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(93) Cour nationale du droit d’asile : « Comment êtes-vous devenue son esclave ? »

(93) Cour nationale du droit d’asile : « Comment êtes-vous devenue son esclave ? »
© CNDA
Publié le 12/05/2025 à 08:27

CHRONIQUE. Une femme se présentant comme esclave est venue de Mauritanie par la mer pour demander l’asile à la France. Le 7 avril, elle demande en ultime recours à la CNDA de lui accorder ce droit.

Dans la salle baignée de soleil, l’homme au costume gris demande :

« C’était qui votre maître ?

-     Il s’appelait Amadou Ba.

-     Qui était-ce ?

-     C’était un noble.

-     Comment êtes-vous devenue son esclave ?

-     Nous sommes d’ascendance esclave. Nous habitions dans la concession familiale.

-     Votre premier mari était un esclave ?

-     Non. J’étais sa 4e femme. »

Salamata est habillée comme une femme du désert, mais elle se trouve dans la salle n°3 de la Cour nationale du droit d’asile. Ample djellaba zébrée qui tranche avec le costume cintré et les chaussures pointues à la mode italienne de l’interprète en langue peul, qui traduit la requérante comme on déclame un texte classique. Il a un petit chapeau mou plein de style qu’il mettra sur sa tête en sortant, marchant comme un sapeur congolais. Excentré, l’avocat de la requérante, vissé sur son smartphone, tapote des messages. Il plaidera une minute en fin d’audience.

Salamata a 35 ans, et toute sa vie, elle a été une esclave. Elle vient de Mauritanie. Née captive le 31 décembre 1989 dans la famille d’un seigneur local, elle a grandi dans cette « concession familiale », comme le traduit l’interprète, et n’a jamais connu d’autre vie que celle qui consiste à servir son maître. Salamata est analphabète ; elle peine parfois à comprendre son interprète, dont on comprend qu’il reformule ses phrases dans un langage plus simple - avec le souci apparent de lui faire comprendre le sens précis des questions qui lui sont posées.

Face à elle, le président de la formation est un magistrat administratif en costume gris soigné et aux lunettes studieuses, diplômé de Sciences po et de la Sorbonne. Il s’exprime dans un langage mi-administratif, mi-châtié. Ces deux personnes, pendant la prochaine heure, vont se comprendre.

 « Ça n’a rien à voir avec ce que vous avez dit à l’OFPRA »

Le rapporteur résume le cas de Salamata : après avoir été mariée de force à 14 ans, puis remariée de force en 2018 après le décès de son premier mari, elle a cherché à s’enfuir de la concession pour échapper à cette captivité. « Femme dans une situation de mariage forcé » et « personne réduite à l’état d’esclavage » constituent deux groupes distincts constituant un groupe social au sens de la convention de Genève, dit le rapporteur, qui se prononce pour l’attribution à la requérante du statut de réfugiée.

Une juge assesseure se charge d’interroger Salamata sur son parcours de vie et les faits l’ayant menée en France, en avril 2024. Elle lui demande avec quel document elle a voyagé, comment elle est venue, avec qui, comment elle a payé son voyage, et Salamata répond « par la mer », « avec beaucoup de monde sur le bateau », « avec l’argent gagné » pendant les quelques mois où elle a travaillé à Nouakchott, la capitale de la Mauritanie.

Cela ne correspond pas aux déclarations faites à l’agent de l’OFPRA - qui a rejeté sa demande d’asile, d’où sa présence, ce lundi 7 avril, devant la formation collégiale de la CNDA - et déstabilise la juge assesseure. Elle semble catastrophée : « Ça n’a rien à voir avec ce que vous avez dit à l’OFPRA. » La requérante confirme : l’interprète qui lui avait été attribué ne parlait pas le même dialecte et n’a pas pu retranscrire fidèlement son récit. Pour obtenir un récit cohérent, la juge multiplie les questions détaillées.

L’autre juge assesseur n’est pas au clair sur la chronologie et demande qu’elle lui répète : 14 ans, mariage forcé. Puis, naissance des enfants. A l’OFPRA, elle a dit que ses six enfants - l’un est mort en bas âge - sont du deuxième mari, mais ça ne colle pas avec les dates. Le juge bute sur cette question, alors qu’à l’évidence l’erreur a été commise à l’OFPRA : elle a eu six enfants, en tout. L’audience se tient ainsi, dans cette confusion, pendant 45 minutes.

Mort suspecte et menace de mort

Salamata raconte qu’elle a fui la concession pour rejoindre le Sénégal, mais elle a été retenue pendant trois mois au poste frontière. Son maître a fini par la faire rapatrier à la concession. Quand elle est arrivée, sa propre mère avait réussi à partir avec les cinq enfants de Salamata, âgés de 4 à 15 ans. Ils vivent tous là-bas avec les sœurs de Salamata, qui ont eu la « chance » d’être mariées (de force) à des Sénégalais les ayant emmenées dans leur pays. Dans la famille, seule Salamata est demeurée l’esclave qu’elle est depuis le début de son existence.

C’est après la mort suspecte de son père, un berger dont on n’a pas retrouvé le corps, et après avoir été menacée à cause d’un implant contraceptif qu’elle avait décidé de se faire poser, que Salamata a décidé de s’enfuir. À sa deuxième tentative, elle y est parvenue. Elle est en France depuis avril 2024. Ses conditions de vie ne sont pas abordées, personne ne l’accompagne. La CNDA est sa dernière chance d’obtenir l’asile qu’elle recherche. La décision est mise en délibéré au 28 avril.

Salamata se lève et quitte la salle. Sitôt franchi le seuil, elle s’effondre d’un bloc, au pied de son avocat qui regardait son portable. Elle est mise sur le dos, le responsable de la sécurité lui lève le bras et dit : « Tout va bien. »

Julien Mucchielli


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