CHRONIQUE. Une
femme se présentant comme esclave est venue de Mauritanie par la mer pour
demander l’asile à la France. Le 7 avril, elle demande en ultime recours à la
CNDA de lui accorder ce droit.
Dans la salle
baignée de soleil, l’homme au costume gris demande :
« C’était
qui votre maître ?
-
Il
s’appelait Amadou Ba.
-
Qui
était-ce ?
-
C’était
un noble.
-
Comment êtes-vous
devenue son esclave ?
-
Nous
sommes d’ascendance esclave. Nous habitions dans la concession familiale.
-
Votre
premier mari était un esclave ?
- Non. J’étais sa 4e femme. »
Salamata est
habillée comme une femme du désert, mais elle se trouve dans la salle n°3 de la
Cour nationale du droit d’asile. Ample djellaba zébrée qui tranche avec le
costume cintré et les chaussures pointues à la mode italienne de l’interprète
en langue peul, qui traduit la requérante comme on déclame un texte classique.
Il a un petit chapeau mou plein de style qu’il mettra sur sa tête en sortant, marchant
comme un sapeur congolais. Excentré, l’avocat de la requérante, vissé sur son
smartphone, tapote des messages. Il plaidera une minute en fin d’audience.
Salamata a 35
ans, et toute sa vie, elle a été une esclave. Elle vient de Mauritanie. Née
captive le 31 décembre 1989 dans la famille d’un seigneur local, elle a grandi
dans cette « concession familiale », comme le traduit l’interprète,
et n’a jamais connu d’autre vie que celle qui consiste à servir son maître.
Salamata est analphabète ; elle peine parfois à comprendre son interprète, dont
on comprend qu’il reformule ses phrases dans un langage plus simple - avec le
souci apparent de lui faire comprendre le sens précis des questions qui lui
sont posées.
Face à elle,
le président de la formation est un magistrat administratif en costume gris
soigné et aux lunettes studieuses, diplômé de Sciences po et de la Sorbonne. Il
s’exprime dans un langage mi-administratif, mi-châtié. Ces deux personnes,
pendant la prochaine heure, vont se comprendre.
« Ça n’a rien à voir avec ce que vous
avez dit à l’OFPRA »
Le rapporteur
résume le cas de Salamata : après avoir été mariée de force à 14 ans, puis
remariée de force en 2018 après le décès de son premier mari, elle a cherché à
s’enfuir de la concession pour échapper à cette captivité. « Femme dans
une situation de mariage forcé » et « personne réduite à
l’état d’esclavage » constituent deux groupes distincts constituant un
groupe social au sens de la convention de Genève, dit le rapporteur, qui se
prononce pour l’attribution à la requérante du statut de réfugiée.
Une juge
assesseure se charge d’interroger Salamata sur son parcours de vie et les faits
l’ayant menée en France, en avril 2024. Elle lui demande avec quel document
elle a voyagé, comment elle est venue, avec qui, comment elle a payé son
voyage, et Salamata répond « par la mer », « avec
beaucoup de monde sur le bateau », « avec l’argent gagné »
pendant les quelques mois où elle a travaillé à Nouakchott, la capitale de la
Mauritanie.
Cela ne
correspond pas aux déclarations faites à l’agent de l’OFPRA - qui a rejeté sa
demande d’asile, d’où sa présence, ce lundi 7 avril, devant la formation
collégiale de la CNDA - et déstabilise la juge assesseure. Elle semble
catastrophée : « Ça n’a rien à voir avec ce que vous
avez dit à l’OFPRA. » La requérante confirme : l’interprète qui
lui avait été attribué ne parlait pas le même dialecte et n’a pas pu
retranscrire fidèlement son récit. Pour obtenir un récit cohérent, la juge
multiplie les questions détaillées.
L’autre juge
assesseur n’est pas au clair sur la chronologie et demande qu’elle lui répète :
14 ans, mariage forcé. Puis, naissance des enfants. A l’OFPRA, elle a dit que ses
six enfants - l’un est mort en bas âge - sont du deuxième mari, mais ça ne
colle pas avec les dates. Le juge bute sur cette question, alors qu’à
l’évidence l’erreur a été commise à l’OFPRA : elle a eu six enfants, en tout.
L’audience se tient ainsi, dans cette confusion, pendant 45 minutes.
Mort suspecte
et menace de mort
Salamata
raconte qu’elle a fui la concession pour rejoindre le Sénégal, mais elle a été
retenue pendant trois mois au poste frontière. Son maître a fini par la faire
rapatrier à la concession. Quand elle est arrivée, sa propre mère avait réussi
à partir avec les cinq enfants de Salamata, âgés de 4 à 15 ans. Ils vivent tous
là-bas avec les sœurs de Salamata, qui ont eu la « chance » d’être
mariées (de force) à des Sénégalais les ayant emmenées dans leur pays. Dans la
famille, seule Salamata est demeurée l’esclave qu’elle est depuis le début de
son existence.
C’est après
la mort suspecte de son père, un berger dont on n’a pas retrouvé le corps, et
après avoir été menacée à cause d’un implant contraceptif qu’elle avait décidé
de se faire poser, que Salamata a décidé de s’enfuir. À sa deuxième tentative,
elle y est parvenue. Elle est en France depuis avril 2024. Ses conditions de
vie ne sont pas abordées, personne ne l’accompagne. La CNDA est sa dernière
chance d’obtenir l’asile qu’elle recherche. La décision est mise en délibéré au
28 avril.
Salamata se
lève et quitte la salle. Sitôt franchi le seuil, elle s’effondre d’un bloc, au
pied de son avocat qui regardait son portable. Elle est mise sur le dos, le
responsable de la sécurité lui lève le bras et dit : « Tout va bien. »
Julien Mucchielli