JUSTICE

ENQUÊTE. Greffiers, génération sinistrée

ENQUÊTE. Greffiers, génération sinistrée
Publié le 03/07/2024 à 16:24

Épuisement, peur de l’erreur, sentiment d’invisibilité, le mal-être grandit chez les greffiers. Alors que quatre fonctionnaires ont mis fin à leurs jours depuis le début de l’année, émerge la question, légitime : « Faut-il attendre un autre suicide pour que [la] profession soit reconnue ? » 

« Ce qui n’est pas normal, c’est que ça ne me surprend plus. Mais ça me choque toujours autant. » En même temps que ses pairs, Ariane*, greffière placée dans le sud de la France, a appris le décès de Philippe le 10 juin. Comme Ariane, Philippe était greffier depuis plus de vingt ans. Ce fonctionnaire qui travaillait au tribunal judiciaire de Bordeaux a mis fin à ses jours à son domicile. Un acte qui serait directement lié à ses conditions de travail, pointe l’Unsa Services judiciaires (SJ), principal syndicat du ministère de la Justice. Si deux enquêtes, l’une pénale, l’autre du comité d’administration, devront apporter davantage d’éléments, au sein de la profession, le malaise est palpable. Dans ses rangs, c’est le quatrième suicide depuis le début de l’année. 

Et pour cause : la profession, gardienne de la procédure, est « à bout », lâche Ariane. « On nous en demande toujours plus alors que nos conditions de travail ne cessent de se dégrader. » Ariane a occupé des postes dans un grand nombre de tribunaux. Du métier riche, varié, fait « de rencontres exceptionnelles », il ne reste plus grand chose à ses yeux, confie-t-elle. L’écœurement a pris le pas sur le reste. Ses collègues – les anciens, dont elle a encore des nouvelles, et les actuels – tiennent le même discours. « On arrive fatigués, énervés, sous tension, quelle que soit la juridiction, même dans les petites structures. On est une génération de greffiers où l’on pense tous à quitter nos fonctions, rapporte-t-elle. J’ai des collègues en pleurs du matin au soir. Certains allaient si mal qu’ils ont fait un burn-out et ont dû être arrêtés. Est-ce qu’il faut attendre un autre suicide pour que notre profession soit reconnue ? »

« Quand une personne passe à l’acte, elle ne voit pas d’autre issue, rappelle Élise Chaumon, psychologue du travail. À moins d’une pathologie, ça ne se fait jamais sur un coup de tête : la personne a suivi un chemin ; elle a d’abord tenté d’autres solutions sans succès. » L’experte argue que « le suicide, c’est “contagieux” : à partir du moment où on a identifié que quelqu’un pouvait le faire, alors on pense : ”Je ne suis pas le seul. Moi aussi, je peux le faire” ». Ce qui peut expliquer les suicides en série dans certaines entreprises – comme France Télécom à la fin des années 2000, ou plus récemment, Technip, Air France et les Dernières Nouvelles d’Alsace – et au sein des corps tels que les policiers.

« Même parmi les urgences, on doit prioriser »

Ariane raconte les journées au radar, où les pauses café se font de plus en plus rares, voire inexistantes. Les déjeuners entre collègues, eux, ressemblent plutôt à des sandwiches avalés en vitesse, chacun devant son ordinateur. « Si vous vous arrêtez, vous traitez forcément deux, trois dossiers en moins, et à la fin de la semaine, ça fait facilement 15 dossiers que vous n’avez pas pu traiter », compte Ariane. « On hésite à faire des formations, on fait garder nos enfants quand ils ne vont pas bien, on vient quand on est malades. Comme si venir travailler avec 39°C de fièvre, c’était normal. »

Elle raconte aussi les heures supplémentaires au service civil ou au service du juge de l’application des peines « sans compensation, pour éviter que le service coule », et les audiences tardives, qui, parfois, peuvent finir à 2, 3h du matin. « C’est simple, aujourd’hui, quelqu’un qui est censé travailler à 100 % travaille à 120 %. » Or, « ceux qui font des heures supplémentaires, au bout d’un moment, on ne les paie plus », condamne Hervé Bonglet, secrétaire général de l’Unsa Services judiciaires, principal syndicat de la profession. Dans la fonction publique, le paiement des « heures supp’ » est limité à 25 heures par mois.

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La masse de travail, Lucie*, greffière dans une juridiction voisine, la qualifie de « puits sans fond », au pénal comme au civil. Mais la nouveauté, témoigne-t-elle, c’est la tendance très nette à la priorisation. « Il y a de plus en plus de choses qui sont définies comme des urgences et qu’on n’arrive pas à résorber. Même parmi les urgences, on doit prioriser, ironise-t-elle. Alors comment est-ce qu’on est censé hiérarchiser quand tout est prioritaire ? »

Conséquence directe de cet amoncellement, les deux fonctionnaires ont la désagréable sensation de tout bâcler, et d’exercer un tout autre métier que celui choisi au départ. « Le travail de greffier c’est une vérification très minutieuse de chaque pièce de procédure, rappelle Lucie. Or, on n’a plus le temps d’être perfectionniste. » « Il faudrait qu’on prépare les audiences, qu’on vérifie si tout est bon, mais on n’a plus le temps de faire cette vérification fastidieuse qu’on nous a apprise à l’École nationale des greffes, renchérit Ariane. Enfin peu importe, puisqu’on est dans un processus de rentabilité : l’important, c’est la quantité et plus la qualité. »

En toile de fond, la peur de l’erreur 

Au-delà, c’est la peur de l’erreur qui s’est instaurée en arrière-plan pour ces fonctionnaires de l’ombre. « On n’est pas des machines, s’excuse presque Ariane. À force de tout gérer, on se trompe. Les convocations, par exemple, on fait ça de moins en moins bien. Alors que rater une convoc’, ça a forcément un impact, que ce soit dans le service du juge aux affaires familiales ou à l’audiencement. » « C’est du marche ou crève. La profession est dans un état d’épuisement professionnel important car il y a beaucoup de pression et de risques », abonde quant à lui Hervé Bonglet.

Et certains loupés ne pardonnent pas. Un simple oubli de procédure dans un dossier au pénal peut ainsi avoir des conséquences dramatiques. « On a tous peur de l’erreur qui cause une mort : si on oublie d’écrire “maintien en détention” sur une note d’audience et qu’une personne qui a perpétré des actes terroristes est relâchée et commet un nouveau crime, vous imaginez à quel point c’est grave ? Parce qu’on était fatigué et qu’il était tard, il peut y avoir des répercussions énormes. » Une responsabilité de celles qui peuvent empêcher de dormir, affirme Ariane. Sans compter que les vérifications de la part des magistrats, débordés eux aussi, sont parfois réduites à la portion congrue. « En cas de problème, on sait bien que ça retombera sur nous, petits greffiers, et qu’on aura des comptes à rendre. »

Si la situation les révolte, rares sont ceux, hors syndicat, qui parviennent à taper du poing sur la table et à faire entendre leur voix. « On est de bons petits soldats, on ne fait aucune vague. On se tait et on sourit. On pense “non” mais on dit “oui”. On est formatés à ne pas dire que nos conditions de travail sont inacceptables, car sinon on devient gênant », avance Ariane, amère. « La souffrance est partout et quotidienne mais hélas souvent invisible car chacun prend sur lui par conscience professionnelle et sens du service public », livre en écho Laurence* sur un groupe d’entraide en ligne dédié à la profession. 

« À l’intérieur des métiers, il y a un certain nombre de codes, et vous pouvez parfois avoir l’impression que si vous ne les respectez pas, vous allez être exclus », analyse la psychologue Élise Chaumon pour expliquer ce qui peut amener une personne à être corvéable à merci. Si le « code » d’un métier requiert de se donner corps et âme mais que celui-ci offre d’autres « ressources » – des motifs de compensation tels que des primes, un grand nombre de congés –, la personne parvient à garder un équilibre. Mais cela devient problématique quand ces ressources sont insuffisantes, avance Elise Chaumon. D’autant qu’en l’occurrence, les greffiers font partie d’un système particulier, celui de la justice. Leur sentiment d’injustice est donc forcément décuplé. « Par ailleurs, il s’agit d’une corporation, avec un sens accru des valeurs et une appartenance au groupe très forte. Cela peut aboutir sur une dépersonnalisation : on est complètement absorbé par le groupe. Et si le groupe va mal, c’est très compliqué à gérer. »

« On devrait être 29 000 » : une pénurie difficile à endiguer

À l’origine du trop-plein, Ariane et Lucie, à l’instar du reste de la profession, sont unanimes, il y a l’insuffisance des effectifs, dénoncée de longue date et faisant partie des revendications du corps lors de la grève historique de l’été dernier. « On en parle, avec mes amies éparpillées dans différentes juridictions, et on constate que le manque de greffiers est ressenti partout. Il y a notamment un service où, actuellement, une seule vacataire est présente, car la plupart des gens sont en arrêt maladie. Une personne qui était partie dans un autre service a été rappelée, résultat, elle aussi a été mise en arrêt », rapporte Ariane. 

S’il se fait ressentir durement aujourd’hui, le problème ne date cependant pas d’hier, et la profession paie les frais d’un manque d’anticipation. « Pendant une vingtaine d’années, dans les années 90 et 2000, on n’a pas fait de gestion prévisionnelle des emplois et on a eu très peu de recrutements dans les greffes », explique Hervé Bonglet. Les choses ont pourtant changé après 2011 et l’affaire Laetitia Perrais, quand le président de l’époque, Nicolas Sarkozy, avait attaqué les « graves dysfonctionnements » qui avaient débouché sur la remise en liberté de Tony Meilhon, le principal suspect du meurtre d’une jeune femme à Pornic (Loire-Atlantique), sans s'assurer qu'il soit suivi par un conseiller d'insertion. La mise au point – d’ailleurs peu appréciée – avait débouché sur une accélération des recrutements chez les magistrats et les greffiers. 

« Depuis ces années-là, le recrutement chez les greffiers ne s’est pas atténué : il continue sur cette lancée », indique le secrétaire général de l’Unsa SJ. Les récentes réformes couvées par Éric Dupond-Moretti vont d’ailleurs dans ce sens. Du côté du ministère de la Justice, on s’empresse de rappeler au JSS que « dès sa prise de fonction, le garde des Sceaux a souhaité renforcer les effectifs de greffe des juridictions par le recrutement de 1000 agents au titre de la justice de proximité ». Pour sa part, la loi d’orientation et de programmation pour le ministère de la Justice du 20 novembre 2023 est venue consacrer l’important plan de recrutement prévoyant notamment 1800 greffiers supplémentaires, chiffre « qui augmentera de manière significative les effectifs des juridictions d’ici 2027 », assure le ministère. 

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Cependant, Ariane n’en démord pas : « Le renfort, pour le moment, on ne le sent pas. » Hervé Bonglet, lui, souligne, avec sa casquette de vice-président de l’Union européenne des greffiers, que si l’on s’appuie sur les standards européens (Italie, Espagne, Portugal…), les greffiers devraient être, en France, 1,7 fois plus nombreux. Or, les comptes n’y sont pas. « On est aujourd’hui 22 000 personnels, alors qu’on devrait être environ 29 000. Certes, les 1800 recrutements vont compenser une partie de ce décalage, mais on restera probablement en-dessous des standards européens », prévient le secrétaire général de l’Unsa SJ.

D’autant que la pénurie de greffiers pourrait avoir encore plus de mal à être enrayée si, en parallèle, l’augmentation exponentielle de réformes judiciaires se poursuit. « Depuis 20 ans, ça n’arrête pas : dès qu’il y a un fait divers, hop, une réforme. » Le représentant syndical prend l’exemple du récent viol antisémite d’une jeune fille de 12 ans à Courbevoie, pour lequel trois adolescents ont été mis en examen et écroués. Ce drame, qui avait suscité l’indignation, pourrait bien déboucher sur une modification de la justice pénale des mineurs. Ce, alors même que le tout nouveau CJPM, le code qui leur est dédié, n’a même pas deux ans et que « certaines choses ne sont pas encore complètement mises en place, car ça prend du temps », pointe Hervé Bonglet. « En tant que techniciens de la procédure, on doit absorber la mise en place des réformes. Toute la différence avec les magistrats, c’est qu’eux, les réformes, ils doivent les prendre en compte intellectuellement pour décider de juger autrement. Alors que nous, on doit adapter nos outils pratiques. C’est beaucoup plus compliqué et chronophage. »

« Obsolète », « catastrophique » : l’informatique enfonce le clou

À côté du manque d’effectifs, sans surprise, c’est le manque de moyens qui prend la profession à la gorge. Si l’entente dans les services est souvent bonne en dépit de la charge, rapidement, les conditions de travail finissent par faire des étincelles. Hormis les bureaux où certains se trouvent « les uns sur les autres », « l’un des gros problèmes, c’est l’informatique », fustige Ariane, qui évoque le « matériel obsolète ». « Normalement, l’informatique est là au service du personnel, pour gagner du temps, sauf que dans la justice, elle est là pour le desservir », confirme Hervé Bonglet, qui pointe les pannes fréquentes. « À certaines extrémités, on en est arrivés à ce qu’en pleine audition, au bout de trois heures d’interrogatoire, tout plante, qu’il faille aller chercher du papier et tout recommencer à la main. »

Ce qui est finalement peu de chose, estime toutefois le secrétaire général de l’Unsa SJ, à côté des mises à jour « catastrophiques » de la plupart des logiciels. Au premier rang desquels Cassiopée, utilisé en juridictions pour le traitement des affaires pénales. Objet de critiques fréquentes par les greffiers, l’application avait également été épinglée par l’Union syndicale des magistrats (USM) en juin 2023. Sans amélioration depuis. « Certaines trames de jugement ne sont toujours pas à jour depuis sa mise en place », il y a près de 15 ans, dénonce Hervé Bonglet. Pire, Cassiopée « sort des aberrations », alerte-t-il. « Par exemple, sur une comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, il va inventer une peine qui n’existe pas ». 

À charge donc pour les greffiers de corriger ces anomalies, sous peine de nullités de jugement. « Non seulement ça ne simplifie pas le processus, mais ça crée des bugs ! », fulmine le représentant syndical. Après, il ne faut pas s’étonner s’il y a des ratés de procédure. » L’ancienne ministre de la Justice, Nicole Belloubet, avait pourtant mis plus de 500 millions d’euros sur la table pour assurer la rénovation numérique du ministère de la Justice. Oui mais voilà, seule la partie technologie réseau en aurait bénéficié. Les logiciels, eux, ont été mis au ban. Une partie du budget n’a même pas été utilisée.

Clefs de voûte mais éternels subalternes 

Au cœur du malaise également : le manque de considération. « Les personnels ne sont pas reconnus dans leurs missions », avait notamment souligné l’Unsa SJ lorsqu’il avait appelé à la journée « Justice morte » en septembre dernier. Clefs de voûte du fonctionnement de la justice, les greffiers, recrutés en théorie à bac +2 mais bien souvent titulaires d’un bac +5, sont fréquemment réduits à des subalternes. « On nous voit comme des secrétaires, alors qu’on est des authentificateurs ; les garants de la procédure et les collaborateurs directs des magistrats, revendique Ariane. Bien souvent, les magistrats ne vont pas dire “c’est ma collaboratrice”, mais “mon greffe” ou “mon greffier/ma greffière”, comme on dit “ma secrétaire”. Sauf qu’on n’a aucune hiérarchie avec eux, on n’est pas notés par eux. Ce rapport doit changer, car il est inconfortable », appuie Ariane.

Au sein de la profession, en plus de se sentir dévalorisés, beaucoup ont l’âpre sentiment d’être invisibles aux yeux de la société. « En 86 minutes, je n’ai pas entendu une seule fois le mot greffier » : sur le groupe d’entraide dédié à la profession, Julien* étrille le documentaire « Le ministre qui ne devrait pas l’être », qui suit Éric Dupond-Moretti pendant trois ans dans sa vie professionnelle. « Jamais on ne voit [le ministre] leur parler ni les évoquer. Encore une fois, nous n’existons pas. » Un « oubli » symptomatique de ce qui se passe dans les juridictions. 

« La reconnaissance, les corporations vont souvent la chercher coûte que coûte, quitte à s’épuiser », commente Élise Chaumon, qui met d’ailleurs en exergue que dans ce type de profession, très régie par les textes, la reconnaissance ne peut pas être liée à la personne ; elle est forcément liée au groupe. La psychologue parle aussi de « dissonance cognitive ». Alors que les greffiers sont censés appartenir à un corps prestigieux du fait de sa technicité, mais également de l’aura souvent associée, aux yeux de la population, aux fonctions touchant à la justice, en interne, « ils sont confrontés à un sentiment d’inutilité voire d’inexistence », « ce qui les renvoie à une ambiguïté ». 

Sauf qu’être ignoré s’avère parfois un moindre mal. Des greffiers dénoncent en effet les humiliations qui sévissent dans certaines juridictions, les « dénigrements » et le « mépris » de quelques magistrats et supérieurs hiérarchiques. Et face à cela, l’inertie de l’institution. Sur le groupe d’entraide, la compagne d’un greffier affirme avoir assisté à la « descente aux enfers » de ce dernier, à la suite d’une procédure entamée pour dénoncer les « comportements inappropriés de son supérieur envers lui et plusieurs de ses collègues ». Bien que les témoignages aient afflué à l’encontre de la personne mise en cause, le greffier à l’origine de la procédure s’est vu « placé en situation d’isolement » et reprocher par l’administration « un problème de communication », « alors qu’il avait fait part de ses idées suicidaires ». « Le message est clair : alors qu’on devrait féliciter le lanceur d’alerte, on lui met des boulets aux pieds pour l’enfoncer et faire comprendre à ses collègues que cette justice ne tolère aucune remise en cause », pointe cette femme dont le compagnon « a été sauvé de justesse par ses collègues alors qu’il a voulu mettre fin à ses jours ».

Quels engagements contre le mal-être des greffiers ?

Interrogé sur les engagements qu’il compte prendre face au mal-être de la profession – et aux risques qui planent sur la bonne administration de la justice –, le ministère botte en touche. « La promotion de la santé et de la qualité de vie au travail des agents est une priorité du ministère de la Justice », indique-t-on au JSS

Des mesures ont déjà été prises, précise-t-on, puisqu’en parallèle de l’accord cadre « QVT » (« qualité de vie au travail ») actuellement discuté avec les organisations syndicales ministérielles, les services judiciaires poursuivent, dans le cadre de la formation spécialisée du Comité social d’administration, les travaux du groupe de travail initié en 2022 relatif à l’amélioration des conditions de travail en juridictions. « Cette attention portée aux difficultés rencontrées au sein des juridictions conduit à la mise en œuvre de dispositifs spécifiques visant à accompagner et soutenir les agents, tels que la constitution d’un réseau de psychologues cliniciens », précise-t-on également au ministère de la Justice. 

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« Ces éléments-là n’existaient pas auparavant, c’est une bonne chose qu’ils soient mis en place », reconnaît Hervé Bonglet. De son côté, l’Unsa SJ travaille sur un réseau d’assistants et de conseillers de prévention dans les juridictions. « On essaie de monter ce réseau, qui existe déjà, mais on voudrait professionnaliser ces personnels santé et sécurité au travail. » Ceux-ci sont chargés de gérer le registre « hygiène sécurité », qui existe aussi dans le privé, destiné à signaler toutes les observations notamment relatives aux conditions de travail. « On le martèle auprès de la Direction des services judiciaires, on espère arriver à quelque chose dans les prochains mois », affirme le secrétaire général. En particulier, le syndicat souhaite obtenir la reconnaissance d’un temps dédié à cette activité aux conseillers en question, qui, pour l’heure, effectuent cette mission… en plus de leur travail de greffier. 

« On veut une paye adéquate à l’angoisse, aux nuits blanches »

Reste qu’aujourd’hui, pour les greffiers, l’addition est salée. Mais pour quelle compensation financière ? Alors que la profession réclamait de longue date la revalorisation des grilles statutaire et indemnitaire – et notamment le passage de l’ensemble des greffiers en catégorie A (soit la mieux payée) de la fonction publique –, c’est une proposition de grille indiciaire considérée comme une ultime provocation qui a mis le feu aux poudres l’été dernier, propulsant les greffiers, une fois n’est pas coutume, sur le devant de la scène, pour défendre leurs droits. La grille en question, qui prévoyait une revalorisation de salaire de 10 à 20 euros bruts mensuels ainsi qu’une baisse d’échelon, avait finalement été abandonnée après la mobilisation massive. Et les négociations entamées en septembre avaient abouti, le 26 octobre dernier, sur la signature d’un protocole d’accord majoritaire entre le garde des Sceaux et trois organisations syndicales représentatives des fonctionnaires des juridictions. 

« Dès la fin de l’année 2023, tous les greffiers ont bénéficié d’une revalorisation indiciaire s’ajoutant à la revalorisation indemnitaire effective depuis juillet 2023, soit une enveloppe de 11,8 millions d’euros sur la seule année 2023. Début 2024, la grille statutaire des greffiers a également été modifiée afin d’accélérer leur déroulement de carrière et d’offrir de meilleures perspectives d’évolution. Enfin, le garde des Sceaux a annoncé, comme il s’y était engagé, la création d’un corps de débouché de catégorie A, qui comptera 3200 greffiers, soit près de 25 % du corps », rappelle-t-on du côté du ministère de la Justice, qui nous confirme « le rôle essentiel des greffiers des services judiciaires pour le bon fonctionnement des juridictions ».

Pas de quoi apaiser durablement la grogne toutefois. Si l’Unsa SJ expliquait récemment que « la réforme de l’échelonnement indiciaire implique l’établissement d’un arrêté de reclassement pour l’ensemble des greffiers, y compris ceux qui ne sont pas immédiatement concernés par cette réforme, [ce qui] explique que pour certains, rien ne change dans l’immédiat concernant [l’]échelon et [l’]indice », fin mai, sur le groupe d’entraide, une greffière qui venait de recevoir son arrêté de reclassement faisait état de son amertume : « Voir que rien ne change : même échelon, même indice… on nous prend bien pour des cons. » De son côté, Ariane demande « un salaire qui va avec [les] responsabilités ». « On ne peut pas avoir une paye d’à peine plus de 2 000 euros alors qu’on a une masse de travail et des responsabilités énormes. On veut une paye adéquate à l’angoisse, aux nuits blanches. » 

Un contexte favorable au KO général

Et ce ne sont pas les quelques compliments égrainés pour caresser les greffiers dans le sens du poil et faire en sorte que la machine continue à tourner qui changent la donne. « Notre hiérarchie nous dit parfois qu’on travaille bien, qu’il faut continuer. Mais ça ne donne pas [un salaire] plus [important] à la fin du mois », ironise Ariane. D’autant que s’il est plutôt aisé d’évoluer horizontalement, pour grimper les échelons, c’est une autre histoire. L’ancienneté à elle seule ne suffisant pas, les greffiers désireux de prendre du galon doivent forcément passer par la case « concours ». « Mais pour passer un concours, il faut avoir du temps, repartir à l’École nationale des greffes, avoir une vie de famille qui le permet », pointe Ariane.

De l’avis d’Hervé Bonglet, si ce qui a été convenu avec le ministère de la Justice redonne malgré tout « un peu d’allant » à la profession, la situation politique actuelle post-dissolution de l’Assemblée nationale inquiète. À l’Unsa SJ, « on a peur que ce qui a été signé avec l’administration quelques mois en arrière soit remis en cause, car malheureusement, c’est toujours le politique qui a la main là-dessus ». La menace d’une remise en cause des accords passés fait redouter au syndicat un KO général. Hervé Bonglet le martèle, les greffiers « sont à bout ». « On en est à un stade où les collègues sont usés. Ils tiennent à bout de bras l’institution judiciaire depuis des années et ils n’en peuvent plus. Et pourtant, on continue à tirer sur l’ambulance : les JO vont arriver, et les greffiers vont devoir travailler encore plus. »

Bérengère Margaritelli

 

* Les prénoms ont été changés

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