 2016, s’apparentent à un individu qui vole un camion et qui
fonce dans la foule.
En d’autres termes, si, autrefois
- ce n’était pas simple pour autant - on arrivait à « décapiter » le
haut de la pyramide, le système s’écroulait. Aujourd’hui, le terroriste attaque
avec un couteau, avec une voiture bélier… Des moyens que tout le monde peut se
procurer, pas besoin d’argent, pas besoin de structure. Doublé de cette propagande
qui annonce que chacun peut, lui-même, par ses actes, être un combattant. Cette
évolution est énorme, le terrorisme actuel étant très difficile à juguler car
extrêmement diffus.
JSS : Vous plaidez
aujourd’hui en faveur d’une meilleure pédagogie judiciaire, notamment à l’égard
des jurés…
R.d.J. : Absolument.
J’ai toujours craint les décompensations chez les jurés. En tant que
magistrats, nous sommes de professionnels du droit : la pression qui nous
incombe fait partie de notre métier, nous savons la gérer. Les jurés, non.
Pour ma part, je suis
favorable aux débriefings, en présence du président de la cour d’assises ou
d’un psychologue. Faire l’effort de provoquer une réflexion, sur les événements
passés. Il ne s’agit évidemment pas de refaire le procès, seulement de
s’assurer que les jurés ne sont pas dans un état de mal-être qui puisse les
mettre en difficulté, ou même en danger, dans la reprise de leur vie
quotidienne. Je ne crois pas que nous puissions nous permettre cette économie.
JSS : Qu’est-ce qui
pousse un juge anti-terroriste à se lever, chaque matin ?
R.d.J. : Son goût
pour la justice et sa volonté de faire en sorte que le droit soit une réponse à
la barbarie. Autrement dit ? Les terroristes n'auront pas le dernier mot.
L'état de droit reste et restera toujours respecté.
Laurène
Secondé