JUSTICE

« Sans greffier, on n'a pas de décision, on n'a pas d'audience »

« Sans greffier, on n'a pas de décision, on n'a pas d'audience »
Publié le 18/06/2025 à 16:58

PODCAST. Suivi de la procédure, gestion des audiences ou encore accompagnement du public… Les journées d’un greffier judiciaire sont très souvent intenses et sans répit, émaillées d’échéances importantes dans des juridictions sous tension. Avec sa casquette de représentant syndical, Yoan Bourquin évoque aussi les conditions de travail parfois archaïques et le manque de moyens humains qui pèsent sur la profession, laquelle fait, depuis peu, entendre sa voix.

Selon un sondage réalisé pour la Cour d'appel de Paris en 1990, 54 % des Français ne connaîtraient pas les fonctions exactes d'un greffier. Et s’il ne semble pas y avoir de nouvelle étude depuis à ce sujet, 35 ans plus tard, pas sûr que le greffier fasse davantage parler de lui.

Professionnel de l’ombre, ses tâches souvent invisibles aux yeux du public et la complexité du système judiciaire contribuent à rendre ses missions relativement obscures. Mais c’est aussi un rouage du monde judiciaire pratiquement absent des médias et tout aussi rare dans la littérature ou le 7e art.

Pourtant, il s’agit d’un maillon essentiel dans les coulisses de la grosse machine judiciaire.  « Un magistrat n’est rien sans son greffier, et quand les greffes vont mal, c’est la justice qui va mal », avait ainsi lancé le député des Landes Dominique Valaud devant l’Assemblée nationale en 2023.

Une réalité dont témoigne Yoan Bourquin, notre invité pour l’épisode 5 de notre podcast.

JSS : Vous êtes greffier judiciaire depuis une douzaine d'années. C'était un métier que vous aviez envisagé lors de vos études ?

Yoan Bourquin : Généralement, quand on rentre dans la filière droit, on a plutôt en tête le métier d'huissier, de notaire, de magistrat. C’est lors d'un stage en troisième année de licence que j'ai découvert plus amplement le métier de greffier.

Et notamment l'importance du greffier dans les tribunaux, en tant que technicien, garant de la procédure, et c’est ce côté-là qui m'a donné envie de me diriger vers ce métier, en passant le concours.

JSS : C'est une profession que le grand public connaît très mal. Mais il y a un stéréotype qui revient souvent, le greffier c'est un secrétaire qui prend des notes à l'audience. Comment est-ce que vous réagissez quand vous entendez ça ?

Y.B. : On a vraiment cette image, héritée des films, du greffier qui prend des notes à l’audience. On connaît mieux le magistrat, car il y a plus de médiatisation autour de cette fonction, mais les greffiers ont un rôle très important, notamment sur la gestion de la détention, sur la garantie de la procédure, et dans l'exécution des décisions qui sont prononcées par les magistrats.

Donc le greffier est loin d'être un simple secrétaire, parce que sans greffier, on n'a pas de décision, on n'a pas d'audience. C'est vraiment un élément central, et un des maillons essentiels au bon fonctionnement de la justice.

JSS : Quels sont les différents postes que vous avez occupés ?

Y.B. : J'ai commencé ma carrière au service de l'application des peines, en sortie d'école, au tribunal judiciaire de Mulhouse. C’est le service qui intervient après le prononcé d'une décision. Donc là, la particularité, c'est qu'on est en lien avec des personnes déjà condamnées. Or, souvent, les personnes ne comprennent pas forcément la décision et la condamnation. Donc [en tant que greffier], on doit vraiment faire preuve de suivi, de pédagogie.

Par la suite, je suis revenu par voie de mutation au tribunal judiciaire de Belfort. Et à cette occasion, j'ai été affecté au tribunal correctionnel. Là, il s’agit du service qui va juger les personnes qui ont commis une infraction, notamment délictuelle. Dans ce service-là, le greffier prépare les dossiers, les met en état, tient les notes d’audience. Mais notre rôle va plus loin : on doit vraiment s'assurer qu'au cours de ce débat, de cette audience, le magistrat respecte les règles de procédure.

« On est sous-calibrés, sur-chargés »

On peut lui rappeler qu'il a oublié une mention ou une notification. Et surtout, en cas de conflit ou de difficulté, la note d'audience qu'on va tenir fait foi. Vous pouvez avoir un incident d'audience : un avocat ou un justiciable, par exemple, qui va aller un peu trop loin, ou bien un désaccord entre les propos tenus par l'avocat et éventuellement celui du magistrat.  

Après ça, j'ai demandé à intégrer le service de l'exécution des peines – soit le service qui intervient de nouveau après le correctionnel et qui est, à mon sens, l'un des services les plus techniques. On est la charnière entre les services du tribunal entre eux, mais également la charnière et l'interface entre les services du tribunal et les services extérieurs et les partenaires, comme les maisons d'arrêt, les préfectures, le casier judiciaire national...

Et en tant que greffier de l'exécution des peines, on est chargé de mettre à exécution les peines prononcées, mais également de transmettre les décisions à la préfecture en cas de suspension de permis ou d'annulation de permis, ou encore, quand des personnes se sont vues condamnées à une peine d'emprisonnement, on va transmettre les décisions à la maison d'arrêt pour qu'elles soient écrouées.

JSS : On parle de quel volume de dossier pour un seul greffier ?

Y.B. : C'est difficile de donner un chiffre précis, parce que vraiment, ça va dépendre des juridictions, de la taille des services. Ce que je peux vous dire, c'est que d'une manière générale, la charge de travail des greffiers est énorme.

On est constamment soumis à cette charge, à cette quantité de dossiers, et on est sous-calibrés, car on souffre d'un manque d'effectifs. On est surchargés.

Si on prend le cas d’un cabinet d'instruction, on parle de 70 dossiers, mais c'est très théorique, parce que vous pouvez avoir un dossier avec une personne qui va vous demander beaucoup moins de travail, en fonction de l'infraction pour laquelle elle est mise en examen, et des dossiers, notamment du trafic de stupéfiants, avec 15, 20, 50 personnes, qui vont demander beaucoup plus de travail.

Cela reste de toute façon des chiffres théoriques, mais dans tous les cas, la charge de travail est bien plus élevée que ce qu'elle ne devrait dans les greffes.

JSS : Vous rédigez aussi des projets de décision. Est-ce que ça concerne tous les types de décisions ?

Y.B. : En réalité, ça va dépendre des services et de la relation de travail avec le magistrat ; de sa façon de travailler. Dans tous les cas, on doit sortir la trame de base, fusionner les décisions, remplir les éléments : l'identité de la personne, les infractions commises ou le litige, plutôt dans la partie civile. Et puis, on peut être amené à rédiger et pré-motiver des décisions également.

Par exemple, dans le service des tutelles majeures, le magistrat peut rendre une ordonnance, nous dire qu'il y a une décision de placement sous tutelle, et on va commencer à pré-rédiger l'ordonnance de placement.

JSS : Vous travaillez avec les magistrats, notamment en préparant les dossiers. Comment est-ce que ça se passe exactement ? Est-ce que vous travaillez avec un magistrat spécifique ou alors tous ceux de la juridiction indistinctement ?

Y.B. : C'est un métier qui suppose d'avoir une grande capacité d'adaptation, puisqu'on est effectivement amené à travailler avec plusieurs magistrats différents, avec des méthodes de travail différentes également. On doit toujours essayer de tisser des liens et de mettre en place des méthodes pour s'adapter et répondre aux demandes et aux besoins des magistrats.

On fait le lien entre les différents magistrats. Par exemple, dans le cadre des permanences week-end - puisque dans certaines juridictions, il n'y a pas d'audience le week-end - en cas de personnes déférées en attendant la prochaine audience, le greffier va être l'interlocuteur entre le magistrat du parquet, donc le procureur de la République, le juge des libertés de la détention, éventuellement le juge d'instruction si ça nécessite une ouverture d'information. Et donc, on suit le dossier avec différents magistrats tout au long de la procédure.

JSS : Quelles relations entretenez-vous avec les magistrats ?

Y.B. : Il y a les services où on va être en binôme, vraiment en cabinet. Donc le cabinet d'instruction, le cabinet de juge des enfants, on est vraiment en binôme avec le même magistrat. Et puis des services où on va être avec plusieurs magistrats.

Personnellement, je n'ai jamais eu de difficulté avec un magistrat dans ma carrière. L'idée est vraiment de savoir quelles sont les attentes du magistrat, quelles sont celles du greffier, et puis de fonctionner ensemble pour l'intérêt de la justice. Il faut quand même préciser qu'il n'y a pas de lien hiérarchique direct entre le magistrat et le greffier. Le supérieur hiérarchique du greffier est le directeur des services de greffes judiciaire.

En revanche, de par les fonctions respectives de chacun, le magistrat va donner des directives au greffier. Ça peut arriver que les liens soient parfois un peu flous et qu'il faille un petit peu reposer le cadre. Mais dans la plupart des cas, j'ai rarement été confronté à des difficultés. L'idée est également de se positionner, de prendre ses fonctions à bras-le-corps.

J'ai déjà pu être en désaccord sur un point de procédure avec un magistrat, sur des questions du type : est-ce qu'on peut prononcer telle peine, quelles sont les conditions, quelles conséquences est-ce que cela engendre. Et là, à mon sens, pour être entendu et avoir de la crédibilité, il faut se référer au texte. J’ai toujours tendance à reprendre mon code, et pour argumenter et pour justifier mon désaccord, je vais apporter le texte à l'appui.

JSS : Y a-t-il eu des affaires dans lesquelles vous n'avez pas compris la décision d'un magistrat ? Et dans ces cas-là, est-ce que ça vous est arrivé de faire valoir votre point de vue ou au moins d'essayer d'en parler avec le magistrat concerné ?

Y.B. : A moins qu’il s’agisse d’une décision très tranchée et incompréhensible, souvent on ne se pose pas vraiment la question de savoir si c'est juste ou pas.

On est formé, à l'École nationale des greffes, au respect de la procédure, et pas à la prise de décision au regard du Code pénal, du Code civil, etc. Et même si on peut avoir un avis, bien souvent, en pratique, dans les juridictions, au regard de la charge de travail, on n'a pas le temps de se plonger dans le fond du dossier. On va vraiment s'attacher au respect de la procédure.

Par exemple, quand j'étais au tribunal correctionnel et que je préparais mon audience, je n'allais pas voir quelle était l'infraction commise par la personne et ce qu'elle encourait, mais plutôt si elle avait bien été convoquée, si ses droits avaient été respectés, si les délais de convocation étaient les bons. Vraiment sur la forme et pas sur le fond.

Le seul moment où on va regarder quand même le fond, pour savoir quelle infraction a été commise et quelle peine est encourue, c’est lors du prononcé de la décision, pour s'assurer que la peine prononcée par le magistrat soit en adéquation avec ce qui était encouru.

JSS : Vous gardez donc une certaine distance avec les affaires en question…

Y.B. : Effectivement, on garde une distance, mais on va en connaître tous les détails quand même. On ne les aura pas lus, on n'aura pas eu le temps de se faire une idée, mais en direct à l'audience - ou alors au service de l'instruction -, même si on ne connaît pas le fond du dossier, pendant l'interrogatoire avec le juge d'instruction, étant donné que c'est un jeu de questions-réponses, on va quand même connaître tout le dossier.

J'ai cependant déjà été amené à travailler avec des magistrats qui me sollicitaient et pouvaient me demander mon avis quant à la décision à prendre, même avant qu'elle soit prise. Et là, on pouvait échanger, partager. C'est d'ailleurs intéressant, puisque ça nous intègre un peu plus aussi au processus et ça, c'est très stimulant également.

« Face à la défiance, c'est à nous de désamorcer les situations »

Ça m’est arrivé notamment dans le cas d’une personne qui était suivie par le juge de l'application des peines et qui était libre, puisqu'elle avait une mesure de sursis mise à l'épreuve - c'est-à-dire que la personne reste libre : elle a une peine d'emprisonnement « au-dessus de sa tête », mais elle doit respecter un certain nombre de conditions.

Or cette personne ne respectait pas les conditions imposées : on était donc en droit de procéder à la révocation de ce sursis pour qu’elle purge une peine d'emprisonnement. On l'avait convoquée avec ma juge de l'application des peines en vue de la révocation, on l'avait entendue avant que la magistrate puisse prendre sa décision.

A cette occasion, la personne avait pu faire part de problèmes d'alcool, d'une situation sociale très dégradée, très compliquée. Ma juge de l'application des peines avait alors sollicité mon avis quant à mon impression sur la situation de la personne et m’avait demandé s'il me semblait plus opportun de l'incarcérer ou de lui apporter d'autres solutions. Ça avait été à la fois très enrichissant et très important pour moi, de prendre part à la décision.

JSS : La procédure, c'est la colonne vertébrale d'un dossier. La moindre erreur peut avoir une incidence énorme sur le cours d'une affaire. Comment est-ce que vous gérez une telle responsabilité ? Est-ce qu'il y a des erreurs que vous avez commises ou failli commettre et auxquelles vous pensez encore aujourd'hui ?

Y.B. : Déjà, je pense que les qualités premières d'un bon greffier, c'est la rigueur, l'organisation, pour éviter des erreurs.

A titre personnel, ce que j'essaie de faire, en fonction du service où je suis et des tâches qui me sont demandées, c'est de me faire une méthode systématique pour traiter mes dossiers toujours dans le même ordre, de sorte de ne pas oublier. Quand j'arrive dans un service, je vais me faire des fiches, des mémentos techniques, je coche littéralement des cases, de sorte de ne rien oublier.

Et pour répondre à votre question, oui, j'ai déjà commis une erreur, notamment dans une convocation où je me suis trompé de date. Heureusement, ça n'a finalement pas eu de conséquence, puisque je m'en suis rendu compte avant que la convocation parte : systématiquement, avant d’apposer ma signature et de signer, je revérifie tous les éléments. C'est l'intérêt d'avoir une fiche !

En l’occurrence, la date, notamment de convocation à l'audience, est primordiale, puisqu'il y a des délais à respecter. Et avant de signer, je me suis rendu compte que je m’étais trompé d'année. Si je n’avais pas fait attention, on n’aurait plus été dans les délais pour convoquer la personne, pour l'entendre, et pendant son temps de détention provisoire, on n'aurait pas pu procéder aux diligences nécessaires.

JSS : Au-delà d'une question de délai, parfois des erreurs peuvent avoir des conséquences plus importantes. Avez-vous des exemples à nous donner ?

Y.B. : Vous pouvez avoir effectivement des erreurs d'identité. Par exemple, un jugement qui serait prononcé à l'encontre d'une personne qui aurait un homonyme, avec le risque que ce soit inscrit sur le mauvais casier judiciaire. Ce qui aurait des conséquences dramatiques pour la personne qui n'a pas commis l'infraction et qui se voit attribuer une condamnation.

On a eu le cas de deux personnes déférées, c'est-à-dire présentées devant le juge pour placement en détention provisoire, et un collègue a inversé les noms : le mandat d'arrêt était au nom de la personne qui se trouvait encore au tribunal et pas de celle qui était devant la maison d'arrêt. Or, en présence d’une erreur d'identité, elle ne pouvait pas être écrouée. Heureusement, tout ça s’est passé pendant les périodes d'ouverture du tribunal, donc on a pu re-faxer le bon mandat de dépôt et tout est rentré dans l’ordre.

JSS : Vous faites également l'interface avec les justiciables. Est-ce que vous pouvez nous expliquer un petit peu plus concrètement comment ça se matérialise ?

Y.B. : Effectivement, on est vraiment la première personne que le justiciable va rencontrer dans un greffe. Il y a des greffiers, mais on a aussi des adjoints administratifs et également des agents contractuels qui peuvent être placés à l'accueil, notamment pour les renseignements.

Concrètement, les justiciables se rendent dans une juridiction car ils veulent déposer un dossier, faire une demande, ils viennent nous demander comment réaliser telle ou telle démarche, et on est là pour les accompagner dans ces démarches. Et aussi, le cas échéant, pour leur expliquer les décisions. Ici, on doit vraiment faire preuve de pédagogie ; adapter notre vocabulaire pour vulgariser les décisions rendues, qui peuvent être parfois difficiles à comprendre.

Lorsque j'étais au service de l'application des peines, en post-sentenciel (après condamnation), les personnes qui étaient porteuses d’un bracelet électronique, et donc qui bénéficiaient d’un certain nombre d’heures en-dehors de chez elles, pouvaient faire auprès de moi des demandes d'extension ou de changement d'horaire.

Au sein du service de l'instruction, on peut avoir des personnes mises en examen, qui a interdiction de quitter le territoire, qui nous font des demandes d'autorisation de sortie du territoire, par exemple en cas de décès dans la famille à l'étranger. Donc on reçoit leurs demandes et on leur explique comment faire.

JSS : Vous tenez justement ce rôle d'intermédiaire, alors que les citoyens ressentent une vraie défiance envers la justice. Est-ce qu'il est déjà arrivé qu'on se « venge » sur vous ?

Y.B. : Oui, il y a de la défiance, mais je ne parlerais pas de vengeance. Ils ont besoin d'exprimer aussi leurs mécontentements, leurs incompréhensions. Il ne faut pas oublier qu'on est face à des personnes qui ont des situations sociales et familiales compliquées. On est rarement dans un tribunal quand tout va bien.

Mais c'est vrai que nous, greffiers, devons parfois faire face parfois à des comportements violents, tant verbalement que physiquement. On doit apprendre à gérer ça, c'est à nous de désamorcer les situations. Et on a d'ailleurs des formations pour nous permettre de nous adresser à un public sensible.

JSS : Vous n'êtes pas qu'un acteur, vous êtes aussi un observateur de la justice. Vous voyez passer toutes sortes de litiges ; des affaires parfois lourdes. Quelles sont les affaires qui ont pu vous affecter au cours de votre carrière ?

Y.B. : Effectivement, même si on s'attache à la forme, on est quand même amené à connaître le fond de ces affaires quand on assiste le magistrat. Et on ne peut pas rester insensible à ces situations-là. Je dirais que chaque affaire, de la moins grave à la plus grave, nous touche dans tous les cas. A titre personnel, les affaires notamment liées à des mineurs, qu'ils soient victimes ou auteurs, sont particulièrement touchantes et impactantes émotionnellement.

Je pense plus particulièrement à une affaire auprès du juge des enfants, qui a une casquette au titre de l'assistance éducative, car il intervient aussi pour protéger les mineurs en cas de défaillance des parents. Pendant ma formation, il y avait un couple de parents défaillants qui avaient déjà quelques enfants placés, et étaient présents devant nous, avec un nourrisson dans les bras, pour un énième placement.

Face à la décision du juge des enfants, ne la comprenant visiblement pas, ce couple a quitté le bureau, en laissant par terre le nourrisson. C'était choquant, et émotionnellement dur de prendre du recul face à cette situation.

JSS : On parle de plus en plus de l'intelligence artificielle au service des tribunaux. Est-ce que la profession des greffiers a peur de se faire un jour remplacer par l'IA ? Est-ce que c'est quelque chose dont vous parlez entre collègues ?

Y.B. : Dans les greffes, ce n'est pas forcément le sujet de préoccupation premier. En revanche, je vais là revêtir ma casquette de secrétaire régional, puisque c'est un sujet dont l'UNSA (l'Union Nationale des Syndicats Autonomes), le syndicat auquel j'appartiens, s'est saisi, pour ne pas courir après le train et essayer d'être partie prenante tout de suite à cette évolution.

Avec un collègue, nous avons été entendus au Sénat sur l'impact de l'IA sur la justice, et nous avons pu faire valoir notamment certaines inquiétudes et réserves. Je dirais cependant que pour les métiers de greffe, on ne peut encore pas trop parler d'intelligence artificielle, mais on va être plutôt sur de l'automatisation des tâches et sur de la robotisation, donc des robots qui vont être capables d'effectuer des tâches répétitives, mais il y aura toujours un contrôle de l'humain.

Là où l’IA a progressé, c'est notamment sur l'open data et l'alimentation des décisions de justice ; autrement dit, les sources de données ouvertes pour que des logiciels soient capables d'aller prendre des données, les analyser et les restituer. Aujourd'hui, on est capable de poser des questions juridiques via ce type d'outils pour avoir une réponse. Et ça peut être une inquiétude pour les magistrats, puisqu’auparavant, l'expertise humaine permettait d'individualiser la peine et le prononcé de la peine. Avec le développement de l'IA et de l'open data, ce qui est à craindre, c'est une uniformisation des décisions.

JSS : En 2021, 88 % des greffiers étaient des femmes. Comment est-ce que vous expliquez ce manque d'attrait pour la profession chez les hommes ?

Y.B. : C'est une bonne question, c'est d'ailleurs difficile d'y répondre. Il n'y a pas de doute, je le constate : on est sur un milieu plutôt féminin. Quand j'ai passé mon concours, on était très peu d'hommes. D’ailleurs, on se démarque peut-être plus facilement.

Cela tient peut-être au fait que c’est un métier peu connu, et cela a peut-être également un rapport avec le cliché que l’on évoquait sur le greffe « secrétaire », qui a une connotation plus féminine.

Cela peut toucher aussi à la rémunération, puisqu’il ne s’agit clairement pas d’un métier bien rémunéré. Tout dépend de l'avancement de sa carrière, mais un greffier touche 1 600 euros net en début de carrière. Étant précisé que sur ces 1 600 euros, il y a une partie indiciaire et une partie indemnitaire, et tout ne compte pas pour la retraite. Donc je ne pense pas que ce soit le métier, au regard des études et des compétences que cela requiert, le plus attractif.

Et c'est vrai que par rapport au modèle, peut-être un peu archaïque, certes, de l'homme qui fait vivre son foyer, ce n'est peut-être pas la profession vers laquelle les hommes se tournent en premier. Et on peut faire un parallèle avec la magistrature : dans l'ordre judiciaire, on a essentiellement des femmes, à la différence de l'ordre administratif, où les magistrats ont une rémunération bien supérieure et où l’on constate qu'il y a plus d'hommes.

Globalement, le manque de considération, les conditions de travail assez dégradées, et surtout un manque de perspective d'évolution de carrière conduisent sûrement à ce manque d'attractivité de la profession.

JSS : Quand vous parlez des conditions dégradées, c'est à quel niveau ?

Y.B. : En termes d'effectifs, et puis aussi par rapport au caractère très obsolète du matériel mis à notre disposition. On a des logiciels qui sont archaïques. Bien souvent, ils mettent des années à être développés, et quand ils sont sortis, ils sont déjà complètement dépassés. L'outil informatique nous dessert plus qu'il ne nous sert.

Bien souvent, il nous induit en erreur. Sur les services pénaux, le logiciel Cassiopée fusionne par exemple des trames avec des mauvais articles, avec des mauvaises peines. Si on ne fait pas preuve de vigilance, vous pouvez avoir une erreur qui n'est pas de votre fait, mais qui sera fusionnée par une mauvaise trame rentrée dans le logiciel.

Non seulement, cela nous fait perdre du temps, de l'énergie, mais on en vient même, dans certains services, à se refaire des trames à côté et à ressaisir toutes les identités, à faire des copier-coller, donc encore un risque d'erreur supplémentaire. On n'est vraiment pas aidés en termes de moyens techniques mis à notre disposition.

JSS : Les greffiers ne font cependant pas beaucoup parler d'eux, notamment parce qu'ils ont un devoir de réserve. Mais en 2023, ils ont mené une grève historique. Ils ont notamment dénoncé un manque de considération, mais aussi un manque d'effectifs, les bas salaires. Comment expliquer qu’enfin, la profession ait parlé d'une seule et même voix ?

Y.B. : Je pense que les greffiers occupent souvent cette fonction par vocation, parce qu'ils aiment leur métier. Mais cela fait des années que la machine tourne et tient sur cette base-là, sur cet investissement. Sauf qu'à force de tirer sur la corde, elle finit par casser.

Et je crois qu’en 2023, on est arrivés au bout, il fallait dire stop au manque de considération, aux faibles rémunérations, aux effectifs réduits et aux conditions de travail dégradées. Et c'est vraiment ce qui a conduit à cette mobilisation quasi sans précédent.

Il faut savoir que c'est une mobilisation qui est venue de la base, c’est-à-dire des greffes et sans appel des syndicats. Ce qui est rare, parce que souvent, ce sont les syndicats qui vont impulser ces mouvements, faire des préavis de greffe, etc. Là, ce mouvement est venu des greffiers eux-mêmes, et c'est d'ailleurs, je pense, ce qui a aidé à faire bouger les lignes. C'était un mouvement « anarchique », qui n'était pas du tout contrôlé et donc sur lequel l'administration n'avait pas la main.

Or, quand vous n'avez plus de greffiers pour tenir des audiences, à force de renvoyer et de prendre du retard, vous vous rendez compte que ça ne va plus aller. C'est ce qui a conduit l'administration à prendre attache avec les syndicats pour entamer des négociations et enfin envisager une évolution des métiers dans les greffes.

JSS : Vous avez-vous-même décidé de vous engager au sein d'un syndicat. Qu'est-ce qui vous a poussé à franchir ce pas au service de vos collègues ?

Y.B. : En parallèle de mes fonctions de greffier, cela faisait quelques années que j’étais déjà investi dans des fonctions syndicales, notamment au sein du bureau de secteur de l'UNSA de Besançon, mais également dans les CHSCTD, commissions d'hygiène et de sécurité au travail, qui sont devenus des comités sociaux d'administration. Donc j'avais déjà un petit pied dans le syndicat, mais sans décharge, tout en exerçant mes fonctions de greffier.

Et puis, à l'été 2023, le secrétaire général de l'UNSA-SJ, Hervé Bonglet, m'a contacté suite au départ d'une collègue qui était l'ancienne secrétaire régionale, pour prendre ce poste, en charge des cours d'appel de Besançon, Dijon, Reims et l'école nationale des greffes. J'ai longtemps hésité, parce que c'était vraiment un virage à 180 degrés, puisque ça consistait en une décharge d'activité totale, donc ne plus effectuer les fonctions de greffier dans les tribunaux.

Ce qui m'a convaincu, ça a été de mettre à profit mon expérience professionnelle d'une douzaine d'années pour m'appuyer sur ces compétences et ces connaissances, mais également ma connaissance du syndicat, pour faire avancer les choses, défendre les collègues, les accompagner, et aussi contribuer à l'évolution des métiers, avec les réformes qu'on a pu faire passer.

Avec le timing particulier de la grève des greffiers, il a fallu prendre la mesure de ce nouveau poste et de ces nouvelles fonctions rapidement pour être opérationnel. Heureusement, quand on est greffier, on apprend à s’adapter et à être polyvalent.

JSS : Le ministère de la Justice prévoit le recrutement de 1 500 greffiers supplémentaires dans les juridictions entre 2022 et 2027. Est-ce que ça vous semble réaliste et suffisant ?

Y.B. : On espère vraiment que ça passera et ça sera un premier pas pour pallier ce manque d'effectifs. Mais ça ne sera pas suffisant. On est quand même largement en dessous des standards européens.

« C'était inconcevable qu'un greffier puisse être catégorie A »

Il y a un rapport de la CEPEJ, qui est la Commission Européenne pour l'Efficacité de la Justice, qui est publié tous les deux ans et qui est paru en octobre 2024, qui indique clairement qu'au niveau de la France, on n'est pas du tout dans le bon ratio, puisque quand la moyenne des pays européens est à 58 personnels de greffe pour 100 000 habitants, on est, en France à 37 pour 100 000 habitants. Donc les moyens que la France met pour la justice ne sont pas suffisants et pas à la hauteur des attentes.

Mais on a pris tellement de retard que même si des moyens sont alloués, on risque de ne pas être en mesure d’avoir des moyens suffisants pour que la justice tourne de façon sereine et réponde aux attentes des citoyens. Car pour répondre à leurs attentes de rapidité, de transparence, il faut des moyens. Et là, on en est encore assez loin.

JSS : Fin 2024, votre syndicat a obtenu une grande avancée, la création d'une catégorie A chez les greffiers qui peuvent maintenant devenir cadres, ce qui n'était pas possible jusqu'à maintenant. Qu'est-ce que ça va changer exactement pour les greffiers ?

Y.B. : Aujourd'hui, la création du cadre greffier, que l'on va vraiment considérer comme un corps de débouché, va donner des perspectives d'évolution.

Ce corps de débouché permet d’abord d'avoir une grille indiciaire beaucoup plus intéressante, qui est la même que les attachés d'administration de l'État. La rémunération des fonctionnaires est basée sur des grilles indiciaires : en fonction de l'échelon dans lequel vous êtes, vous avez un indice multiplié par la valeur du point d'indice et qui vous donne un traitement indiciaire.

Avant cette réforme, le greffier qui voulait évoluer devait changer de métier. Il devait passer directeur de greffe, il devait passer magistrat, mais ce n'est plus le même métier. J’ai des collègues qui ont passé ces concours parce qu'ils voulaient évoluer, mais ça les a obligés à changer complètement de métier. Aujourd'hui, on leur offre la possibilité de développer une évolution tout en conservant leur cœur de métier.

Je tiens vraiment à préciser que c'est une réforme historique, puisqu'il y a quelques années, c'était impensable. Il faut savoir que c’est une réforme que l’Unsa porte depuis longtemps. Mes collègues qui sont un peu plus anciens que moi au Syndicat ont même été très émus de cette victoire, car il y a quelques années, quand ils portaient cette demande, on leur riait au nez. C'était inconcevable qu'un greffier puisse être catégorie A, tellement ce métier était déconsidéré et affilié à du secrétariat.

Je précise également que dans le cadre de cette réforme, les adjoints administratifs de catégorie C qui « faisaient fonction de greffier », c'est-à-dire les adjoints administratifs qui effectuaient les fonctions de greffier mais avec un salaire d'adjoint administratif, par cette réforme, vont bénéficier d'un plan de requalification leur permettant sur une sélection après candidature de passer greffier.

Autre point très important : souvent, ce qui était un frein à cette évolution pour les adjoints administratifs en greffier, c'était la mobilité, puisqu’étant donné que c'était un concours national, il pouvait y avoir une affectation géographique à l'opposé de là où ils étaient en poste, ce qui peut s’avérer très compliqué, or ce plan de requalification offre aux adjoints administratifs la possibilité de rester sur place, sans mobilité. Donc là aussi c'est un point vraiment essentiel de cette réforme.

Il y a quand même des détracteurs de cette réforme. On demandait depuis toujours que l'intégralité de la profession et du corps passe en catégorie A. Ça a été vraiment une fin de non-recevoir de la fonction publique. Le seul accord qui a été trouvé, c'est 3 200 greffiers, sur 11 000. On a vraiment insisté, on a essayé d'aller taper à toutes les portes pour augmenter ce chiffre.

Il a vraiment fallu peser le pour et le contre, à savoir si c'était un accord qu'il fallait signer. Et à l'UNSA, nos représentants nationaux, en s'appuyant sur ce rapport d'orientation et les lignes que l'UNSA s'est fixées, a estimé qu'il était opportun aujourd'hui de signer cet accord pour ouvrir au moins une première porte. Et évidemment que dans les années à venir, on va continuer à se battre et continuer à ce que l'intégralité des greffiers puissent se passer un jour catégorie A.

JSS : Lorsque vous aurez terminé vos fonctions syndicales, quelle option s'offrira à vous ? Pourrez-vous retrouver vos anciennes fonctions ?

Y.B. : Je peux très bien poursuivre jusqu'à la fin de ma carrière en décharge d'activité syndicale, pour continuer à défendre les collègues, les accompagner ; contribuer à l'évolution des métiers. Mais je pourrais aussi, un jour, réintégrer les juridictions et reprendre mes fonctions de greffier. Comme avant.

Propos recueillis par Bérengère Margaritelli

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