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(75) Prud’hommes de Paris : « Le Conseil espère ne pas vous revoir »

(75) Prud’hommes de Paris : « Le Conseil espère ne pas vous revoir »
Conseil des Prud’hommes : le street-artiste Obey a réalisé cette œuvre représentant la justice.
Publié le 09/06/2025 à 08:24

CHRONIQUE. Au Conseil des Prud’hommes de Paris, plusieurs sections se répartissent dans les salles d’audience surchargées. Dans l’une des salles des référés, les conseillers s’occupent des dossiers s’intéressent aux salaires non perçus, sans débat de fonds. Récit.

Un rapide coup d'œil au rôle affiché devant la salle. L’après-midi s’annonce longue, comme en témoignent les 28 affaires enregistrées. La pile de dossiers attend patiemment à côté de l’ordinateur de la greffière. La vingtaine de robes noires se presse à l’intérieur, et rejoint les bancs de la 1e salle du Conseil des Prud’hommes de Paris.

Dans cette salle aux murs gris et froids, un buste de Marianne toise les demandeurs et les défenseurs. Tandis qu’un jeune avocat à lunettes sort un épais ouvrage de sa besace et s’apprête à s’y plonger, accoudé au banc devant lui, un de ses confrères interpelle un demandeur. « Pouvons-nous discuter ? » Dossier à la main, les deux hommes quittent la salle pour tenter de trouver un terrain commun avant même que l’audience ne commence.

La greffière se glisse à son siège. La présidente, veste en cuir noir et ruban bleu et rouge surmonté d’une médaille en or au tour du cou, la rejoint au centre de l’estrade. À sa gauche, le conseiller des Prud’hommes est reconnaissable par sa médaille en argent. À l’école ou au tribunal, les frontières se floutent, tandis que la juge fait l’appel.

« L’affaire est retenue »

Retenir ou non les affaires, tel est l’enjeu de ce premier round. Un à un, les dossiers défilent. Le premier est éliminé : « Désistement d’instance et d’action, le conseil en prend acte », proclame la présidente. Pour l’affaire suivante, une femme se lève dans la salle à la lecture de son nom : « Présente. » L’avocate de la demandeuse la rassure alors que l’affaire est retenue.

À chaque personne, la même demande s’ensuit : « Êtes-vous en l’état ? » Comprenez : l’entreprise a été citée par un commissaire de justice, les conclusions des deux parties ont été formulées et envoyées pour préparer la défense dans cette salle du 19e arrondissement de Paris. Si ces conditions ne sont pas réunies, la sentence est ferme et définitive : « Je prononce le renvoi. » Bredouilles, il faut que les demandeurs repartent, une nouvelle convocation à la main.

Face à leur gérante, accompagnée de sa mère, les quatre employés d’une enseigne bio se lèvent un à un et rejoignent la barre. Affolée, la patronne n’est venue qu’avec un « Kbis d’avril 2024 ». La présidente rappelle : « il faut que vous nous en envoyiez un exemplaire, de moins de trois mois, par e-mail dans la journée », puis elle la rassure face à son émoi notable : « C’est stressant d’être à la barre mais nous sommes là pour examiner l’affaire. » L’affaire est maintenue.

Pour l’un des derniers dossiers de l’après-midi, la juge se veut bienveillante : « Je renvoie l’affaire dans quinze jours, profitez-en pour discuter. Il y a matière à trouver un accord. Le conseil espère ne pas vous revoir, mais prévenez-nous si vous vous désistez. » Pour annoncer le début des plaidoiries, son ton se durcit face à l’audience : « L’audience est très chargée alors on va vous demander d’être efficaces. »

« Je n’ai pas l’habitude de payer aussi tard »

Mégane* est intermittente du spectacle. Pour un réalisateur, elle a effectué des missions de directrice de casting de mi-mai à fin mai 2024, puis dans le courant du mois de juin de la même année. Son avocate précise, à la barre, les chefs de ses demandes : « Ma cliente a travaillé 78 heures entre mai et juin 2024 pour cette société de production de films. Si la première dizaine était couverte par un contrat de travail, les heures du mois suivant n’ont pas été contractualisées. »

Elle poursuit, sa cliente derrière elle acquiesçant après chaque nouvel élément : « Aucune des périodes travaillées n’a été rémunérée à ce jour. Dans les messages WhatsApp échangés avec le réalisateur, la société reconnaît ses torts et précise : “Je n’ai pas l’habitude de payer aussi tard normalement”. » L’ex-employée a tenté d’ouvrir le dialogue et s’est montrée conciliante, mais une fois les mises en demeure infructueuses, elle s’est tournée vers le Conseil des Prud’hommes.

Le conseiller demande des précisions sur la date du contrat de travail et sur les bulletins de paie. Après avoir fourni les pièces justificatives de son travail en juin, faute de contrat formel, son conseil clôture : « Je demande le versement des salaires du 13 au 30 mai 2024 et de juin 2024 ainsi que l’article 700 pour un montant de 1 200 euros. » En effet, l’article 700 permet au juge de statuer sur le paiement des honoraires et frais d’avocat par l’entreprise condamnée. Les deux jeunes femmes quittent la salle et devront attendre le lendemain après-midi pour connaître le résultat.

« Je suis dans une situation difficile »

Les dossiers s'enchaînent sans se ressembler. « C’est à nous. » A l’appel de la présidente, le bloc d’anciens employés de la société bio se lèvent en chœur et se placent derrière leur dernier rempart : leur déléguée syndicale. Avant même que l’affaire soit présentée, la présidente du Conseil intervient : « Ne stressez pas madame, nous sommes là pour essayer de comprendre les demandes. » La gérante, ayant du mal à cacher ses émotions, reconnaît immédiatement : « Je suis dans une situation difficile, je n’ai pas pu payer leurs salaires. »

Derrière la devanture prônant l’alimentation locale et saine, se trouve une filiale qui n’a pas été livrée depuis le 4 juillet 2024. Impossible ici de connaître les raisons, la section des référés ne jugera ici que les salaires non versés. Impossible non plus de savoir si la société est encore en activité malgré les questions précises de la présidente et du conseiller. La propriétaire s’engouffre dans des explications confuses : « La société est fermée et je n’ai plus d’activité depuis que deux employés sont en arrêt maladie depuis novembre, et deux autres exercent leur droit de retrait. La société-mère m’a coupé le terminal bancaire pendant plus d’un mois sans que je m’en rende compte. »

La déléguée syndicale CGT-FO, qui représente les quatre salariés, détaille : « Je n’ai pas les mêmes demandes en fonction de leur ancienneté. Mais je demande, pour tous, leur licenciement, une résiliation de leur contrat de travail, le versement de leurs salaires dus et des indemnités. » La parole lui est coupée par la gérante : « Mon comptable m’a conseillé de leur proposer des ruptures conventionnelles, ce que j’ai fait en novembre. Aucun n’a accepté, ils veulent faire couler la boîte. » Face à cette interruption, la présidente doit de nouveau demander le calme.

« J’aurais aimé sauver la boîte »

Pour démêler cette affaire complexe, sans aucun avocat, le Conseil des Prud’hommes est obligé de reprendre les quatre cas avec minutie. L’un est en apprentissage en parallèle d’un BTS depuis un an et demi, l’autre est à mi-temps. Les deux jeunes hommes exercent leur droit de retrait depuis fin février en raison de l’insalubrité, et de la présence de souris, comme en témoigneraient des vidéos en leur possession.

« Ce n’est pas vrai ! », s’insurge la dirigeante de l’entreprise, avant de se reprendre : « C’est un engrenage, j’ai essayé de prioriser les salaires, de contacter une autre enseigne bio. » Sur les bancs de la défense, sa mère, très âgée, confirme à voix haute malgré les rappels à l’ordre de la présidente : « Vous n’existez pas madame ! »

Les deux jeunes femmes, dissimulées par leur représentante, sont toutes les deux vendeuses magasinières à temps plein et en arrêt maladie depuis des mois. La plus jeune aurait demandé une rupture conventionnelle en octobre pour pouvoir se consacrer au théâtre, refusée par la patronne : « On doit démissionner si on veut faire du théâtre ! »

Sa collègue est mère de trois enfants en bas âge tandis que son mari est au chômage. Le logement social qu’ils occuperaient les menacerait d’expulsion faute d’impayés. Au vu de sa situation très critique, la syndicaliste demande 8 000 euros de dommages et intérêts. Mais la chambre des référés ne statue pas sur ces demandes.

Un à un, les bulletins de salaire sont repris dans un va-et-vient entre la demande, la défense et le Conseil. Cela prend du temps, et les avocats qui attendent toujours dans la salle s’agacent. L’horloge tourne et près d’une heure s’écoule avant que la gérante ne reconnaisse tous les montants et fonds en pleurs : « J’aurais aimé sauver cette boîte, je n’ai plus d’argent pour moi à 47 ans, ma famille va devoir vendre un de ses biens pour éponger mes dettes. » La présidente annonce, enfin, « le Conseil est suffisamment éclairé » avant une suspension d’audience pour reprendre son souffle et s’attaquer à la dizaine de dossiers restants.

Le lendemain après-midi, il faut appeler le Conseil des Prud’hommes pour connaître les décisions. L’instance condamne la société de production de films à payer le seul salaire de mai de Mégane* et à verser 400 euros au titre de l’article 700 du Code de procédure pénale. Les quatre ex-employés devront être payés pour les mois de septembre à mars par l’entreprise et chacun se verra verser 100 euros au bénéfice de l’article 700.

Marie-Agnès Laffougère


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