Une enquête qui a réuni magistrats, avocats, universitaires et psychologues pour identifier les freins au développement de l’amiable chez les avocats et les magistrats était présentée à Aix-en-Provence, le 17 octobre. Ses chevilles ouvrières invitent désormais les institutions à se saisir de ses enseignements, arguant que « les engagements personnels » de praticiens isolés « ne suffisent plus » pour développer les MARD, « composante essentielle pour une justice de qualité ».
« Ce travail doit bénéficier à tout le ressort et même au-delà ». Le Premier président près la cour d’appel d’Aix-en-Provence, Renaud le Breton de Vannoise, ne cache pas son ambition, en préambule de la présentation des résultats d’une « recherche action » sur la pratique des MARD dans le ressort de la juridiction aixoise, à l’Hôtel de Maliverny, jeudi 17 octobre. Date qui ne doit rien au hasard, alors que la 6e Semaine internationale de la médiation touche à sa fin.
Objectif de cette étude, dont la méthode vise à la fois le recueil de données et la mise en mouvement des parties prenantes : « mettre en évidence les freins au développement de l’amiable (chez les avocats et les magistrats, ndlr), pour en tirer des pistes d’action et convaincre les financeurs de les mettre en œuvre », précise le Premier président devant un auditoire attentif, composé tout à la fois de représentants de tribunaux, de barreaux et de l’Umeedcap (Union des médiateurs près la cour d’appel d’Aix en Provence)… mais aussi de la direction des Affaires civiles et du Sceau, preuve que le sujet intéresse jusque dans les sphères de l’administration centrale.
Le « début d’un vaste travail »
« C’est un travail de collaboration qui a réuni magistrats, avocats, universitaires et psychologues », souligne la bâtonnière d’Aix, Monika Mahy-Ma-Somga, à l’origine de la première commission MARD au sein du barreau. Le projet, qui incorpore les outils des sciences sociales, repose en effet sur un partenariat - hétéroclite à première vue - entre la cour d’appel d’Aix, les barreaux d’Aix et de Marseille et le cabinet de psychologues Egidio, spécialisé dans la résolution des conflits en entreprise et chargé de la réalisation de l’enquête, avec le soutien de l'Université d'Aix-Marseille.
Avec, pour point de départ, un colloque, en octobre 2023, offrant des regards croisés France/Québec sur les modes alternatifs de règlement des conflits en temps de crise ; au moment d’ailleurs où l’ancien garde des Sceaux Eric Dupond-Moretti était en croisade pour promouvoir l’amiable, et peu de temps avant l’annonce d’une salve de textes en la matière.
Les résultats qui en découlent s’appuient sur une centaine d’entretiens individuels et collectifs (70 avocats et 30 magistrats) et plus de 300 réponses sur questionnaire, étalés sur une période de six mois, période « qui devait être suffisante pour pouvoir en tirer des conclusions, mais qui ne s’étire pas trop dans le temps pour permettre une mise en mouvement », indique en aparté le fondateur d’Egidio, Gilles Riou, qui insiste par ailleurs le 17 octobre pour parler de « présentation [de la recherche] et pas de restitution, car ce n’est que le début d’un vaste travail ».
« Le point d’entrée de l’étude, c’est l’identification des mécanismes impliqués dans les comportements des avocats face aux MARD », explique l’une de ses chevilles ouvrières, l’avocate et médiatrice Vidya Burquier. Car malgré l’actualité du sujet, la culture de l’amiable peine à imprégner la profession. « Nous avions des hypothèses sur l’origine de ces résistances, mais c’était important de les valider de manière scientifique », indique-t-elle. « L’intérêt de la recherche action est justement d’identifier les leviers du changement des comportements ».
En effet, les porteurs de l’étude sont partis du postulat que tenir un discours argumenté afin de faire adhérer les avocats à l’amiable était de toute façon inefficace auprès de la profession. Peu surprenant, puisque de manière générale, un discours rationnel ne serait à l’origine d’un changement de comportement « que dans 3 % des cas », argue Vidya Burquier. « Nous avons donc ciblé les variables impactant les attitudes associées aux MARD, pour définir les actions permettant d’influer sur l’adhésion des avocats à ces pratiques, et avons identifié plusieurs facteurs clefs », rapporte Eglantine Quérub, elle aussi porteuse d’une double casquette avocate et médiatrice.
Pour beaucoup d’avocats, l’amiable est « une voie de délestage »
Des interrogatoires menés auprès des avocats, il ressort notamment l’idée que les MARD sont utilisés comme un outil de gestion des flux. « Les avocats ont le sentiment qu’il s’agit d’une voie de délestage », pointe Eglantine Quérub. « Cette vision, c’est un frein à la pratique, qui est vue comme le recul de l’accès au juge et comme le symptôme du dysfonctionnement de la justice. L’amiable est perçu comme mode par défaut et non comme outil complémentaire ». Une circonspection qui pourrait notamment s’expliquer par le fait que, pour la plupart des répondants, « les MARD n’appartiennent pas à culture française, mais plutôt à une culture plus anglo-saxonne de la négociation ».
Autre enseignement particulièrement intéressant, l’amiable viendrait directement se confronter à l’identité des avocats. En résumé, être un avocat « pacifiste » véhiculerait, pour la plupart des praticiens, une image de faiblesse incompatible avec la représentation qu’un avocat se fait de son propre métier, et avec les attentes de ses clients. « L’avocat se voit comme un technicien du droit. Il a appris à faire de la procédure, cela a construit son identité et s’oppose à la pratique de l’amiable, qui le prive de plus-value, car de fait, il ne peut pas mettre en avant ses véritables compétences ».
Vidya Burquier évoque encore la question centrale de l’économie de l’amiable. « Globalement, il y a la crainte, chez les avocats, de ne pas pouvoir facturer autant que ce qu’ils ont l’habitude de facturer dans le cadre de la procédure contentieuse ». En cause, notamment : l’aide juridictionnelle versée, moins importante. « Les jeunes avocats qui débutent leur carrière en acceptant de traiter des dossiers bénéficiant de l’AJ se rendent compte du déficit de rémunération entre l’amiable et le contentieux. Cela forge durablement leur vision de la pratique de l’amiable », ajoute l’avocate.
L’étude se fait en outre l’écho d’un « amalgame » dans la tête des avocats entre médiation et MARD – la première n’étant pourtant qu’un des outils dans la boîte bien plus étoffée des seconds. Il y aurait une focalisation sur cette pratique, où « l’intervention d’un tiers non magistrat suscite une crainte de dépossession du dossier », souligne Eglantine Querub. L’avocate observe ainsi que « la médiation pourrait devenir un repoussoir de l’amiable ».
Plus généralement, et cela explique sûrement tout le reste, les avocats estiment ne pas être suffisamment, ni spécifiquement, formés – un regret formulé également par les magistrats. Selon les préconisations de la recherche action, travailler sur ces facteurs pourrait donc faciliter l’adoption de ces pratiques. Vidya Burquier recommande à ce titre de « se rapprocher au maximum de ce que font déjà les avocats pour diminuer le coût cognitif du passage à l’acte. En ce sens, la négociation raisonnée pourrait être une porte d’entrée du passage à l’acte vers l’amiable ». Une autre piste consiste également, dit-elle, à construire un « business model » de l’amiable, et à mieux valoriser le travail des avocats le pratiquant.
Les magistrats dénoncent le manque d’outils
Côté magistrats, les réserves émises relèvent principalement du doute sur l’efficacité de l’amiable. « Or, en cas de doute, il n’y a plus d’amiable », soulève Pascale Segrera, conseillère à la cour d'appel d'Aix-en-Provence, relai de l’étude sur cette population de répondants.
« Le principal frein, c’est aussi l’absence de critères d’éligibilité pour déterminer quel dossier peut être orienté vers l’amiable », témoigne la magistrate, mais également d’outils à disposition des juridictions. Et notamment de tableaux de bord ou d’applications statistiques qui permettraient de savoir combien de dossiers sont envoyés en amiable, pour quelle durée et pour quels résultats. Un constat qui pose la question du temps à consacrer pour identifier la procédure la plus adaptée. « La perspective du temps à consacrer au choix du dossier fait que le réflexe habituel va être de trancher le litige de façon “classique” car cela va être considéré comme plus rapide et plus efficace ».
Pascale Segrera évoque en outre la « solitude de ceux qui s’engagent dans l’amiable ». « Ils sont de bonne volonté, mais ils estiment que leurs méthodes ne sont pas mutualisées, qu’il n’y a pas de protocoles, de process ». Certains se découragent aussi, d’après les résultats, à l’idée de planifier davantage de réunions, de comptes rendus. « Ils pensent que c’est du temps perdu, qui n’est pas reconnu dans la charge de travail ». Ce qui n’empêche pas que « des magistrats, dans chaque juridiction, s’engagent, mais avec l’impression de faire du bénévolat ».
Comme chez les avocats, la conseillère à la cour d’appel d’Aix-en-Provence note une « méconnaissance » de certains modes amiables, comme la conciliation, qui fait intervenir un conciliateur de justice ou le juge lui-même. « Les juges des contentieux de la protection y ont peu recours, alors que c’est pourtant possible ». De la même façon, souligne-t-elle, la procédure participative - via laquelle les parties elles-mêmes, assistées par leurs avocats, tentent de mettre fin à leur différend - est « peu connue », et l’audience de règlement amiable (ARA), qui peut être mise en place au cours de la procédure judiciaire, introduite par le décret du 29 juillet 2023, « se limite à des magistrats déjà convaincus par l’amiable ». D’où la nécessité, appuie Pascale Segrera, de « mieux former les magistrats » et de « professionnaliser l’amiable ».
Rendre les MARD obligatoires ?
Mais n’est-il pas trop tard ? Hélène Judes, présidente du tribunal judiciaire d’Aix-en-Provence, venue partager son expérience, se montre pessimiste. Arrivée au TJ en janvier 2024, celle qui, armée d’un enthousiasme débordant, a lancé, conjointement avec le barreau, l’action « Osons l’amiable », destinée à favoriser le développement des MARD au sein de la juridiction, se décrit, neuf mois après, comme une « praticienne au fond du gouffre », qui se heurte à la suspicion autour de ces outils.
« Aujourd’hui, mon ressort est usé ! Je ne sais plus comment sensibiliser mes collègues magistrats, comment faire entendre aux avocats qu’il y a une autre voie possible. Dorénavant, je n’ordonne plus d’amiable, je tranche (…) je ne veux pas me lancer dans une guerre », souffle-t-elle. Selon la magistrate, la désaffection pour les MARD ne date pas d’hier, et semble durer dans le temps. Alors que la loi de juillet 85 favorise une forme d’amiable dans la résolution du préjudice corporel en matière d’accidents de la circulation, « nos juridictions sont envahies en référé de demandes d’expertises de provision, alors que les assurances n’ont pas eu le temps de proposer des modes amiables », déplore-t-elle.
Elle en est sûre : la promesse de l’ancien garde des Sceaux, selon laquelle l’amiable diminuera de moitié les stocks, ne « marchera jamais ». Pour la présidente du TJ d’Aix, une seule solution : « Si on veut vraiment développer les MARD, ils doivent devenir obligatoires ». Hélène Judes, qui dénonce qu’en matière civile, les magistrats n’ont « plus affaire aux justiciables, seulement aux avocats », pense également que convaincre les justiciables « directement » pourrait être « plus simple ». Le Premier président Renaud le Breton de Vanoise milite sur ce point pour un « vrai office d’appui à l’amiable ». « Le juge ne doit pas montrer qu’il se débarrasse de l’affaire ».
Le justiciable est justement « l’élément qui manque » dans la réflexion, observe Hélène Moutardier, présidente de la commission civile et MARD de la Conférence des bâtonniers. « Et lui, comment regarde-t-il l’amiable ? ». L’avocate est quant à elle persuadée que les avocats sont les meilleurs ambassadeurs de l’amiable : « Le Conseil national des barreaux avait publié une étude qui montrait que le client avait une grande confiance en son avocat. Si ce dernier lui dit qu’il y a une meilleure voie, le client le suit et lui fait confiance ». Ce qui joue en défaveur de la profession, c’est que le public ne pense à l’avocat que lorsqu’il s’agit de saisir le tribunal, regrette Hélène Moutardier. « Nous ne sommes pas identifiés comme des acteurs de l’amiable. Il faut d’abord changer notre image auprès des justiciables pour que les avocats se sentent autorisés à changer leurs pratiques ».
De son côté, Marc Girard, ambassadeur médiation au Conseil supérieur du notariat, venu plaider pour des « comédiations » entre notaires et avocats, appelle plus radicalement à faire de la médiation « le principe, et le judiciaire, l’exception ». Un enseignement qui doit se faire, insiste-t-il, « dès le plus jeune âge », pour générer « un réflexe ». Le notaire pousse de surcroît pour un modèle calqué sur celui à l’œuvre au Canada, où « l’Etat rémunère et organise la médiation ».
« Les engagements personnels ne suffisent plus »
En attendant, Gilles Riou, qui martèle que « l’amiable n’est pas une aimable conversation, mais nécessite compétence et savoir », s’autorise à miser sur la recherche action menée par son cabinet qui, au-delà du recueil d’information, porte « un effet d’engagement » et tente de « construire un pont ». Si l’amiable n’a pas vocation à devenir l’alpha et l’oméga de la justice, soutient le psychologue, cette pratique est « une composante essentielle pour une justice de qualité, acceptée », clef selon lui de l’apaisement « d’une société dans son ensemble ».
Mais pour cela, les MARD doivent doivent faire l’objet d’une diffusion massive, sans quoi rien ne changera, prévient l’avocate et médiatrice Sabrina Ayadi : « Aujourd’hui, nous en sommes au stade des ‘“early adopters”, mais il y a un gouffre à combler pour parler à la majorité ». Reste à voir donc comment les institutions pourront reprendre et coordonner les enseignements de cette enquête. Sa consœur Stéphanie Brunengo, également mobilisée autour de l’étude, alerte : « aujourd’hui, les engagements personnels ne suffisent plus, il faut passer à l’étape suivante ». Pour inscrire les modes amiables comme un élément de la justice, il faut des pionniers, concède-t-elle, mais « les pionniers ont besoin de relais institutionnels ».
En la matière, le Premier président Renaud le Breton de Vannoise nous glisse, au terme de cette matinée, que l’occasion pourrait être saisie lors de l’adoption prochaine des textes portant réécriture du Code de procédure civile. Et d'ajouter : « La norme doit consacrer la pratique et en même temps l’encourager ».
Bérengère Margaritelli