Épuisement, peur de l’erreur,
sentiment d’invisibilité, le mal-être grandit chez les greffiers. Alors que
quatre fonctionnaires ont mis fin à leurs jours depuis le début de l’année,
émerge la question, légitime : « Faut-il attendre un autre suicide pour
que [la] profession soit reconnue ? »
« Ce qui n’est pas
normal, c’est que ça ne me surprend plus. Mais ça me choque toujours autant. »
En même temps que ses pairs, Ariane*, greffière placée dans le sud de la
France, a appris le décès de Philippe le 10 juin. Comme Ariane, Philippe était
greffier depuis plus de vingt ans. Ce fonctionnaire qui travaillait au tribunal
judiciaire de Bordeaux a mis fin à ses jours à son domicile. Un acte qui serait
directement lié à ses conditions de travail, pointe l’Unsa Services judiciaires
(SJ), principal syndicat du ministère de la Justice. Si deux enquêtes, l’une
pénale, l’autre du comité d’administration, devront apporter davantage
d’éléments, au sein de la profession, le malaise est palpable. Dans ses rangs,
c’est le quatrième suicide depuis le début de l’année.
Et pour cause : la
profession, gardienne de la procédure, est « à bout », lâche
Ariane. « On nous en demande toujours plus alors que nos conditions de
travail ne cessent de se dégrader. » Ariane a occupé des postes dans
un grand nombre de tribunaux. Du métier riche, varié, fait « de
rencontres exceptionnelles », il ne reste plus grand chose à ses yeux,
confie-t-elle. L’écœurement a pris le pas sur le reste. Ses collègues – les
anciens, dont elle a encore des nouvelles, et les actuels – tiennent le même
discours. « On arrive fatigués, énervés, sous tension, quelle que soit
la juridiction, même dans les petites structures. On est une génération
de greffiers où l’on pense tous à quitter nos fonctions, rapporte-t-elle.
J’ai des collègues en pleurs du matin au soir. Certains allaient si mal
qu’ils ont fait un burn-out et ont dû être arrêtés. Est-ce qu’il faut attendre un autre suicide pour que notre
profession soit reconnue ? »
« Quand une personne
passe à l’acte, elle ne voit pas d’autre issue, rappelle Élise Chaumon,
psychologue du travail. À moins d’une pathologie, ça ne se fait jamais sur
un coup de tête : la personne a suivi un chemin ; elle a d’abord tenté d’autres
solutions sans succès. » L’experte argue que « le suicide,
c’est “contagieux” : à partir du moment où on a identifié que quelqu’un pouvait
le faire, alors on pense : ”Je ne suis pas le seul. Moi aussi, je peux le
faire” ». Ce qui peut expliquer les suicides en série dans certaines
entreprises – comme France Télécom à la fin des années 2000, ou plus récemment,
Technip, Air France et les Dernières Nouvelles d’Alsace – et au sein des corps
tels que les policiers.
« Même parmi les
urgences, on doit prioriser »
Ariane raconte les journées
au radar, où les pauses café se font de plus en plus rares, voire inexistantes.
Les déjeuners entre collègues, eux, ressemblent plutôt à des sandwiches avalés
en vitesse, chacun devant son ordinateur. « Si vous vous arrêtez, vous
traitez forcément deux, trois dossiers en moins, et à la fin de la semaine, ça
fait facilement 15 dossiers que vous n’avez pas pu traiter », compte
Ariane. « On hésite à faire des formations, on fait garder nos enfants
quand ils ne vont pas bien, on vient quand on est malades. Comme si venir
travailler avec 39°C de fièvre, c’était normal. »
Elle raconte aussi les heures
supplémentaires au service civil ou au service du juge de l’application des
peines « sans compensation, pour éviter que le service coule »,
et les audiences tardives, qui, parfois, peuvent finir à 2, 3h du matin. « C’est
simple, aujourd’hui, quelqu’un qui est censé travailler à 100 % travaille à 120
%. » Or, « ceux qui font des heures supplémentaires, au bout
d’un moment, on ne les paie plus », condamne Hervé Bonglet, secrétaire
général de l’Unsa Services judiciaires, principal syndicat de la profession. Dans
la fonction publique, le paiement des « heures supp’ » est limité à
25 heures par mois.
À lire aussi : Un nouveau « live chat » du ministère de la Justice pour le recrutement de personnels de greffe
La masse de travail, Lucie*, greffière
dans une juridiction voisine, la qualifie de « puits sans fond »,
au pénal comme au civil. Mais la nouveauté, témoigne-t-elle, c’est la tendance
très nette à la priorisation. « Il y a de plus en plus de choses qui
sont définies comme des urgences et qu’on n’arrive pas à résorber. Même
parmi les urgences, on doit prioriser, ironise-t-elle. Alors comment
est-ce qu’on est censé hiérarchiser quand tout est prioritaire ? »
Conséquence directe de cet
amoncellement, les deux fonctionnaires ont la désagréable sensation de tout
bâcler, et d’exercer un tout autre métier que celui choisi au départ. « Le
travail de greffier c’est une vérification très minutieuse de chaque pièce de
procédure, rappelle Lucie. Or, on n’a plus le temps d’être
perfectionniste. » « Il faudrait qu’on prépare les audiences, qu’on
vérifie si tout est bon, mais on n’a plus le temps de faire cette vérification fastidieuse
qu’on nous a apprise à l’École nationale des greffes, renchérit Ariane. Enfin
peu importe, puisqu’on est dans un processus de rentabilité : l’important,
c’est la quantité et plus la qualité. »
En toile de fond, la peur de
l’erreur
Au-delà, c’est la peur de
l’erreur qui s’est instaurée en arrière-plan pour ces fonctionnaires de
l’ombre. « On n’est pas des machines, s’excuse presque Ariane. À
force de tout gérer, on se trompe. Les convocations, par exemple, on
fait ça de moins en moins bien. Alors que rater une convoc’, ça a forcément un
impact, que ce soit dans le service du juge aux affaires familiales ou à
l’audiencement. » « C’est du marche ou crève. La profession est
dans un état d’épuisement professionnel important car il y a beaucoup de
pression et de risques », abonde quant à lui Hervé Bonglet.
Et certains loupés ne
pardonnent pas. Un simple oubli de procédure dans un dossier au pénal peut
ainsi avoir des conséquences dramatiques. « On a tous peur de l’erreur
qui cause une mort : si on oublie d’écrire “maintien en détention” sur une note
d’audience et qu’une personne qui a perpétré des actes terroristes est relâchée
et commet un nouveau crime, vous imaginez à quel point c’est grave ? Parce
qu’on était fatigué et qu’il était tard, il peut y avoir des répercussions
énormes. » Une responsabilité de celles qui peuvent empêcher de
dormir, affirme Ariane. Sans compter que les vérifications de la part des
magistrats, débordés eux aussi, sont parfois réduites à la portion congrue. « En
cas de problème, on sait bien que ça retombera sur nous, petits greffiers, et
qu’on aura des comptes à rendre. »
Si la situation les révolte,
rares sont ceux, hors syndicat, qui parviennent à taper du poing sur la table
et à faire entendre leur voix. « On est de bons petits soldats, on ne
fait aucune vague. On se tait et on sourit. On pense “non” mais on dit “oui”.
On est formatés à ne pas dire que nos conditions de travail sont inacceptables,
car sinon on devient gênant », avance Ariane, amère. « La
souffrance est partout et quotidienne mais hélas souvent invisible car chacun
prend sur lui par conscience professionnelle et sens du service public »,
livre en écho Laurence* sur un groupe d’entraide en ligne dédié à la
profession.
« À l’intérieur des
métiers, il y a un certain nombre de codes, et vous pouvez parfois avoir
l’impression que si vous ne les respectez pas, vous allez être exclus »,
analyse la psychologue Élise Chaumon pour expliquer ce qui peut amener une
personne à être corvéable à merci. Si le « code » d’un métier
requiert de se donner corps et âme mais que celui-ci offre d’autres « ressources »
– des motifs de compensation tels que des primes, un grand nombre de congés –,
la personne parvient à garder un équilibre. Mais cela devient problématique
quand ces ressources sont insuffisantes, avance Elise Chaumon. D’autant qu’en
l’occurrence, les greffiers font partie d’un système particulier, celui de la
justice. Leur sentiment d’injustice est donc forcément décuplé. « Par
ailleurs, il s’agit d’une corporation, avec un sens accru des valeurs et une
appartenance au groupe très forte. Cela peut aboutir sur une dépersonnalisation
: on est complètement absorbé par le groupe. Et si le groupe va mal, c’est très
compliqué à gérer. »
« On devrait être 29 000 »
: une pénurie difficile à endiguer
À l’origine du trop-plein,
Ariane et Lucie, à l’instar du reste de la profession, sont unanimes, il y a
l’insuffisance des effectifs, dénoncée de longue date et faisant partie des
revendications du corps lors de la grève historique de l’été dernier. « On
en parle, avec mes amies éparpillées dans différentes juridictions, et on
constate que le manque de greffiers est ressenti partout. Il y a
notamment un service où, actuellement, une seule vacataire est présente, car la
plupart des gens sont en arrêt maladie. Une personne qui était partie dans un
autre service a été rappelée, résultat, elle aussi a été mise en arrêt »,
rapporte Ariane.
S’il se fait ressentir
durement aujourd’hui, le problème ne date cependant pas d’hier, et la
profession paie les frais d’un manque d’anticipation. « Pendant une
vingtaine d’années, dans les années 90 et 2000, on n’a pas fait de gestion
prévisionnelle des emplois et on a eu très peu de recrutements dans les greffes »,
explique Hervé Bonglet. Les choses ont pourtant changé après 2011 et l’affaire
Laetitia Perrais, quand le président de l’époque, Nicolas Sarkozy, avait
attaqué les « graves dysfonctionnements » qui avaient débouché
sur la remise en liberté de Tony Meilhon, le principal suspect du meurtre d’une
jeune femme à Pornic (Loire-Atlantique), sans s'assurer qu'il soit suivi par un
conseiller d'insertion. La mise au point – d’ailleurs peu appréciée – avait
débouché sur une accélération des recrutements chez les magistrats et les
greffiers.
« Depuis ces
années-là, le recrutement chez les greffiers ne s’est pas atténué : il continue
sur cette lancée », indique le secrétaire général de l’Unsa SJ. Les
récentes réformes couvées par Éric Dupond-Moretti vont d’ailleurs dans ce sens.
Du côté du ministère de la Justice, on s’empresse de rappeler au JSS que
« dès sa prise de fonction, le garde des Sceaux a souhaité renforcer
les effectifs de greffe des juridictions par le recrutement de 1000 agents au
titre de la justice de proximité ». Pour sa part, la loi d’orientation
et de programmation pour le ministère de la Justice du 20 novembre 2023 est
venue consacrer l’important plan de recrutement prévoyant notamment 1800
greffiers supplémentaires, chiffre « qui augmentera de manière
significative les effectifs des juridictions d’ici 2027 », assure le
ministère.
À lire aussi : Eric Dupond-Moretti dévoile la répartition des nouveaux recrutements pour la justice
Cependant, Ariane n’en démord
pas : « Le renfort, pour le moment, on ne le sent pas. » Hervé
Bonglet, lui, souligne, avec sa casquette de vice-président de l’Union
européenne des greffiers, que si l’on s’appuie sur les standards européens
(Italie, Espagne, Portugal…), les greffiers devraient être, en France, 1,7 fois
plus nombreux. Or, les comptes n’y sont pas. « On est aujourd’hui 22
000 personnels, alors qu’on devrait être environ 29 000. Certes, les 1800
recrutements vont compenser une partie de ce décalage, mais on restera
probablement en-dessous des standards européens », prévient le
secrétaire général de l’Unsa SJ.
D’autant que la pénurie de
greffiers pourrait avoir encore plus de mal à être enrayée si, en parallèle,
l’augmentation exponentielle de réformes judiciaires se poursuit. « Depuis
20 ans, ça n’arrête pas : dès qu’il y a un fait divers, hop, une réforme. »
Le représentant syndical prend l’exemple du récent viol antisémite d’une jeune
fille de 12 ans à Courbevoie, pour lequel trois adolescents ont été mis en
examen et écroués. Ce drame, qui avait suscité l’indignation, pourrait bien
déboucher sur une modification de la justice pénale des mineurs. Ce, alors même
que le tout nouveau CJPM, le code qui leur est dédié, n’a même pas deux ans et
que « certaines choses ne sont pas encore complètement mises en place,
car ça prend du temps », pointe Hervé Bonglet. « En tant que
techniciens de la procédure, on doit absorber la mise en place des réformes.
Toute la différence avec les magistrats, c’est qu’eux, les réformes, ils
doivent les prendre en compte intellectuellement pour décider de juger
autrement. Alors que nous, on doit adapter nos outils pratiques. C’est beaucoup
plus compliqué et chronophage. »
« Obsolète »,
« catastrophique » : l’informatique enfonce le clou
À côté du manque d’effectifs,
sans surprise, c’est le manque de moyens qui prend la profession à la gorge. Si
l’entente dans les services est souvent bonne en dépit de la charge,
rapidement, les conditions de travail finissent par faire des étincelles. Hormis
les bureaux où certains se trouvent « les uns sur les autres »,
« l’un des gros problèmes, c’est l’informatique », fustige
Ariane, qui évoque le « matériel obsolète ». « Normalement,
l’informatique est là au service du personnel, pour gagner du temps, sauf que
dans la justice, elle est là pour le desservir », confirme Hervé
Bonglet, qui pointe les pannes fréquentes. « À certaines extrémités, on
en est arrivés à ce qu’en pleine audition, au bout de trois heures
d’interrogatoire, tout plante, qu’il faille aller chercher du papier et tout
recommencer à la main. »
Ce qui est finalement peu de
chose, estime toutefois le secrétaire général de l’Unsa SJ, à côté des mises à
jour « catastrophiques » de la plupart des logiciels. Au
premier rang desquels Cassiopée, utilisé en juridictions pour le traitement des
affaires pénales. Objet de critiques fréquentes par les greffiers,
l’application avait également été épinglée par l’Union syndicale des magistrats
(USM) en juin 2023. Sans amélioration depuis. « Certaines trames de
jugement ne sont toujours pas à jour depuis sa mise en place », il y a
près de 15 ans, dénonce Hervé Bonglet. Pire, Cassiopée « sort des
aberrations », alerte-t-il. « Par exemple, sur une comparution
sur reconnaissance préalable de culpabilité, il va inventer une peine qui
n’existe pas ».
À charge donc pour les
greffiers de corriger ces anomalies, sous peine de nullités de jugement. « Non
seulement ça ne simplifie pas le processus, mais ça crée des bugs ! »,
fulmine le représentant syndical. Après, il ne faut pas s’étonner s’il y a
des ratés de procédure. » L’ancienne ministre de la Justice, Nicole
Belloubet, avait pourtant mis plus de 500 millions d’euros sur la table pour
assurer la rénovation numérique du ministère de la Justice. Oui mais voilà,
seule la partie technologie réseau en aurait bénéficié. Les logiciels, eux, ont
été mis au ban. Une partie du budget n’a même pas été utilisée.
Clefs de voûte mais éternels
subalternes
Au cœur du malaise également
: le manque de considération. « Les personnels ne sont pas reconnus
dans leurs missions », avait notamment souligné l’Unsa SJ lorsqu’il
avait appelé à la journée « Justice morte » en septembre dernier.
Clefs de voûte du fonctionnement de la justice, les greffiers, recrutés en
théorie à bac +2 mais bien souvent titulaires d’un bac +5, sont
fréquemment réduits à des subalternes. « On nous voit comme des
secrétaires, alors qu’on est des authentificateurs ; les garants de la
procédure et les collaborateurs directs des magistrats, revendique Ariane. Bien
souvent, les magistrats ne vont pas dire “c’est ma collaboratrice”, mais “mon
greffe” ou “mon greffier/ma greffière”, comme on dit “ma secrétaire”. Sauf
qu’on n’a aucune hiérarchie avec eux, on n’est pas notés par eux. Ce rapport
doit changer, car il est inconfortable », appuie Ariane.
Au sein de la profession, en
plus de se sentir dévalorisés, beaucoup ont l’âpre sentiment d’être invisibles
aux yeux de la société. « En 86 minutes, je n’ai pas entendu une seule
fois le mot greffier » : sur le groupe d’entraide dédié à la
profession, Julien* étrille le documentaire « Le ministre qui ne devrait
pas l’être », qui suit Éric Dupond-Moretti pendant trois ans dans sa vie
professionnelle. « Jamais on ne voit [le ministre] leur parler ni les
évoquer. Encore une fois, nous n’existons pas. » Un « oubli »
symptomatique de ce qui se passe dans les juridictions.
« La reconnaissance,
les corporations vont souvent la chercher coûte que coûte, quitte à s’épuiser »,
commente Élise Chaumon, qui met d’ailleurs en exergue que dans ce type de
profession, très régie par les textes, la reconnaissance ne peut pas être liée
à la personne ; elle est forcément liée au groupe. La psychologue parle aussi
de « dissonance cognitive ». Alors que les greffiers sont
censés appartenir à un corps prestigieux du fait de sa technicité, mais
également de l’aura souvent associée, aux yeux de la population, aux fonctions
touchant à la justice, en interne, « ils sont confrontés à un sentiment
d’inutilité voire d’inexistence », « ce qui les renvoie à une
ambiguïté ».
Sauf qu’être ignoré s’avère
parfois un moindre mal. Des greffiers dénoncent en effet les humiliations qui
sévissent dans certaines juridictions, les « dénigrements » et
le « mépris » de quelques magistrats et supérieurs
hiérarchiques. Et face à cela, l’inertie de l’institution. Sur le groupe
d’entraide, la compagne d’un greffier affirme avoir assisté à la « descente
aux enfers » de ce dernier, à la suite d’une procédure entamée pour
dénoncer les « comportements inappropriés de son supérieur envers lui
et plusieurs de ses collègues ». Bien que les témoignages aient afflué
à l’encontre de la personne mise en cause, le greffier à l’origine de la
procédure s’est vu « placé en situation d’isolement » et
reprocher par l’administration « un problème de communication »,
« alors qu’il avait fait part de ses idées suicidaires ». « Le
message est clair : alors qu’on devrait féliciter le lanceur d’alerte, on lui
met des boulets aux pieds pour l’enfoncer et faire comprendre à ses collègues
que cette justice ne tolère aucune remise en cause », pointe cette
femme dont le compagnon « a été sauvé de justesse par ses collègues
alors qu’il a voulu mettre fin à ses jours ».
Quels engagements contre le
mal-être des greffiers ?
Interrogé sur les engagements
qu’il compte prendre face au mal-être de la profession – et aux risques qui
planent sur la bonne administration de la justice –, le ministère botte en
touche. « La promotion de la santé et de la qualité de vie au travail
des agents est une priorité du ministère de la Justice », indique-t-on
au JSS.
Des mesures ont déjà été
prises, précise-t-on, puisqu’en parallèle de l’accord cadre « QVT » (« qualité
de vie au travail ») actuellement discuté avec les organisations
syndicales ministérielles, les services judiciaires poursuivent, dans le cadre
de la formation spécialisée du Comité social d’administration, les travaux du
groupe de travail initié en 2022 relatif à l’amélioration des conditions de
travail en juridictions. « Cette attention portée aux difficultés
rencontrées au sein des juridictions conduit à la mise en œuvre de dispositifs
spécifiques visant à accompagner et soutenir les agents, tels que la
constitution d’un réseau de psychologues cliniciens », précise-t-on
également au ministère de la Justice.
À lire aussi : Coupes budgétaires de la justice : les syndicats de magistrats préoccupés
« Ces éléments-là
n’existaient pas auparavant, c’est une bonne chose qu’ils soient mis en place »,
reconnaît Hervé Bonglet. De son côté, l’Unsa SJ travaille sur un réseau
d’assistants et de conseillers de prévention dans les juridictions. « On
essaie de monter ce réseau, qui existe déjà, mais on voudrait professionnaliser
ces personnels santé et sécurité au travail. » Ceux-ci sont chargés de
gérer le registre « hygiène sécurité », qui existe aussi dans le
privé, destiné à signaler toutes les observations notamment relatives aux
conditions de travail. « On le martèle auprès de la Direction des
services judiciaires, on espère arriver à quelque chose dans les prochains mois »,
affirme le secrétaire général. En particulier, le syndicat souhaite obtenir la
reconnaissance d’un temps dédié à cette activité aux conseillers en question,
qui, pour l’heure, effectuent cette mission… en plus de leur travail de
greffier.
« On veut une paye
adéquate à l’angoisse, aux nuits blanches »
Reste qu’aujourd’hui, pour
les greffiers, l’addition est salée. Mais pour quelle compensation financière ?
Alors que la profession réclamait de longue date la revalorisation des grilles
statutaire et indemnitaire – et notamment le passage de l’ensemble des
greffiers en catégorie A (soit la mieux payée) de la fonction publique –, c’est
une proposition de grille indiciaire considérée comme une ultime provocation
qui a mis le feu aux poudres l’été dernier, propulsant les greffiers, une fois
n’est pas coutume, sur le devant de la scène, pour défendre leurs droits. La
grille en question, qui prévoyait une revalorisation de salaire de 10 à 20
euros bruts mensuels ainsi qu’une baisse d’échelon, avait finalement été
abandonnée après la mobilisation massive. Et les négociations entamées en
septembre avaient abouti, le 26 octobre dernier, sur la signature d’un
protocole d’accord majoritaire entre le garde des Sceaux et trois organisations
syndicales représentatives des fonctionnaires des juridictions.
« Dès la fin de
l’année 2023, tous les greffiers ont bénéficié d’une revalorisation indiciaire
s’ajoutant à la revalorisation indemnitaire effective depuis juillet 2023, soit
une enveloppe de 11,8 millions d’euros sur la seule année 2023. Début 2024, la
grille statutaire des greffiers a également été modifiée afin d’accélérer leur
déroulement de carrière et d’offrir de meilleures perspectives d’évolution.
Enfin, le garde des Sceaux a annoncé, comme il s’y était engagé, la création
d’un corps de débouché de catégorie A, qui comptera 3200 greffiers, soit près
de 25 % du corps », rappelle-t-on du côté du ministère de la Justice,
qui nous confirme « le rôle essentiel des greffiers des services
judiciaires pour le bon fonctionnement des juridictions ».
Pas de quoi apaiser
durablement la grogne toutefois. Si l’Unsa SJ expliquait récemment que « la
réforme de l’échelonnement indiciaire implique l’établissement d’un arrêté de
reclassement pour l’ensemble des greffiers, y compris ceux qui ne sont pas
immédiatement concernés par cette réforme, [ce qui] explique que pour certains,
rien ne change dans l’immédiat concernant [l’]échelon et [l’]indice »,
fin mai, sur le groupe d’entraide, une greffière qui venait de recevoir son
arrêté de reclassement faisait état de son amertume : « Voir que rien
ne change : même échelon, même indice… on nous prend bien pour des cons. »
De son côté, Ariane demande « un salaire qui va avec [les]
responsabilités ». « On ne peut pas avoir une paye d’à peine
plus de 2 000 euros alors qu’on a une masse de travail et des responsabilités
énormes. On veut une paye adéquate à l’angoisse, aux nuits blanches. »
Un contexte favorable au KO
général
Et ce ne sont pas les
quelques compliments égrainés pour caresser les greffiers dans le sens du poil
et faire en sorte que la machine continue à tourner qui changent la donne. « Notre
hiérarchie nous dit parfois qu’on travaille bien, qu’il faut continuer. Mais ça
ne donne pas [un salaire] plus [important] à la fin du mois », ironise
Ariane. D’autant que s’il est plutôt aisé d’évoluer horizontalement, pour
grimper les échelons, c’est une autre histoire. L’ancienneté à elle seule ne
suffisant pas, les greffiers désireux de prendre du galon doivent forcément
passer par la case « concours ». « Mais pour passer un
concours, il faut avoir du temps, repartir à l’École nationale des greffes,
avoir une vie de famille qui le permet », pointe Ariane.
De l’avis d’Hervé Bonglet, si
ce qui a été convenu avec le ministère de la Justice redonne malgré tout « un
peu d’allant » à la profession, la situation politique actuelle
post-dissolution de l’Assemblée nationale inquiète. À l’Unsa SJ, « on a
peur que ce qui a été signé avec l’administration quelques mois en arrière soit
remis en cause, car malheureusement, c’est toujours le politique qui a la main
là-dessus ». La menace d’une remise en cause des accords passés fait
redouter au syndicat un KO général. Hervé Bonglet le martèle, les greffiers « sont
à bout ». « On en est à un stade où les collègues sont usés.
Ils tiennent à bout de bras l’institution judiciaire depuis des années et ils
n’en peuvent plus. Et pourtant, on continue à tirer sur l’ambulance : les JO
vont arriver, et les greffiers vont devoir travailler encore plus. »
Bérengère
Margaritelli
* Les prénoms ont été changés