JUSTICE

INTERVIEW. Régis de Jorna, ancien juge anti-terroriste : « le procès a un impact sur le positionnement de certains accusés murés dans le silence »

INTERVIEW. Régis de Jorna, ancien juge anti-terroriste : « le procès a un impact sur le positionnement de certains accusés murés dans le silence »
Publié le 14/10/2024 à 15:14

Régis de Jorna a été coordinateur de la cour d’assises de Paris pendant dix ans. Une période qui l'a « pris aux tripes », pendant laquelle il a notamment présidé le procès de janvier 2015, puis préparé, pendant deux ans, celui des attentats de novembre 2015. Nous l’avons rencontré alors que Peter Chérif, figure du djihadisme international et mentor de Chérif Kouachi, l’un des assaillants de l’attentat contre Charlie Hebdo, venait d’être condamné à la réclusion criminelle à perpétuité, le 3 octobre dernier.

JSS : Vous avez connu de nombreux dossiers marquants en 10 ans d’assises. Quel procès vous a le plus marqué ?

Régis de Jorna : Tout procès est particulier : quand on le préside, c’est une sorte de tunnel dont on ne sort qu’au dernier jour. Néanmoins, certains d’entre eux, par leur durée ou l’impact médiatique qu’ils ont eu, restent bien sûr en mémoire. Celui du terroriste Carlos par exemple, en 2013. Un personnage hors-du-commun, qui, pour son jugement en appel, a tenu trois heures de logorrhée ininterrompue.

Le procès aussi de Pascal Simbikangwa, militaire rwandais, jugé en appel également, dans le cadre du génocide des Tutsis au Rwanda : l’événement a permis de réfléchir au sens d’un procès de masse, et à une autre échelle, m’a presque demandé de « manager » les jurés. Ils étaient bouleversés de comprendre qu’ils étaient juges, au même titre que les assesseurs et moi, pour un crime contre l’humanité, dont les contours juridiques sont extrêmement complexes à saisir, et qui a causé 800 000 morts.

Je pense au procès des attentats de janvier 2015. Mais au-delà, je pense à des procès de droit commun. Ces parents qui ont tué leur enfant en le mettant dans une machine à laver et en sélectionnant le mode essorage. Ce violeur en série qui avait laissé pour morte l’une de ses victimes, dans la rue. Laquelle, en observant les feuilles d’arbres bouger au-dessus d’elle, avait compris qu’elle était toujours en vie. Je dirais que ce sont ces procès-là auxquels je pense en premier, en fait. Un témoignage, des circonstances dramatiques, une intensité…Dix ans d’assises, ça prend aux tripes, humainement.

JSS : Peter Chérif vient d’être condamné à la réclusion criminelle à perpétuité. A l’époque, comment s’était passée sa déposition ?

R.d.J. : Ce Français de 38 ans, vétéran du djihadisme, était soupçonné par les services de renseignement d'avoir été, sinon le commanditaire, du moins l'instigateur de la tuerie de Charlie Hebdo. A l’époque, nous avions peu d’éléments précis, et je pense que dans ce procès qui vient de se terminer, il y en avait peu aussi. Il était à l’époque cité en tant que témoin, dans le cadre de ses liens avec Chérif Kouachi, et ce, en visio-conférence depuis son lieu de détention.

Je me souviens avant tout de son silence muré, de ses psalmodies incantatoires et de son refus de répondre à quiconque. Il refusait, comme d’autres terroristes, d’établir le moindre contact avec ceux qui ne partageaient pas son idéologie. Pour nous, le simple fait qu’il ait accepté d’être extrait de sa cellule, devant une caméra, pour dire qu’il n’avait rien à dire, relevait déjà de l’exploit.

« Je considère [le procès de janvier 2015] comme une sorte de ‘laboratoire’ en matière de grands procès terroristes »

C’est intéressant de comparer son positionnement de départ à celui de son procès actuel, qui a vacillé grâce au témoignage de l’une de ses deux ex-compagnes. Il s’est excusé. En parallèle, il a aussi reconnu avoir été présent et traducteur dans une geôle de personnes retenues en Syrie. En d’autres termes : il reconnait.

On constate cette même évolution du côté de Salah Abdeslam, qui, pendant toute l’instruction, n’a strictement rien dit, pour finalement accepter de répondre aux questions dès son premier jour de procès. Cela prouve l’impact que peut avoir le procès sur le changement de positionnement de certains accusés qui étaient parfois, jusque-là, murés dans le silence.

JSS : Le procès de janvier 2015 réunissait pas moins de 14 accusés, 287 parties civiles et 144 témoins. Comment prépare-t-on un procès d’une telle ampleur ?

R.d.J. : On peut y ajouter 71 avocats de parties civiles, 18 avocats de la défense, 14 experts et 400 journalistes accrédités. Je précise par ailleurs que 3 des 14 accusés étaient en fuite et faisaient l'objet de mandats d'arrêt. Il faut bien comprendre que le planning a occupé une place considérable. J’aime comparer son rôle à celui d’une colonne vertébrale.

La question d’un lieu adapté à sa dimension s’est évidemment posée, puisque nous savions que la salle spécifiquement construite à l'ancien palais de justice pour celui des attentats de novembre 2015, qui succéderait à celui-ci, ne serait pas encore terminé. Nous avons donc trouvé un accord avec le tribunal judiciaire de Paris, installé dans ses nouveaux locaux des Batignolles, qui a accueilli, pour la première fois, cette cour d’assises spécialement composée.

Au total, ce procès de masse a nécessité deux ans de préparation et s’est de plus confronté aux complications liées à la crise sanitaire et au premier confinement du printemps. Il devait débuter en mai 2020, a finalement été décalé à octobre…. La question du masque s’est également posée : avec ou sans ? Le débat animait les avocats, qui invoquaient différents arguments, comme le risque sanitaire ou la liberté de parole.

Les audiences ont été interrompues un mois, trois accusés étant positifs au Covid ; des circonstances que nous étions bien incapables de prévoir, tous comme les trois attentats qui se sont produits, consécutivement, dans la même période. Le 25 septembre, deux personnes ont été grièvement blessées à proximité des anciens locaux de Charlie Hebdo. Le 16 octobre, avec l’assassinat de Samuel Paty et le 29 octobre, à Nice, deux personnes assassinées à la basilique Notre-Dame.

Avec le recul, je considère ces trois mois comme une sorte de « laboratoire » en matière de grands procès terroristes. Ce dernier s’est déroulé dans un climat pesant, heureusement sans juré. Plus « symbolique », pour moi, que « historique », un adjectif avec lequel il a pu être qualifié de nombreuses fois à cette époque.

JSS : Vous avez choisi de scinder ce procès en deux temps : un premier consacré à la parole des victimes, un deuxième aux accusés. Pourquoi ce choix, qui a été aussi celui du procès du 13 novembre ?

R.d.J. : Les victimes attendaient depuis cinq cinq ans, avec beaucoup de souffrance. On ne peut s’imaginer l’angoisse que vivent ces personnes, que nous avons tenté d’atténuer en mettant l’accent sur l’amont du procès : visite du tribunal, discussions, préparations... C’était effectivement un parti pris de ma part que de leur donner la parole en premier. Ce moment devait contribuer à la guérison des victimes.

On peut même dire qu’il y avait deux procès en un : d’abord celui consacré à l’expression des victimes, et puis l’autre, dirigé vers le jugement des accusés, qui devaient faire valoir leurs arguments de défense et leur propre conception des choses. Le principal enjeu étant de trouver un équilibre pour que chacun ait eu l’impression, à son issue, d’avoir pu s’exprimer et d’avoir pu être écouté. Que chacun soit à sa juste place.

JSS : Quel rapport entreteniez-vous avec les médias dans ces moments charnières ?

R.d.J. : Pendant les procès, je m’interdisais de regarder ou de lire quoi que ce soit, dans la presse ou sur internet. Je n’avais même pas le temps de le faire et surtout, je ne voulais surtout pas être influencé. Je demandais néanmoins aux assesseurs de s’informer de leurs côtés. L’idée n’est donc pas d’être complétement déconnecté, mais de déléguer.

« Le terrorisme actuel est très difficile à juguler car extrêmement diffus »

Je me souviens par ailleurs des chroniques de Yannick Haenel, qui avait été dépêché sur place par Charlie Hebdo pour sortir un rapport quotidien. Les journées ont été relatées, non pas d’un point de vue de chroniqueur mais bien d’auteur. Ses chroniques sont superbes et s’intéressent au sens fondamental d’un tel événement.

JSS : Quels éléments caractérisent la menace terroriste d’aujourd’hui, si on la compare avec celle d’il y a trente ans ?

R.d.J. : Le contexte géopolitique d’alors était complétement différent. C’était avant tout l’affrontement des pays de l’Est, le mur de Berlin, l’époque de la Stasi et autres… Un terrorisme presque d’inspiration militaire, donc : un chef et des exécutants. Aujourd’hui, les actions terroristes, à l’image de l'attentat de Nice de juillet 2016, s’apparentent à un individu qui vole un camion et qui fonce dans la foule.

En d’autres termes, si, autrefois - ce n’était pas simple pour autant - on arrivait à « décapiter » le haut de la pyramide, le système s’écroulait. Aujourd’hui, le terroriste attaque avec un couteau, avec une voiture bélier… Des moyens que tout le monde peut se procurer, pas besoin d’argent, pas besoin de structure. Doublé de cette propagande qui annonce que chacun peut, lui-même, par ses actes, être un combattant. Cette évolution est énorme, le terrorisme actuel étant très difficile à juguler car extrêmement diffus.

JSS : Vous plaidez aujourd’hui en faveur d’une meilleure pédagogie judiciaire, notamment à l’égard des jurés…

R.d.J. : Absolument. J’ai toujours craint les décompensations chez les jurés. En tant que magistrats, nous sommes de professionnels du droit : la pression qui nous incombe fait partie de notre métier, nous savons la gérer. Les jurés, non.

Pour ma part, je suis favorable aux débriefings, en présence du président de la cour d’assises ou d’un psychologue. Faire l’effort de provoquer une réflexion, sur les événements passés. Il ne s’agit évidemment pas de refaire le procès, seulement de s’assurer que les jurés ne sont pas dans un état de mal-être qui puisse les mettre en difficulté, ou même en danger, dans la reprise de leur vie quotidienne. Je ne crois pas que nous puissions nous permettre cette économie.

JSS : Qu’est-ce qui pousse un juge anti-terroriste à se lever, chaque matin ?

R.d.J. : Son goût pour la justice et sa volonté de faire en sorte que le droit soit une réponse à la barbarie. Autrement dit ? Les terroristes n'auront pas le dernier mot. L'état de droit reste et restera toujours respecté.


Laurène Secondé

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