PODCAST. Suivi de la procédure,
gestion des audiences ou encore accompagnement du public… Les journées d’un
greffier judiciaire sont très souvent intenses et sans répit, émaillées
d’échéances importantes dans des juridictions sous tension. Avec sa casquette
de représentant syndical, Yoan Bourquin évoque aussi les conditions de travail
parfois archaïques et le manque de moyens humains qui pèsent sur la profession,
laquelle fait, depuis peu, entendre sa voix.
Selon un sondage réalisé pour
la Cour d'appel de Paris en 1990, 54 % des Français ne connaîtraient pas les
fonctions exactes d'un greffier. Et s’il ne semble pas y avoir de nouvelle
étude depuis à ce sujet, 35 ans plus tard, pas sûr que le greffier fasse
davantage parler de lui.
Professionnel de l’ombre, ses
tâches souvent invisibles aux yeux du public et la complexité du système
judiciaire contribuent à rendre ses missions relativement obscures. Mais c’est
aussi un rouage du monde judiciaire pratiquement absent des médias et tout
aussi rare dans la littérature ou le 7e art.
Pourtant, il s’agit d’un maillon
essentiel dans les coulisses de la grosse machine judiciaire. « Un magistrat n’est rien sans son
greffier, et quand les greffes vont mal, c’est la justice qui va mal »,
avait ainsi lancé le député des Landes Dominique Valaud devant l’Assemblée
nationale en 2023.
Une réalité dont témoigne
Yoan Bourquin, notre invité pour l’épisode
5 de notre podcast.
JSS :
Vous êtes greffier judiciaire depuis une douzaine d'années. C'était un métier
que vous aviez envisagé lors de vos études ?
Yoan
Bourquin : Généralement,
quand on rentre dans la filière droit, on a plutôt en tête le métier
d'huissier, de notaire, de magistrat. C’est lors d'un stage en troisième année
de licence que j'ai découvert plus amplement le métier de greffier.
Et
notamment l'importance du greffier dans les tribunaux, en tant que technicien,
garant de la procédure, et c’est ce côté-là qui m'a donné envie de me diriger
vers ce métier, en passant le concours.
JSS :
C'est une profession que le grand public connaît très mal. Mais il y a un stéréotype
qui revient souvent, le greffier c'est un secrétaire qui prend des notes à
l'audience. Comment
est-ce que vous réagissez quand vous entendez ça ?
Y.B. : On a vraiment cette image, héritée des films,
du greffier qui prend des notes à l’audience. On connaît mieux le magistrat,
car il y a plus de médiatisation autour de cette fonction, mais les greffiers ont
un rôle très important, notamment sur la gestion de la détention, sur la garantie
de la procédure, et dans l'exécution des décisions qui sont prononcées par les
magistrats.
Donc
le greffier est loin d'être un simple secrétaire, parce que sans greffier, on
n'a pas de décision, on n'a pas d'audience. C'est vraiment un élément central,
et un des maillons essentiels au bon fonctionnement de la justice.
JSS : Quels sont les différents postes que vous avez
occupés ?
Y.B. : J'ai commencé ma carrière au service de
l'application des peines, en sortie d'école, au tribunal judiciaire de Mulhouse.
C’est le service qui intervient après le prononcé d'une décision. Donc là, la
particularité, c'est qu'on est en lien avec des personnes déjà condamnées. Or,
souvent, les personnes ne comprennent pas forcément la décision et la
condamnation. Donc [en tant que greffier], on doit vraiment faire preuve de
suivi, de pédagogie.
Par
la suite, je suis revenu par voie de mutation au tribunal judiciaire de
Belfort.
Et à cette occasion, j'ai été affecté au
tribunal correctionnel. Là, il s’agit du service qui va juger les personnes qui
ont commis une infraction, notamment délictuelle. Dans ce service-là, le
greffier prépare les dossiers, les met en état, tient les notes d’audience. Mais notre rôle va plus loin : on doit
vraiment s'assurer qu'au cours de ce débat, de cette audience, le magistrat
respecte les règles de procédure.
« On est sous-calibrés, sur-chargés »
On
peut lui rappeler qu'il a oublié une mention ou une notification. Et surtout, en
cas de conflit ou de difficulté, la note d'audience qu'on va tenir fait foi. Vous
pouvez avoir un incident d'audience : un avocat ou un justiciable, par
exemple, qui va aller un peu trop loin, ou bien un désaccord entre les propos
tenus par l'avocat et éventuellement celui du magistrat.
Après
ça, j'ai demandé à intégrer le service de l'exécution des peines – soit le
service qui intervient de nouveau après le correctionnel et qui est, à mon
sens, l'un des services les plus techniques. On est la charnière entre les
services du tribunal entre eux, mais également la charnière et l'interface
entre les services du tribunal et les services extérieurs et les partenaires,
comme les maisons d'arrêt, les préfectures, le casier judiciaire national...
Et
en tant que greffier de l'exécution des peines, on est chargé de mettre à
exécution les peines prononcées, mais également de transmettre les décisions à
la préfecture en cas de suspension de permis ou d'annulation de permis, ou
encore, quand des personnes se sont vues condamnées à une peine
d'emprisonnement, on va transmettre les décisions à la maison d'arrêt pour
qu'elles soient écrouées.
JSS :
On parle de quel volume de dossier pour un seul greffier ?
Y.B. : C'est difficile de donner un chiffre précis,
parce que vraiment, ça va dépendre des juridictions, de la taille des services.
Ce que je peux vous dire, c'est que d'une manière générale, la charge de
travail des greffiers est énorme.
On
est constamment soumis à cette charge, à cette quantité de dossiers, et on est
sous-calibrés, car on souffre d'un manque d'effectifs. On est surchargés.
Si
on prend le cas d’un cabinet d'instruction, on parle de 70 dossiers, mais c'est
très théorique, parce que vous pouvez avoir un dossier avec une personne qui va
vous demander beaucoup moins de travail, en fonction de l'infraction pour
laquelle elle est mise en examen, et des dossiers, notamment du trafic de
stupéfiants, avec 15, 20, 50 personnes, qui vont demander beaucoup plus de
travail.
Cela
reste de toute façon des chiffres théoriques, mais dans tous les cas, la charge
de travail est bien plus élevée que ce qu'elle ne devrait dans les greffes.
JSS :
Vous rédigez aussi des projets de décision. Est-ce que ça concerne tous les types de
décisions ?
Y.B. : En réalité, ça va dépendre des services et de
la relation de travail avec le magistrat ; de sa façon de travailler. Dans
tous les cas, on doit sortir la trame de base, fusionner les décisions, remplir
les éléments : l'identité de la personne, les infractions commises ou le
litige, plutôt dans la partie civile. Et puis, on peut être amené à rédiger et
pré-motiver des décisions également.
Par
exemple, dans le service des tutelles majeures, le magistrat peut rendre une
ordonnance, nous dire qu'il y a une décision de placement sous tutelle, et on
va commencer à pré-rédiger l'ordonnance de placement.
JSS :
Vous travaillez avec les magistrats, notamment en préparant les dossiers. Comment est-ce que ça se passe exactement ?
Est-ce que vous travaillez avec un magistrat spécifique ou alors tous ceux de
la juridiction indistinctement ?
Y.B. : C'est un métier qui suppose d'avoir une
grande capacité d'adaptation, puisqu'on est effectivement amené à travailler
avec plusieurs magistrats différents, avec des méthodes de travail différentes
également. On doit toujours essayer de tisser des liens et de mettre en place
des méthodes pour s'adapter et répondre aux demandes et aux besoins des
magistrats.
On
fait le lien entre les différents magistrats. Par exemple, dans le cadre des permanences
week-end - puisque dans certaines juridictions, il n'y a pas d'audience le
week-end - en cas de personnes déférées en attendant la prochaine audience, le
greffier va être l'interlocuteur entre le magistrat du parquet, donc le
procureur de la République, le juge des libertés de la détention,
éventuellement le juge d'instruction si ça nécessite une ouverture
d'information. Et donc, on suit le dossier avec différents magistrats tout au
long de la procédure.
JSS : Quelles relations entretenez-vous
avec les magistrats ?
Y.B. : Il y a les services où on va être en binôme,
vraiment en cabinet. Donc
le cabinet d'instruction, le cabinet de juge des enfants, on est vraiment en
binôme avec le même magistrat. Et puis des services où on va être avec
plusieurs magistrats.
Personnellement,
je n'ai jamais eu de difficulté avec un magistrat dans ma carrière. L'idée est
vraiment de savoir quelles sont les attentes du magistrat, quelles sont celles
du greffier, et puis de fonctionner ensemble pour l'intérêt de la justice. Il faut
quand même préciser qu'il n'y a pas de lien hiérarchique direct entre le
magistrat et le greffier. Le
supérieur hiérarchique du greffier est le directeur des services de greffes judiciaire.
En
revanche, de par les fonctions respectives de chacun, le magistrat va donner
des directives au greffier. Ça peut arriver que les liens soient parfois un peu
flous et qu'il faille un petit peu reposer le cadre. Mais dans la plupart des
cas, j'ai rarement été confronté à des difficultés. L'idée est également de se positionner, de
prendre ses fonctions à bras-le-corps.
J'ai
déjà pu être en désaccord sur un point de procédure avec un magistrat, sur des questions
du type : est-ce
qu'on peut prononcer telle peine, quelles sont les conditions, quelles conséquences
est-ce que cela engendre. Et là, à mon sens, pour être entendu et avoir de la
crédibilité, il faut se référer au texte. J’ai toujours tendance à reprendre mon code, et
pour argumenter et pour justifier mon désaccord, je vais apporter le texte à
l'appui.
JSS :
Y a-t-il eu des affaires dans lesquelles vous n'avez pas compris la décision
d'un magistrat ? Et dans ces cas-là, est-ce que ça vous est arrivé de faire
valoir votre point de vue ou au moins d'essayer d'en parler avec le magistrat
concerné ?
Y.B. : A moins qu’il s’agisse d’une décision très
tranchée et incompréhensible, souvent on ne se pose pas vraiment la question de
savoir si c'est juste ou pas.
On
est formé, à l'École nationale des greffes, au respect de la procédure, et pas à
la prise de décision au regard du Code pénal, du Code civil, etc. Et même si on peut avoir un avis, bien souvent,
en pratique, dans les juridictions, au regard de la charge de travail, on n'a
pas le temps de se plonger dans le fond du dossier. On va vraiment s'attacher
au respect de la procédure.
Par
exemple, quand j'étais au tribunal correctionnel et que je préparais mon
audience, je n'allais pas voir quelle était l'infraction commise par la
personne et ce qu'elle encourait, mais plutôt si elle avait bien été convoquée,
si ses droits avaient été respectés, si les délais de convocation étaient les
bons. Vraiment sur la forme et pas sur le fond.
Le
seul moment où on va regarder quand même le fond, pour savoir quelle infraction
a été commise et quelle peine est encourue, c’est lors du prononcé de la
décision, pour s'assurer que la peine prononcée par le magistrat soit en
adéquation avec ce qui était encouru.
JSS :
Vous gardez donc une certaine distance avec les affaires en question…
Y.B. : Effectivement, on garde une distance, mais on
va en connaître tous les détails quand même. On ne les aura pas lus, on n'aura
pas eu le temps de se faire une idée, mais en direct à l'audience - ou alors au
service de l'instruction -, même si on ne connaît pas le fond du dossier,
pendant l'interrogatoire avec le juge d'instruction, étant donné que c'est un
jeu de questions-réponses, on va quand même connaître tout le dossier.
J'ai
cependant déjà été amené à travailler avec des magistrats qui me sollicitaient
et pouvaient me demander mon avis quant à la décision à prendre, même avant
qu'elle soit prise. Et là, on pouvait échanger, partager. C'est d'ailleurs
intéressant, puisque ça nous intègre un peu plus aussi au processus et ça,
c'est très stimulant également.
« Face à la défiance, c'est à nous de
désamorcer les situations »
Ça
m’est arrivé notamment dans le cas d’une personne qui était suivie par le juge
de l'application des peines et qui était libre, puisqu'elle avait une mesure de
sursis mise à l'épreuve - c'est-à-dire que la personne reste libre : elle
a une peine d'emprisonnement « au-dessus de sa tête », mais elle doit
respecter un certain nombre de conditions.
Or
cette personne ne respectait pas les conditions imposées : on était donc
en droit de procéder à la révocation de ce sursis pour qu’elle purge une peine
d'emprisonnement. On l'avait convoquée avec ma juge de l'application des peines
en vue de la révocation, on l'avait entendue avant que la magistrate puisse
prendre sa décision.
A
cette occasion, la personne avait pu faire part de problèmes d'alcool, d'une
situation sociale très dégradée, très compliquée. Ma juge de l'application des
peines avait alors sollicité mon avis quant à mon impression sur la situation
de la personne et m’avait demandé s'il me semblait plus opportun de
l'incarcérer ou de lui apporter d'autres solutions. Ça avait été à la fois très
enrichissant et très important pour moi, de prendre part à la décision.
JSS :
La procédure, c'est la colonne vertébrale d'un dossier. La moindre erreur peut
avoir une incidence énorme sur le cours d'une affaire. Comment est-ce que vous
gérez une telle responsabilité ? Est-ce qu'il y a des erreurs que vous avez
commises ou failli commettre et auxquelles vous pensez encore aujourd'hui ?
Y.B. : Déjà, je pense que les qualités premières
d'un bon greffier, c'est la rigueur, l'organisation, pour éviter des erreurs.
A
titre personnel, ce que j'essaie de faire, en fonction du service où je suis et
des tâches qui me sont demandées, c'est de me faire une méthode systématique
pour traiter mes dossiers toujours dans le même ordre, de sorte de ne pas
oublier. Quand j'arrive dans un service, je vais me faire des fiches, des mémentos
techniques, je coche littéralement des cases, de sorte de ne rien oublier.
Et
pour répondre à votre question, oui, j'ai déjà commis une erreur, notamment
dans une convocation où je me suis trompé de date. Heureusement, ça n'a
finalement pas eu de conséquence, puisque je m'en suis rendu compte avant que
la convocation parte : systématiquement, avant d’apposer ma signature et
de signer, je revérifie tous les éléments. C'est l'intérêt d'avoir une fiche !
En
l’occurrence, la date, notamment de convocation à l'audience, est primordiale,
puisqu'il y a des délais à respecter. Et avant de signer, je me suis rendu
compte que je m’étais trompé d'année. Si je n’avais pas fait attention, on n’aurait
plus été dans les délais pour convoquer la personne, pour l'entendre, et
pendant son temps de détention provisoire, on n'aurait pas pu procéder aux
diligences nécessaires.
JSS : Au-delà d'une question de délai, parfois des erreurs peuvent avoir des conséquences plus importantes. Avez-vous des exemples à nous donner ?
Y.B. : Vous pouvez avoir effectivement des erreurs
d'identité. Par exemple, un
jugement qui serait prononcé à l'encontre d'une personne qui aurait un homonyme,
avec le risque que ce soit inscrit sur le mauvais casier judiciaire. Ce qui aurait des conséquences dramatiques
pour la personne qui n'a pas commis l'infraction et qui se voit attribuer une
condamnation.
On
a eu le cas de deux personnes déférées, c'est-à-dire présentées devant le juge
pour placement en détention provisoire, et un collègue a inversé les noms :
le mandat d'arrêt était au nom de la personne qui se trouvait encore au
tribunal et pas de celle qui était devant la maison d'arrêt. Or, en présence d’une
erreur d'identité, elle ne pouvait pas être écrouée. Heureusement, tout ça s’est
passé pendant les périodes d'ouverture du tribunal, donc on a pu re-faxer le
bon mandat de dépôt et tout est rentré dans l’ordre.
JSS :
Vous faites également l'interface avec les justiciables. Est-ce que vous pouvez
nous expliquer un petit peu plus concrètement comment ça se matérialise ?
Y.B. : Effectivement, on est vraiment la première
personne que le justiciable va rencontrer dans un greffe. Il y a des greffiers,
mais on a aussi des adjoints administratifs et également des agents
contractuels qui peuvent être placés à l'accueil, notamment pour les
renseignements.
Concrètement,
les justiciables se rendent dans une juridiction car ils veulent déposer un
dossier, faire une demande, ils viennent nous demander comment réaliser telle
ou telle démarche, et on est là pour les accompagner dans ces démarches. Et aussi,
le cas échéant, pour leur expliquer les décisions. Ici, on doit vraiment faire
preuve de pédagogie ; adapter notre vocabulaire pour vulgariser les
décisions rendues, qui peuvent être parfois difficiles à comprendre.
Lorsque
j'étais au service de l'application des peines, en post-sentenciel (après
condamnation), les personnes qui étaient porteuses d’un bracelet électronique,
et donc qui bénéficiaient d’un certain nombre d’heures en-dehors de chez elles,
pouvaient faire auprès de moi des demandes d'extension ou de changement
d'horaire.
Au
sein du service de l'instruction, on peut avoir des personnes mises en examen,
qui a interdiction de quitter le territoire, qui nous font des demandes
d'autorisation de sortie du territoire, par exemple en cas de décès dans la
famille à l'étranger. Donc on reçoit leurs demandes et on leur explique comment
faire.
JSS :
Vous tenez justement ce rôle d'intermédiaire, alors que les citoyens ressentent
une vraie défiance envers la justice. Est-ce qu'il est déjà arrivé qu'on se « venge »
sur vous ?
Y.B. : Oui, il y a de la défiance, mais je ne
parlerais pas de vengeance. Ils ont besoin d'exprimer aussi leurs
mécontentements, leurs incompréhensions. Il ne faut pas oublier qu'on est face à des
personnes qui ont des situations sociales et familiales compliquées. On est rarement dans un tribunal quand tout va
bien.
Mais
c'est vrai que nous, greffiers, devons parfois faire face parfois à des
comportements violents, tant verbalement que physiquement. On doit apprendre à gérer ça, c'est à nous de
désamorcer les situations. Et on a d'ailleurs des formations pour nous
permettre de nous adresser à un public sensible.
JSS :
Vous n'êtes pas qu'un acteur, vous êtes aussi un observateur de la justice. Vous voyez passer toutes sortes de litiges ;
des affaires parfois lourdes. Quelles sont les affaires qui ont pu vous
affecter au cours de votre carrière ?
Y.B. : Effectivement, même si on s'attache à la
forme, on est quand même amené à connaître le fond de ces affaires quand on
assiste le magistrat. Et on ne peut pas rester insensible à ces situations-là.
Je dirais que chaque affaire, de la moins grave à la plus grave, nous touche
dans tous les cas. A titre personnel, les affaires notamment liées à des
mineurs, qu'ils soient victimes ou auteurs, sont particulièrement touchantes et
impactantes émotionnellement.
Je
pense plus particulièrement à une affaire auprès du juge des enfants, qui a une
casquette au titre de l'assistance éducative, car il intervient aussi pour
protéger les mineurs en cas de défaillance des parents. Pendant ma formation, il
y avait un couple de parents défaillants qui avaient déjà quelques enfants
placés, et étaient présents devant nous, avec un nourrisson dans les bras, pour
un énième placement.
Face
à la décision du juge des enfants, ne la comprenant visiblement pas, ce couple a
quitté le bureau, en laissant par terre le nourrisson. C'était choquant, et
émotionnellement dur de prendre du recul face à cette situation.
JSS : On parle de plus en plus de l'intelligence
artificielle au service des tribunaux. Est-ce que la profession des greffiers a
peur de se faire un jour remplacer par l'IA ? Est-ce que c'est quelque chose
dont vous parlez entre collègues ?
Y.B. : Dans les greffes, ce n'est pas forcément le
sujet de préoccupation premier. En revanche, je vais là revêtir ma casquette de
secrétaire régional, puisque c'est un sujet dont l'UNSA (l'Union Nationale des
Syndicats Autonomes), le syndicat auquel j'appartiens, s'est saisi, pour ne pas
courir après le train et essayer d'être partie prenante tout de suite à cette
évolution.
Avec
un collègue, nous avons été entendus au Sénat sur l'impact de l'IA sur la
justice, et nous avons pu faire valoir notamment certaines inquiétudes et réserves.
Je dirais cependant que pour les métiers de greffe, on ne peut encore pas trop
parler d'intelligence artificielle, mais on va être plutôt sur de
l'automatisation des tâches et sur de la robotisation, donc des robots qui vont
être capables d'effectuer des tâches répétitives, mais il y aura toujours un
contrôle de l'humain.
Là
où l’IA a progressé, c'est notamment sur l'open data et l'alimentation des
décisions de justice ; autrement dit, les sources de données ouvertes pour
que des logiciels soient capables d'aller prendre des données, les analyser et
les restituer. Aujourd'hui, on est capable de poser des questions juridiques
via ce type d'outils pour avoir une réponse. Et ça peut être une inquiétude pour
les magistrats, puisqu’auparavant, l'expertise humaine permettait
d'individualiser la peine et le prononcé de la peine. Avec le développement de
l'IA et de l'open data, ce qui est à craindre, c'est une uniformisation des
décisions.
JSS :
En 2021, 88 % des greffiers étaient des femmes. Comment est-ce que vous
expliquez ce manque d'attrait pour la profession chez les hommes ?
Y.B. : C'est une bonne question, c'est d'ailleurs
difficile d'y répondre. Il n'y a pas de doute, je le constate : on est sur
un milieu plutôt féminin. Quand j'ai passé mon concours, on était très peu
d'hommes. D’ailleurs, on
se démarque peut-être plus facilement.
Cela
tient peut-être au fait que c’est un métier peu connu, et cela a peut-être également
un rapport avec le cliché que l’on évoquait sur le greffe « secrétaire »,
qui a une connotation plus féminine.
Cela peut toucher aussi à la rémunération, puisqu’il ne s’agit
clairement pas d’un métier bien rémunéré. Tout dépend de l'avancement de sa carrière,
mais un greffier touche 1 600 euros net en début de carrière. Étant précisé que
sur ces 1 600 euros, il y a une partie indiciaire et une partie indemnitaire,
et tout ne compte pas pour la retraite. Donc je ne pense pas que ce soit le
métier, au regard des études et des compétences que cela requiert, le plus
attractif.
Et
c'est vrai que par rapport au modèle, peut-être un peu archaïque, certes, de
l'homme qui fait vivre son foyer, ce n'est peut-être pas la profession vers
laquelle les hommes se tournent en premier. Et on peut faire un parallèle avec la
magistrature : dans l'ordre judiciaire, on a essentiellement des femmes, à
la différence de l'ordre administratif, où les magistrats ont une rémunération
bien supérieure et où l’on constate qu'il y a plus d'hommes.
Globalement,
le manque de considération, les conditions de travail assez dégradées, et
surtout un manque de perspective d'évolution de carrière conduisent sûrement à
ce manque d'attractivité de la profession.
JSS :
Quand vous parlez des conditions dégradées, c'est à quel niveau ?
Y.B. : En termes d'effectifs, et puis aussi par rapport
au caractère très obsolète du matériel mis à notre disposition. On a des
logiciels qui sont archaïques. Bien souvent, ils mettent des années à être
développés, et quand ils sont sortis, ils sont déjà complètement dépassés.
L'outil informatique nous dessert plus qu'il ne nous sert.
Bien
souvent, il nous induit en erreur. Sur les services pénaux, le logiciel Cassiopée
fusionne par exemple des trames avec des mauvais articles, avec des mauvaises
peines.
Si on ne fait pas preuve de vigilance, vous
pouvez avoir une erreur qui n'est pas de votre fait, mais qui sera fusionnée
par une mauvaise trame rentrée dans le logiciel.
Non
seulement, cela nous fait perdre du temps, de l'énergie, mais on en vient même,
dans certains services, à se refaire des trames à côté et à ressaisir toutes
les identités, à faire des copier-coller, donc encore un risque d'erreur
supplémentaire. On n'est vraiment pas aidés en termes de moyens techniques mis
à notre disposition.
JSS :
Les greffiers ne font cependant pas beaucoup parler d'eux, notamment parce
qu'ils ont un devoir de réserve. Mais en 2023, ils ont mené une grève
historique. Ils ont notamment dénoncé un manque de considération, mais aussi un
manque d'effectifs, les bas salaires. Comment expliquer qu’enfin, la profession
ait parlé d'une seule et même voix ?
Y.B. : Je pense que les greffiers occupent souvent
cette fonction par vocation, parce qu'ils aiment leur métier. Mais cela fait
des années que la machine tourne et tient sur cette base-là, sur cet
investissement. Sauf qu'à force de tirer sur la corde, elle finit par casser.
Et
je crois qu’en 2023, on est arrivés au bout, il fallait dire stop au manque de
considération, aux faibles rémunérations, aux effectifs réduits et aux
conditions de travail dégradées. Et c'est vraiment ce qui a conduit à cette
mobilisation quasi sans précédent.
Il
faut savoir que c'est une mobilisation qui est venue de la base, c’est-à-dire
des greffes et sans appel des syndicats. Ce qui est rare, parce que souvent, ce
sont les syndicats qui vont impulser ces mouvements, faire des préavis de
greffe, etc. Là, ce mouvement est venu des greffiers eux-mêmes, et c'est d'ailleurs, je pense, ce qui a aidé à
faire bouger les lignes. C'était un mouvement « anarchique », qui
n'était pas du tout contrôlé et donc sur lequel l'administration n'avait pas la
main.
Or,
quand vous n'avez plus de greffiers pour tenir des audiences, à force de
renvoyer et de prendre du retard, vous vous rendez compte que ça ne va plus
aller. C'est ce qui a conduit l'administration à prendre attache avec les
syndicats pour entamer des négociations et enfin envisager une évolution des
métiers dans les greffes.
JSS :
Vous avez-vous-même décidé de vous engager au sein d'un syndicat. Qu'est-ce qui
vous a poussé à franchir ce pas au service de vos collègues ?
Y.B. : En parallèle de mes fonctions de greffier,
cela faisait quelques années que j’étais déjà investi dans des fonctions
syndicales, notamment au sein du bureau de secteur de l'UNSA de Besançon, mais
également dans les CHSCTD, commissions d'hygiène et de sécurité au travail, qui
sont devenus des comités sociaux d'administration. Donc j'avais déjà un petit
pied dans le syndicat, mais sans décharge, tout en exerçant mes fonctions de
greffier.
Et
puis, à l'été 2023, le secrétaire général de l'UNSA-SJ, Hervé Bonglet, m'a
contacté suite au départ d'une collègue qui était l'ancienne secrétaire
régionale, pour prendre ce poste, en charge des cours d'appel de Besançon, Dijon,
Reims et l'école nationale des greffes. J'ai longtemps hésité, parce que
c'était vraiment un virage à 180 degrés, puisque ça consistait en une décharge
d'activité totale, donc ne plus effectuer les fonctions de greffier dans les
tribunaux.
Ce
qui m'a convaincu, ça a été de mettre à profit mon expérience professionnelle
d'une douzaine d'années pour m'appuyer sur ces compétences et ces
connaissances, mais également ma connaissance du syndicat, pour faire avancer
les choses, défendre les collègues, les accompagner, et aussi contribuer à
l'évolution des métiers, avec les réformes qu'on a pu faire passer.
Avec
le timing particulier de la grève des greffiers, il a fallu prendre la mesure
de ce nouveau poste et de ces nouvelles fonctions rapidement pour être
opérationnel. Heureusement, quand on est greffier, on apprend à s’adapter et à
être polyvalent.
JSS :
Le ministère de la Justice prévoit le recrutement de 1 500 greffiers
supplémentaires dans les juridictions entre 2022 et 2027. Est-ce que ça vous semble réaliste et
suffisant ?
Y.B. : On espère vraiment que ça passera et ça sera
un premier pas pour pallier ce manque d'effectifs. Mais ça ne sera pas
suffisant. On est quand même largement en dessous des standards européens.
« C'était inconcevable qu'un greffier
puisse être catégorie A »
Il
y a un rapport de la CEPEJ, qui est la Commission Européenne pour l'Efficacité
de la Justice, qui est publié tous les deux ans et qui est paru en octobre
2024, qui indique clairement qu'au niveau de la France, on n'est pas du tout
dans le bon ratio, puisque quand la moyenne des pays européens est à 58
personnels de greffe pour 100 000 habitants, on est, en France à 37 pour 100
000 habitants. Donc les moyens que la France met pour la justice ne sont pas
suffisants et pas à la hauteur des attentes.
Mais
on a pris tellement de retard que même si des moyens sont alloués, on risque de
ne pas être en mesure d’avoir des moyens suffisants pour que la justice tourne
de façon sereine et réponde aux attentes des citoyens. Car pour répondre à
leurs attentes de rapidité, de transparence, il faut des moyens. Et là, on en
est encore assez loin.
JSS :
Fin 2024, votre syndicat a obtenu une grande avancée, la création d'une
catégorie A chez les greffiers qui peuvent maintenant devenir cadres, ce qui
n'était pas possible jusqu'à maintenant. Qu'est-ce que ça va changer exactement
pour les greffiers ?
Y.B. : Aujourd'hui, la création du cadre greffier,
que l'on va vraiment considérer comme un corps de débouché, va donner des
perspectives d'évolution.
Ce
corps de débouché permet d’abord d'avoir une grille indiciaire beaucoup plus
intéressante, qui est la même que les attachés d'administration de l'État. La
rémunération des fonctionnaires est basée sur des grilles indiciaires : en
fonction de l'échelon dans lequel vous êtes, vous avez un indice multiplié par
la valeur du point d'indice et qui vous donne un traitement indiciaire.
Avant
cette réforme, le greffier qui voulait évoluer devait changer de métier. Il
devait passer directeur de greffe, il devait passer magistrat, mais ce n'est
plus le même métier. J’ai des collègues qui ont passé ces concours parce qu'ils
voulaient évoluer, mais ça les a obligés à changer complètement de métier.
Aujourd'hui, on leur offre la possibilité de développer une évolution tout en
conservant leur cœur de métier.
Je
tiens vraiment à préciser que c'est une réforme historique, puisqu'il y a
quelques années, c'était impensable. Il faut savoir que c’est une réforme que l’Unsa
porte depuis longtemps. Mes collègues qui sont un peu plus anciens que moi au
Syndicat ont même été très émus de cette victoire, car il y a quelques années,
quand ils portaient cette demande, on leur riait au nez. C'était inconcevable
qu'un greffier puisse être catégorie A, tellement ce métier était déconsidéré
et affilié à du secrétariat.
Je
précise également que dans le cadre de cette réforme, les adjoints
administratifs de catégorie C qui « faisaient fonction de greffier »,
c'est-à-dire les adjoints administratifs qui effectuaient les fonctions de
greffier mais avec un salaire d'adjoint administratif, par cette réforme, vont
bénéficier d'un plan de requalification leur permettant sur une sélection après
candidature de passer greffier.
Autre
point très important : souvent, ce qui était un frein à cette évolution
pour les adjoints administratifs en greffier, c'était la mobilité, puisqu’étant
donné que c'était un concours national, il pouvait y avoir une affectation
géographique à l'opposé de là où ils étaient en poste, ce qui peut s’avérer
très compliqué, or ce plan de requalification offre aux adjoints administratifs
la possibilité de rester sur place, sans mobilité. Donc là aussi c'est un point
vraiment essentiel de cette réforme.
Il
y a quand même des détracteurs de cette réforme. On demandait depuis toujours
que l'intégralité de la profession et du corps passe en catégorie A. Ça a été
vraiment une fin de non-recevoir de la fonction publique. Le seul accord qui a
été trouvé, c'est 3 200 greffiers, sur 11 000. On a vraiment insisté, on a
essayé d'aller taper à toutes les portes pour augmenter ce chiffre.
Il
a vraiment fallu peser le pour et le contre, à savoir si c'était un accord
qu'il fallait signer. Et
à l'UNSA, nos représentants nationaux, en s'appuyant sur ce rapport
d'orientation et les lignes que l'UNSA s'est fixées, a estimé qu'il était
opportun aujourd'hui de signer cet accord pour ouvrir au moins une première
porte. Et évidemment que dans les années à venir, on va continuer à se battre
et continuer à ce que l'intégralité des greffiers puissent se passer un jour
catégorie A.
JSS :
Lorsque vous aurez terminé vos fonctions syndicales, quelle option s'offrira à
vous ? Pourrez-vous retrouver vos anciennes fonctions ?
Y.B. : Je peux très bien poursuivre jusqu'à la fin
de ma carrière en décharge d'activité syndicale, pour continuer à défendre les
collègues, les accompagner ; contribuer à l'évolution des métiers. Mais je
pourrais aussi, un jour, réintégrer les juridictions et reprendre mes fonctions
de greffier. Comme avant.
Propos recueillis par Bérengère Margaritelli