POLITIQUE

Annulation du mandat d’arrêt visant Bachar al-Assad : « Une opportunité ratée »

Annulation du mandat d’arrêt visant Bachar al-Assad : « Une opportunité ratée »
Publié le 29/07/2025 à 09:47

INTERVIEW. La Cour de cassation a annulé, vendredi 25 juillet, le mandat d’arrêt visant l’ancien président syrien Bachar al-Assad. Par sa décision, elle consacre le principe de l’immunité personnelle absolue dont bénéficient les chefs d’États en exercice, même en cas de crimes internationaux, et manque ainsi l’occasion de faire évoluer la jurisprudence internationale, considère l’une des avocates des parties civiles.

La plus haute juridiction française a tranché : l’immunité personnelle qui protège notamment les chefs d’États en exercice ne connaîtrait pas d’exception. Pas même lorsque les faits reprochés sont constitutifs des plus graves crimes internationaux. 

Les magistrats de la Cour de cassation ont ainsi annulé, vendredi 25 juillet, le mandat d’arrêt visant Bachar al-Assad, pour complicité de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Précisément, le mandat a été jugé irrégulier : l’ancien président syrien était encore au pouvoir au moment de son émission, en 2023. Selon eux, il avait donc le bénéfice de son immunité personnelle.

Mais la Cour précise : « Depuis que Bachar al-Assad n'exerce plus ses fonctions [il est renversé en décembre 2024, ndlr], de nouveaux mandats d'arrêt ont pu - ou pourront - être délivrés à son encontre » pour des faits susceptibles de constituer des crimes internationaux. Une affirmation rendue possible par un arrêt rendu le même jour par la Cour de cassation. 

Dans une décision connexe, elle a refusé d’accorder le bénéfice de l’immunité fonctionnelle à Adib Mayaleh, l’ancien gouverneur de la Banque centrale syrienne, initialement mis en examen pour les mêmes crimes.

Contrairement à ce qu’elle a jugé en matière d’immunité personnelle, la plus haute juridiction française a estimé qu’il existait bien des exceptions à l’application de l’immunité fonctionnelle - qui protège en principe tous les agents de l’État, y compris lorsqu’ils cessent d’exercer leurs fonctions - en cas de crimes internationaux. Une décision « historique », bien qu’attendue, puisqu’elle suit, en réalité, l’évolution de la jurisprudence internationale.

Zoom sur l’immunité

La question des immunités relève du droit coutumier international ; un droit qui se forge par la pratiques des États, devant les juridictions nationales. Selon la coutume, l’immunité personnelle protège devant les juridictions nationales un chef d’État, un chef de gouvernement ou un ministre des Affaires étrangères en exercice. Elle dure le temps du mandat, et concerne tous les actes qui pourraient leur être reprochés – que ce soit à titre privé, ou au nom de la souveraineté de l’État. 

L’immunité fonctionnelle (ou matérielle) protège devant des juridictions nationales étrangères tous les agents d’État qui ont commis des actes dans le cadre de leurs fonctions et au nom de la souveraineté de l’État – y compris après qu’ils ont cessé leurs fonctions. Dans sa décision du 25 juillet, la Cour de cassation admet des exceptions à son application en cas de crimes internationaux.

Le bénéfice de ces immunité ne s’applique pas devant la Cour pénale internationale. 

Sur l’immunité personnelle, une telle avancée aurait été inédite. Au départ, le mandat d’arrêt visant Bachar al-Assad avait été émis en novembre 2023 par deux juges d’instruction du pôle spécialisé du tribunal judiciaire de Paris. 

Ils répondaient à une plainte déposée avec constitution de parties civiles par différentes organisations internationales et plusieurs victimes syriennes - dont l’une est franco-syrienne - pour les attaques à l’arme chimique commises en août 2013, dans la Ghouta orientale - une région située à l’est de Damas. Au total, plus d’un milliers de personnes ont été tuées dans les bombardements au gaz sarin qui ont délibérément visé la population civile syrienne.

Mais rapidement, le mandat a été contesté - au titre de l’immunité personnelle dont pouvait se prévaloir Bachar al-Assad. D’abord par le parquet national antiterroriste (PNAT), qui avait introduit une requête en nullité devant la chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris. Puis par le parquet général de la Cour d’appel.

Jusqu’ici, la jurisprudence a toujours consacré le caractère absolu de l’immunité personnelle. A l’exception de l’arrêt de la chambre de l’instruction sur ce dossier qui, en juin 2024, avait estimé que les crimes reprochés à Bachar al-Assad « ne pouvaient être considérés comme faisant partie des fonctions officielles d'un chef d’Etat ». Une motivation que n’a pas retenue la plus haute juridiction française.

De la même manière, elle n’a pas suivi les réquisitions du procureur général près de la Cour de cassation, qui avait proposé aux magistrats en audience, le 4 juillet dernier, de valider le mandat d’arrêt de Bachar al-Assad ; arguant qu’il n'était plus considéré par la France comme  le chef d'Etat légitime en exercice, au vu des crimes du régime.

Après des années de procédure, et même si le PNAT vient d’annoncer qu’il requérait un nouveau mandat d’arrêt international, le rendu de cette décision a tout d’un « rendez-vous manqué », considère Jeanne Sulzer, l’une des avocates des parties civiles. Pour elle, comme pour les parties qu’elle représente aux côtés de Me Clémence Witt, il s’agissait d’une occasion unique de faire avancer la jurisprudence et la coutume internationale. Entretien.

JSS : Comment analysez-vous la décision de la Cour de cassation sur la question de l’immunité personnelle ?

Jeanne Sulzer : Je vais peut-être commencer par dire que la Cour de cassation a procédé à une avancée majeure - qui était très attendue - sur l’immunité fonctionnelle. La décision est très claire : elle rejette son application en cas de génocide, de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Sur l’immunité personnelle, en revanche, elle n'a pas voulu reconnaître la position de principe qui est la nôtre ; à savoir qu’en présence de ces mêmes crimes internationaux, les chefs d’État en exercice doivent aussi être poursuivis. C’est une opportunité ratée.

Ce qu’on remarque, c’est qu’elle ne s’est pas réellement penchée sur la motivation de l'arrêt de la chambre de l'instruction de la Cour d’appel de Paris ; qui est assez simple et qui dit que l'immunité personnelle ne fait pas obstacle aux poursuites contre Bachar al-Assad, parce que lancer des attaques chimiques sur sa population ne fait pas partie de l'exercice normal d'un chef d’État. C’était une formidable avancée - aujourd’hui freinée par la Cour de cassation.

JSS : « L’immunité en matière pénale s'applique par définition à des actes illicites et ne relevant donc pas de l'exercice normal des fonctions. Certains crimes internationaux impliquent même nécessairement d'exercer des prérogatives étatiques ». C’est ce qu’a répondu la Cour de cassation sur ce point. Qu’en pensez-vous ?

J.S. : C’est un peu la consécration d’une immunité personnelle absolue qui peut être appliquée quels que soient les crimes, même si ces crimes sont utilisés pour asseoir et faire perdurer un régime criminel - comme c’est ici le cas avec Assad.

JSS : On peut se demander quelles auraient été les conséquences en matière d’impunité si Bachar al-Assad avait encore été au pouvoir. Même si la Cour de Cassation a estimé que « l’immunité personnelle ne signifie pas impunité ».

J.S. : Ils confirment exactement l'arrêt Yerodia du 14 février 2002 qui, pour nous, est obsolète (1). Ce que dit cet arrêt, c’est qu’immunité n'est pas égale à impunité parce qu’il est possible de juger la personne ; soit devant les tribunaux de son pays, soit devant une juridiction internationale ou lorsque son mandat, dont son immunité, prend fin.

Mais il faut se replacer dans le contexte de la décision de la chambre de l’instruction, en juin 2024. A ce moment-là, aucune de ces trois conditions n’était réunie : personne ne pouvait croire que le régime allait tomber et il était difficile d’imaginer qu’Assad puisse être jugé en Syrie ou qu’il devienne un jour un « ancien président ».

« En admettant des exceptions à l’immunité personnelle, il y aurait des conséquences sur de très nombreux dossiers »

Pour ce qui est de la Cour pénale internationale, elle est incompétente sur ce dossier puisque la Syrie n’a pas ratifié le Statut de Rome. En fait, la Cour de cassation nous ramène plus de vingt ans en arrière alors qu’il s’est passé énormément de choses depuis. Et que lever l’immunité personnelle de Bachar al-Assad était selon nous la conséquence de la volonté internationale qu’il soit jugé pour ses actes. 

JSS : Selon vous, le fait qu’il ne soit plus en exercice peut-il expliquer, en partie, la décision des magistrats ?

J.S. : On se dit que plusieurs facteurs un peu extérieurs ont pu jouer. Comme le fait que les deux dossiers aient été examinés en même temps. Ou que Bachar al-Assad ne soit plus au pouvoir. Mais je pense aussi qu’il était difficile - pour une Cour qui a une jurisprudence conservatrice en la matière depuis plus de vingt ans - de faire avancer l’immunité fonctionnelle et personnelle en même temps, le même jour.

Surtout dans la mesure où elle n’en a « pas besoin » ; puisque la décision qu’elle a prise sur l’immunité fonctionnelle lui permet de dire que des poursuites sont possible contre Bachar al-Assad, maintenant qu’il n’est plus en exercice et que la Cour a reconnu des exceptions à son application en cas de crimes internationaux.

Il n’empêche que c’est très décevant, car selon nous, il y avait vraiment moyen de faire avancer la jurisprudence internationale sur la question de l’immunité personnelle avec ce dossier. La centralité de la responsabilité de Bachar el-Assad est incontestée - y compris par le parquet, qui était à l’origine de la requête en nullité et du pourvoi - et les condamnations de la communauté internationale suite aux attaques chimiques ont été unanimes.

Des résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies ont même demandé à ce que les responsables de ces attaques répondent de leurs actes. Nous ne nous attendions pas nécessairement à un arrêt de principe, mais au moins à une décision qui permet d’écarter, dans certains cas, le bénéfice de cette immunité.

JSS : La Cour de cassation n’a pas suivi non plus les réquisitions du procureur général qui partageait l’une de vos analyses ; il proposait aux magistrats d’écarter l’immunité de Bachar al-Assad puisqu’il n’était plus « reconnu » comme chef d’Etat légitime par la France, dès 2012, en raison des crimes dont il se serait rendu coupable. Qu’est-ce que cela signifie ?  

J.S. : Ce n’est pas un argument très commun, nous en sommes conscients. Ce que nous avons plaidé, c’est qu’une décision de « dé-reconnaissance » - prise en tant qu’obligation des États de ne plus reconnaître un chef d’Etat soupçonné d’avoir commis des crimes internationaux - a des conséquences, des effets juridiques.

Dans le cas d’Assad (2), ce sont ces graves crimes qui ont fondé la décision de non-reconnaissance. Ce qui constitue comme conséquence nécessaire, selon nous, une absence d’immunité. Parce qu’on ne peut pas à la fois dire que Bachar al-Assad n’est plus « légitime » en raison des crimes qu’il aurait commis, mais lui laisser le bénéfice de son immunité personnelle.

C’est une logique que les internationalistes comprennent bien, mais les pénalistes un peu moins. Je pense que le raisonnement est encore un peu trop nouveau et plus courant devant les juridictions de common low. D’ailleurs, ce n’est pas un argument nécessairement mis en avant lors des débats à la Commission du droit international des Nations Unies, en charge de cette question.

Le procureur près de la Cour de cassation - qui est indépendant du PNAT et du procureur près de la cour d’appel -  nous avait néanmoins suivis sur cet argument, ce qui nous a donné un peu d’espoir.

JSS : Mais la Cour de cassation a soulevé le potentiel caractère arbitraire, voire unilatéral, de son utilisation, et donc jugé que les effets juridiques de la dé-reconnaissance ne sauraient signifier une levée de l’immunité personnelle…

J.S. : C'est vrai qu'on a vu frémir la Cour de cassation sur cette idée et qu’elle n’a finalement pas voulu s'engouffrer dans ce que proposait le procureur général. Ce qu’elle dit, c’est qu’une levée de l’immunité personnelle fondée sur la dé-reconnaissance pourrait être dangereuse - notamment si elle est utilisée de façon unilatérale, y compris par des États peu démocratiques.

Mais de notre point de vue, il n'a jamais été question de dire qu’une dé-reconnaissance seule emportait une levée de l’immunité personnelle ; donc qu’à partir du moment où la France ne reconnaît plus Bachar al-Assad, elle ne peut plus lui donner le bénéfice de son immunité. Là, oui, c’est unilatéral. Ce que nous pensons, c’est que la dé-reconnaissance ne peut se comprendre - et ne peut être soutenue - que si on l'attache  comme un effet, une obligation découlant de la commission des crimes internationaux.

Or, concernant les attaques chimiques dans la Ghouta Orientale, en août 2013, la communauté internationale a dénoncé l’usage disproportionné de ces armes illicites contre la population civile. On a même parlé de « ligne rouge franchie ». Ainsi, ce sont les crimes internationaux qui fonderaient l’obligation de de-reconnaissance. Si on rate ce lien, ce nexus, c’est là qu’on tombe dans l’unilatéralisme. 

JSS : La décision d’admettre - ou non - des exceptions au caractère absolu de l’immunité personnelle en cas de crimes internationaux était particulièrement attendue. Quels sont les enjeux qui découlent de cette question, au-delà de ce seul dossier ?

J.S. : Si la Cour était allée jusqu'à admettre qu'il est possible pour un juge français d'émettre un mandat d'arrêt contre un chef d'État en exercice, cela signifiait concrètement qu’il était possible, pour une juridiction nationale étrangère, d’émettre des mandats d’arrêts contre les plus hauts responsables soupçonnés de crimes internationaux - lorsque ces crimes ne relèvent pas de la compétence de la CPI. Je pense par exemple à Benjamin Netanyahou ou à Vladimir Poutine, mais la liste est longue malheureusement.

Par ailleurs, on connaît la position du Quai d'Orsay : bien que la France soit partie à la CPI, elle a indiqué - et elle n'est jamais revenue sur cette position - que si Netanyahou devait entrer sur son territoire, et ce malgré ses obligations de coopération au regard du Statut de Rome du fait de l’émission d’un mandat d’arrêt par la CPI, elle ne coopérerait pas au titre de l’immunité personnelle dont il peut se prévaloir.

Autrement dit, même si la CPI a émis un mandat contre lui, elle ne l’arrêtera pas. C'est difficile de faire complètement abstraction de ces positions qui sont absolument inacceptables, frileuses et à double standard. Et lorsque le parquet national antiterroriste a contesté le mandat de Bachar al-Assad, ce sont toutes ces implications qu’ils avaient sûrement en tête.

En admettant des exceptions à l’immunité personnelle en cas de crimes internationaux, il y aurait des conséquences sur de très nombreux dossiers [déposés devant le pôle spécialisé dans la lutte contre les crimes internationaux du tribunal judiciaire de Paris, ndlr]. Car même si ce sont des plaintes déposées contre X, beaucoup concernent des chefs d'État en exercice et de très hauts responsables.

JSS : Sur cette question, l’argument notamment défendu par le procureur général lors de l’audience est que l’immunité personnelle serait la garantie du respect de la souveraineté des États et permet d’assurer la stabilité des relations internationales…

J.S. : Dire que la prévalence de la sécurité des relations internationales passe notamment par cette question d'immunité personnelle n’est absolument pas convaincante. L'état du monde n'a jamais été aussi menacé, et ce n’est pas l'immunité personnelle des chefs d'État en exercice qui sont présumés avoir commis des crimes internationaux qui va aider à ce que la sécurité soit davantage préservée. Il est vrai que l’émission du mandat d’arrêt contre Bachar el-Assad par les juges d’instruction français était une grande première.

Ma consœur et moi, nous ne sommes pas naïves, mais nous estimons que ce dossier devait permettre d’avancer sur cette question ; et permettre de considérer que l’immunité personnelle peut dans certains cas déstabiliser plus que sécuriser les relations internationales. 

JSS : Est-il possible d’espérer une évolution de la jurisprudence internationale en la matière ?

J.S. : Pas sur ce dossier, malheureusement. Mais si nous devions avoir une autre plainte qui viserait un chef d’Etat en exercice pour de tels crimes, nous serions prêtes, avec ma consœur Clémence Witt, à nous engager dans une nouvelle procédure. Nous le ferons parce que c’est comme cela que la coutume internationale se forme et avance.

Le juge national est le juge de l’immunité. Ainsi,  puisque les immunités ne relèvent pas d’une Convention, mais du droit coutumier, ce n’est que par les petits pas des juridictions nationales qu’on peut espérer la faire évoluer. Et malgré la décision de la Cour de cassation, je pense sincèrement que le tabou de l’immunité personnelle a sauté. Aujourd’hui, on peut enfin en parler.

Chloé Dubois

(1) La Cour internationale de Justice avait rejeté le mandat d’arrêt émis par la Belgique contre l’ancien ministre des affaires étrangères de la République Démocratique du Congo, Abdoulaye Yerodia Ndombasi.

(2) La décision de « dé-reconnaissance » de la légitimité de Bachar al-Assad a été prise en novembre 2012 par la voix François Hollande, l’ancien chef d’Etat français, lorsque ce dernier a annoncé que « la France reconnaissait désormais la Coalition nationale syrienne comme seule représentante du peuple syrien. »

 


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