Alors que l’examen de la proposition de loi
visant à lutter contre le narcotrafic sera examinée à partir du 4 mars prochain
en commission à l’Assemblée nationale, les avocats se mobilisent pour peser sur
un texte qui porte atteinte, selon eux, aux droits de la défense. « Ce texte contient un certain nombre de
durcissements de la législation pénale encore jamais envisagés, pas même en
matière de terrorisme », dénonce une partie de la profession.
Branle-bas
de combat chez les avocats. La proposition de loi pour lutter contre le
narcotrafic arrive sur la table des députés à partir du 4 mars prochain pour
examen en commission, après son adoption à l’unanimité par le Sénat le 4
février dernier. La profession estime avoir été ignorée par les sénateurs et stigmatisée par les
magistrats lors
de l’élaboration du texte. Les pénalistes, concernés au premier chef, suivent
donc de très près son cheminement, comme en témoigne la réunion de section
organisée par le syndicat des avocats de France (SAF) le 20 février dernier, au
siège à Paris, réunion consacrée à l’analyse des politiques publiques relatives
aux drogues.
Preuve
encore de l’inquiétude et de l'agitation autour de cette proposition de loi :
une conférence sur le sujet avec le même angle d’attaque se tiendra au Conseil national du
barreau le 3 mars prochain. Pour les avocats, il s’agit de dénoncer le « consensus
politique inquiétant » et « la rhétorique guerrière »
qui sous-tendent ce texte. « Narcotrafic, mexicanisation de la France,... autant
d’imaginaires dignes de Netflix mis au service d’un récit politique qui empêche
toute appréhension honnête et froide du phénomène », dénonce ainsi
Guillaume Martine, avocat pénaliste au barreau de Paris, en préambule de la
réunion de section du SAF.
L’idée est de « justifier la logique du “par tous les moyens” et créer les conditions
d’acceptabilité d’une loi qui remet en cause le droit pénal plus fortement
encore que pendant les grandes heures du terrorisme, en instituant des
procédures dérogatoires au droit commun jusqu’au-boutistes ».
« Tout un tas de petits bâtons »
dans les roues des avocats
Plusieurs
dispositions de la PPL continuent d’inquiéter, même si certaines ont évolué au
cours des discussions parlementaires : « Ce texte contient un certain nombre de durcissements de la législation pénale encore jamais envisagés, pas même en matière de terrorisme ». Le dossier-coffre, disposition la plus
contestée, « donne la mesure de la
philosophie développée par les gouvernants », selon Guillaume Martine.
Voulue par les sénateurs, elle prévoit la création d’un dossier secret dans
lequel serait consigné un certain nombre d’informations relatives aux
techniques spéciales d’enquête. Celles-ci figureraient sur un procès-verbal
auquel la défense n’aurait pas accès. « Or, c’est là que se logent les irrégularités de procédure. Certaines
garanties ont été introduites pour que la disposition soit jugée
constitutionnelle comme la possibilité d’un recours. Mais cela reste en l’état
très insatisfaisant », s’inquiète l’avocat devant la quinzaine de
participants réunis en présentiel.
Les
sénateurs ont aussi modifié l’article 20 sur la limitation des nullités, « mais il n’est pas question d’abandonner
cette disposition », déplore Guillaume Martine. Pour rappel, la
version adoptée prévoit désormais que l’avocat chef de file doit déposer les
nullités en personne, sans recours à l’envoi par lettre recommandée. Il doit
également en adresser une copie au juge d’instruction et les regrouper dans un
mémoire de synthèse, « ce qui
constitue tout un tas de petits bâtons mis dans les roues de l'avocat et de la
défense ».
En
matière de détention provisoire, la durée en matière délictuelle passe de 4 à 6
mois en matière de criminalité organisée. « Ce qui crée un troisième régime de détention provisoire alors que les
magistrats se plaignent déjà de la complexité de la procédure pénale. Cette
dynamique vient entraver, limiter et allonger la durée de traitement de tout le
contentieux de la détention provisoire », fustige l’avocat au barreau
de Paris.
Avant
d’ajouter : « La commission
d'enquête avait pour ambition d'endiguer le narcotrafic. Finalement, nous avons
une proposition de loi qui vient prendre par le petit bout de la lorgnette la
question de la lutte et des politiques liées aux stupéfiants, par des mesures
classiquement sécuritaires voire sur-sécuritaires. »
Un « hallucinant » cumul
des peines façon US
« Cette PPL est une catastrophe »,
abonde Yann Bisiou, spécialiste des politiques publiques des drogues et
co-auteur de la seconde édition du Précis Dalloz « Droit de la drogue ».
Auditionné par la commission d’enquête sénatoriale en décembre 2023, le docteur
en sciences criminelles propose un contre-champ juridique et politique à
l’orientation prise par le texte.
Pour
lui, la proposition de loi contre le narcotrafic est « un musée des horreurs contre les libertés
individuelles ». Le plus préoccupant étant à ses yeux l’abandon du
principe de non-cumul des peines visées aux articles 706-73 et 706-73-1 du Code
de procédure pénale. Une disposition prévoit effectivement que les peines pour
des infractions liées à la criminalité organisée et commises en concours « se cumulent entre elles, sans possibilité de
confusion, dans la limite d’un maximum légal fixé à trente ans de réclusion
criminelle ».
« Ce qui ouvre la voie à une collection de
qualifications pénales. Vous pouvez vous retrouver avec 30 ans de prison pour
un délit ! », s’indigne Yann Bisiou. « Comme aux Etats-Unis ! », s’étranglent les avocats présents.
Outre-atlantique, la pratique du « stacking », littéralement « empilage »,
permet à un juge de distinguer les différents éléments d'un même acte
d'accusation, chacun d'eux étant dès lors considéré comme un crime à part
entière. « Je trouve ça hallucinant.
Cette disposition n’aurait pas dû passer la commission des lois »,
renchérit Yann Bisiou.
Le
docteur en droit privé se montre très critique également sur la création du
Pnaco, le parquet national anti-criminalité organisée. « Créer un service dédié aux pouvoirs accrus,
cela a déjà été fait à de nombreuses reprises. Les 15 super-flics de Pierre Jox
en 1989 destinés à démanteler les filières de l'argent de la drogue. Les Jirs,
même mission : 2002. Sarkozy, 2009 : deux fonctionnaires spécialisés,
spécialement affectés dans chacun des 25 quartiers les plus sensibles.
Efficacité? Zéro ! ».
Une bataille à la Don Quichotte pour les
avocats ?
Du
point de vue politique, Yann Bisiou déplore « le passage d’une politique inclusive et sanitaire, dans les années 90,
fondée sur la réduction des risques à une politique sécuritaire basée sur la
stigmatisation et l’enfermement. À ce sujet, je vous épargne le spot
publicitaire de Bruno Retailleau », raille-t-il, en référence à la
campagne visant les consommateurs de drogue qu’a voulue l’actuel ministre de
l’Intérieur.
« Il y a depuis toujours instrumentalisation
de la politique des drogues, car cette politique est un marqueur du régalien et
de l’autorité. Il suffit de taper sur le méchant toxicomane. C’est une
politique très efficace même quand on échoue. Prenez l’échec de Place nette ! ».
Face à cet « échec institutionnel », deux députés ont
récemment plaidé pour un changement de modèle en matière de politique publique contre le
trafic de stupéfiants. Mais leur rapport d’information a moins de poids qu’une
commission d’enquête, rappelle Yann Bisiou.
Que
faire alors face à ce texte qui menace d’affaiblir les droits de la défense et
de modifier en profondeur l’équilibre du système judiciaire ? se demandent
plusieurs avocats. « Il n’y a pas
beaucoup d’optimisme à chercher de mon côté », regrette le
spécialiste. « Cette PPL arrive
avec un consensus politique désolant dans un parlement fracturé. Et il n’y a
pas de contre-pouvoirs ». L’enjeu reste selon lui la commission des
lois. « Il faut cibler quelques
dispositions et rédiger des amendements à destination des députés ».
Sauver les pots cassés, en quelque sorte…
Delphine Schiltz