La plus haute
juridiction française a tranché : l’immunité personnelle qui protège notamment
les chefs d’États en exercice ne connaîtrait pas d’exception. Pas même lorsque les faits reprochés sont constitutifs des plus
graves crimes internationaux.
Les magistrats de la Cour
de cassation ont ainsi annulé, vendredi 25 juillet, le mandat d’arrêt
visant Bachar al-Assad, pour complicité de crimes de guerre et de crimes contre
l’humanité. Précisément, le mandat a été jugé irrégulier : l’ancien président
syrien était encore au pouvoir au moment de son émission, en 2023. Selon eux,
il avait donc le bénéfice de son immunité personnelle.
Mais la Cour précise : «
Depuis que Bachar al-Assad n'exerce plus ses fonctions [il est renversé en
décembre 2024, ndlr], de nouveaux mandats d'arrêt ont pu - ou pourront - être
délivrés à son encontre » pour des faits susceptibles de constituer des
crimes internationaux. Une affirmation rendue possible par un arrêt rendu le
même jour par la Cour de cassation.
Dans une décision connexe, elle a refusé
d’accorder le bénéfice de l’immunité fonctionnelle à Adib Mayaleh, l’ancien
gouverneur de la Banque centrale syrienne, initialement mis en examen pour les
mêmes crimes.
Contrairement à ce qu’elle a jugé en matière d’immunité personnelle, la
plus haute juridiction française a estimé qu’il existait bien des exceptions à
l’application de l’immunité fonctionnelle - qui protège en principe tous les
agents de l’État, y compris lorsqu’ils cessent d’exercer leurs fonctions - en
cas de crimes internationaux. Une décision « historique », bien qu’attendue,
puisqu’elle suit, en réalité, l’évolution de la jurisprudence internationale.
Zoom sur l’immunité La question des immunités
relève du droit coutumier international ; un droit qui se forge par la
pratiques des États, devant les juridictions nationales. Selon la coutume, l’immunité
personnelle protège devant les juridictions nationales un chef d’État, un
chef de gouvernement ou un ministre des Affaires étrangères en exercice. Elle
dure le temps du mandat, et concerne tous les actes qui pourraient leur être
reprochés – que ce soit à titre privé, ou au nom de la souveraineté de l’État. L’immunité
fonctionnelle (ou matérielle) protège devant des juridictions nationales
étrangères tous les agents d’État qui ont commis des actes dans le cadre de
leurs fonctions et au nom de la souveraineté de l’État – y compris après
qu’ils ont cessé leurs fonctions. Dans sa décision du 25 juillet, la Cour de
cassation admet des exceptions à son application en cas de crimes
internationaux.
Le bénéfice de ces
immunité ne s’applique pas devant la Cour pénale internationale.
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Sur l’immunité personnelle, une telle avancée aurait été inédite. Au
départ, le mandat d’arrêt visant Bachar al-Assad avait été émis en novembre 2023 par deux juges d’instruction du pôle
spécialisé du tribunal judiciaire de Paris.
Ils répondaient à une plainte
déposée avec constitution de parties civiles par différentes organisations internationales
et plusieurs victimes syriennes - dont l’une est franco-syrienne - pour les
attaques à l’arme chimique commises en août 2013,
dans la Ghouta orientale - une région située à l’est de Damas. Au total, plus
d’un milliers de personnes ont été tuées dans les bombardements au gaz sarin
qui ont délibérément visé la population civile syrienne.
Mais
rapidement, le
mandat a été contesté - au titre de l’immunité personnelle dont pouvait se
prévaloir Bachar al-Assad. D’abord par le
parquet national antiterroriste (PNAT), qui avait introduit une requête en
nullité devant la chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris. Puis
par le parquet général de la Cour d’appel.
Jusqu’ici, la
jurisprudence a toujours consacré le caractère absolu de l’immunité personnelle.
A l’exception de l’arrêt de la chambre de l’instruction sur ce dossier qui, en
juin 2024, avait estimé que les crimes reprochés à Bachar al-Assad « ne
pouvaient être considérés comme faisant partie des fonctions officielles d'un
chef d’Etat ». Une motivation que n’a pas retenue la plus haute juridiction
française.
De la même manière, elle
n’a pas suivi les réquisitions du procureur général près de la Cour de
cassation, qui avait proposé aux magistrats
en audience, le 4 juillet dernier, de valider le mandat d’arrêt de Bachar
al-Assad ; arguant qu’il n'était plus considéré par la France comme le chef d'Etat légitime en exercice, au
vu des crimes du régime.
Après des années de
procédure, et même si le PNAT vient d’annoncer qu’il requérait un nouveau
mandat d’arrêt international, le rendu de cette décision a tout d’un «
rendez-vous manqué », considère Jeanne Sulzer, l’une des avocates des
parties civiles. Pour elle, comme pour les parties qu’elle représente aux côtés
de Me Clémence Witt, il s’agissait d’une occasion unique de faire avancer la
jurisprudence et la coutume internationale. Entretien.
JSS : Comment
analysez-vous la décision de la Cour de cassation sur la question de l’immunité
personnelle ?
Jeanne Sulzer
: Je vais peut-être commencer par dire que la
Cour de cassation a procédé à une avancée majeure - qui était très attendue -
sur l’immunité fonctionnelle. La décision est très claire : elle rejette son
application en cas de génocide, de crimes de guerre et de crimes contre
l’humanité. Sur l’immunité personnelle, en revanche, elle n'a pas voulu
reconnaître la position de principe qui est la nôtre ; à savoir qu’en présence
de ces mêmes crimes internationaux, les chefs d’État en exercice doivent aussi
être poursuivis. C’est une opportunité ratée.
Ce qu’on
remarque, c’est qu’elle ne s’est pas réellement penchée sur la motivation de
l'arrêt de la chambre de l'instruction de la Cour d’appel de Paris ; qui est
assez simple et qui dit que l'immunité personnelle ne fait pas obstacle aux
poursuites contre Bachar al-Assad, parce que lancer des attaques chimiques sur
sa population ne fait pas partie de l'exercice normal d'un chef d’État. C’était
une formidable avancée - aujourd’hui freinée par la Cour de cassation.
JSS : «
L’immunité en matière pénale s'applique par définition à des actes illicites et
ne relevant donc pas de l'exercice normal des fonctions. Certains crimes
internationaux impliquent même nécessairement d'exercer des prérogatives
étatiques ». C’est ce qu’a répondu la Cour de cassation sur ce point. Qu’en
pensez-vous ?
J.S. : C’est un peu la consécration d’une immunité
personnelle absolue qui peut être appliquée quels que soient les crimes, même
si ces crimes sont utilisés pour asseoir et faire perdurer un régime criminel -
comme c’est ici le cas avec Assad.
JSS : On
peut se demander quelles auraient été les conséquences en matière d’impunité si
Bachar al-Assad avait encore été au pouvoir. Même si la Cour de Cassation a
estimé que « l’immunité personnelle ne signifie pas impunité ».
J.S. : Ils confirment exactement l'arrêt Yerodia du 14 février 2002 qui, pour nous, est
obsolète (1). Ce que dit cet arrêt, c’est qu’immunité n'est pas égale à
impunité parce qu’il est possible de juger la personne ; soit devant les
tribunaux de son pays, soit devant une juridiction internationale ou lorsque
son mandat, dont son immunité, prend fin.
Mais il faut
se replacer dans le contexte de la décision de la chambre de l’instruction, en
juin 2024. A ce moment-là, aucune de ces trois conditions n’était réunie :
personne ne pouvait croire que le régime allait tomber et il était difficile
d’imaginer qu’Assad puisse être jugé en Syrie ou qu’il devienne un jour un «
ancien président ».
« En admettant des exceptions à
l’immunité personnelle, il y aurait des conséquences sur de très nombreux
dossiers »
Pour ce qui
est de la Cour pénale internationale, elle est incompétente sur ce dossier
puisque la Syrie n’a pas ratifié le Statut de Rome. En fait, la Cour de
cassation nous ramène plus de vingt ans en arrière alors qu’il s’est passé
énormément de choses depuis. Et que lever l’immunité personnelle de Bachar al-Assad
était selon nous la conséquence de la volonté internationale qu’il soit jugé
pour ses actes.
JSS : Selon
vous, le fait qu’il ne soit plus en exercice peut-il expliquer, en partie, la
décision des magistrats ?
J.S. : On se dit que plusieurs facteurs un peu
extérieurs ont pu jouer. Comme le fait que les deux dossiers aient été examinés
en même temps. Ou que Bachar al-Assad ne soit plus au pouvoir. Mais je pense
aussi qu’il était difficile - pour une Cour qui a une jurisprudence
conservatrice en la matière depuis plus de vingt ans - de faire avancer
l’immunité fonctionnelle et personnelle en même temps, le même jour.
Surtout dans
la mesure où elle n’en a « pas besoin » ; puisque la décision qu’elle a prise
sur l’immunité fonctionnelle lui permet de dire que des poursuites sont
possible contre Bachar al-Assad, maintenant qu’il n’est plus en exercice et que
la Cour a reconnu des exceptions à son application en cas de crimes
internationaux.
Il n’empêche
que c’est très décevant, car selon nous, il y avait vraiment moyen de faire
avancer la jurisprudence internationale sur la question de l’immunité
personnelle avec ce dossier. La centralité de la responsabilité de Bachar
el-Assad est incontestée - y compris par le parquet, qui était à l’origine de
la requête en nullité et du pourvoi - et les condamnations de la communauté
internationale suite aux attaques chimiques ont été unanimes.
Des résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies ont même demandé à ce que
les responsables de ces attaques répondent de leurs actes. Nous ne nous
attendions pas nécessairement à un arrêt de principe, mais au moins à une
décision qui permet d’écarter, dans certains cas, le bénéfice de cette
immunité.
JSS : La
Cour de cassation n’a pas suivi non plus les réquisitions du procureur général
qui partageait l’une de vos analyses ; il proposait aux magistrats d’écarter
l’immunité de Bachar al-Assad puisqu’il n’était plus « reconnu » comme chef
d’Etat légitime par la France, dès 2012, en raison des crimes dont il se serait
rendu coupable. Qu’est-ce que cela signifie ?
J.S. : Ce n’est pas un argument très commun, nous
en sommes conscients. Ce que nous avons plaidé, c’est qu’une décision de «
dé-reconnaissance » - prise en tant qu’obligation des États de ne plus
reconnaître un chef d’Etat soupçonné d’avoir commis des crimes internationaux -
a des conséquences, des effets juridiques.
Dans le cas
d’Assad (2), ce sont ces graves crimes qui ont fondé la décision de
non-reconnaissance. Ce qui constitue comme conséquence nécessaire, selon nous,
une absence d’immunité. Parce qu’on ne peut pas à la fois dire que Bachar
al-Assad n’est plus « légitime » en raison des crimes qu’il aurait commis, mais
lui laisser le bénéfice de son immunité personnelle.
C’est une
logique que les internationalistes comprennent bien, mais les pénalistes un peu
moins. Je pense que le raisonnement est encore un peu trop nouveau et plus
courant devant les juridictions de common low. D’ailleurs, ce n’est pas
un argument nécessairement mis en avant lors des débats à la Commission du
droit international des Nations Unies, en charge de cette question.
Le procureur
près de la Cour de cassation - qui est indépendant du PNAT et du procureur près
de la cour d’appel - nous avait néanmoins
suivis sur cet argument, ce qui nous a donné un peu d’espoir.
JSS : Mais
la
Cour de cassation a soulevé le potentiel caractère arbitraire, voire
unilatéral, de son utilisation, et donc jugé que les effets juridiques de la dé-reconnaissance
ne sauraient signifier une levée de l’immunité personnelle…
J.S. : C'est vrai qu'on a vu frémir la Cour de
cassation sur cette idée et qu’elle n’a finalement pas voulu s'engouffrer dans
ce que proposait le procureur général. Ce qu’elle dit, c’est qu’une levée de
l’immunité personnelle fondée sur la dé-reconnaissance pourrait être dangereuse
- notamment si elle est utilisée de façon unilatérale, y compris par des États
peu démocratiques.
Mais de notre
point de vue, il n'a jamais été question de dire qu’une dé-reconnaissance seule
emportait une levée de l’immunité personnelle ; donc qu’à partir du moment où
la France ne reconnaît plus Bachar al-Assad, elle ne peut plus lui donner le
bénéfice de son immunité. Là, oui, c’est unilatéral. Ce que nous pensons, c’est
que la dé-reconnaissance ne peut se comprendre - et ne peut être soutenue - que
si on l'attache comme un effet, une
obligation découlant de la commission des crimes internationaux.
Or,
concernant les attaques chimiques dans la Ghouta Orientale, en août 2013, la
communauté internationale a dénoncé l’usage disproportionné de ces armes
illicites contre la population civile. On a même parlé de « ligne rouge
franchie ». Ainsi, ce sont les crimes internationaux qui fonderaient
l’obligation de de-reconnaissance. Si on rate ce lien, ce nexus, c’est là qu’on
tombe dans l’unilatéralisme.
JSS : La
décision d’admettre - ou non - des exceptions au caractère absolu de l’immunité
personnelle en cas de crimes internationaux était particulièrement attendue.
Quels sont les enjeux qui découlent de cette question, au-delà de ce seul
dossier ?
J.S. : Si la Cour était allée jusqu'à admettre
qu'il est possible pour un juge français d'émettre un mandat d'arrêt contre un
chef d'État en exercice, cela signifiait concrètement qu’il était possible,
pour une juridiction nationale étrangère, d’émettre des mandats d’arrêts contre
les plus hauts responsables soupçonnés de crimes internationaux - lorsque ces
crimes ne relèvent pas de la compétence de la CPI. Je pense par exemple à
Benjamin Netanyahou ou à Vladimir Poutine, mais la liste est longue
malheureusement.
Par ailleurs,
on connaît la position du Quai d'Orsay : bien que la France soit partie à la
CPI, elle a indiqué - et elle n'est jamais revenue sur cette position - que si
Netanyahou devait entrer sur son territoire, et ce malgré ses obligations de
coopération au regard du Statut de Rome du fait de l’émission d’un mandat
d’arrêt par la CPI, elle ne coopérerait pas au titre de l’immunité personnelle
dont il peut se prévaloir.
Autrement
dit, même si la CPI a émis un mandat contre lui, elle ne l’arrêtera pas. C'est
difficile de faire complètement abstraction de ces positions qui sont
absolument inacceptables, frileuses et à double standard. Et lorsque le parquet
national antiterroriste a contesté le mandat de Bachar al-Assad, ce sont toutes
ces implications qu’ils avaient sûrement en tête.
En admettant
des exceptions à l’immunité personnelle en cas de crimes internationaux, il y
aurait des conséquences sur de très nombreux dossiers [déposés devant le pôle
spécialisé dans la lutte contre les crimes internationaux du tribunal
judiciaire de Paris, ndlr]. Car même si ce sont des plaintes déposées contre X,
beaucoup concernent des chefs d'État en exercice et de très hauts responsables.
JSS : Sur
cette question, l’argument notamment défendu par le procureur général lors de
l’audience est que l’immunité personnelle serait la garantie du respect de la
souveraineté des États et permet d’assurer la stabilité des relations
internationales…
J.S. : Dire que la prévalence de la sécurité des
relations internationales passe notamment par cette question d'immunité
personnelle n’est absolument pas convaincante. L'état du monde n'a jamais été
aussi menacé, et ce n’est pas l'immunité personnelle des chefs d'État en
exercice qui sont présumés avoir commis des crimes internationaux qui va aider
à ce que la sécurité soit davantage préservée. Il est vrai que l’émission du
mandat d’arrêt contre Bachar el-Assad par les juges d’instruction français
était une grande première.
Ma consœur et
moi, nous ne sommes pas naïves, mais nous estimons que ce dossier devait
permettre d’avancer sur cette question ; et permettre de considérer que
l’immunité personnelle peut dans certains cas déstabiliser plus que sécuriser
les relations internationales.
JSS : Est-il
possible d’espérer une évolution de la jurisprudence internationale en la
matière ?
J.S. : Pas sur ce dossier, malheureusement. Mais si
nous devions avoir une autre plainte qui viserait un chef d’Etat en exercice
pour de tels crimes, nous serions prêtes, avec ma consœur Clémence Witt, à nous
engager dans une nouvelle procédure. Nous le ferons parce que c’est comme cela que
la coutume internationale se forme et avance.
Le juge
national est le juge de l’immunité. Ainsi,
puisque les immunités ne relèvent pas d’une Convention, mais du droit
coutumier, ce n’est que par les petits pas des juridictions nationales qu’on
peut espérer la faire évoluer. Et malgré la décision de la Cour de cassation,
je pense sincèrement que le tabou de l’immunité personnelle a sauté.
Aujourd’hui, on peut enfin en parler.
Chloé Dubois
(1) La Cour
internationale de Justice avait rejeté le mandat d’arrêt émis par la Belgique
contre l’ancien ministre des affaires étrangères de la République Démocratique
du Congo, Abdoulaye Yerodia Ndombasi.
(2) La
décision de « dé-reconnaissance » de la légitimité de Bachar al-Assad a été
prise en novembre 2012 par la voix François Hollande, l’ancien chef d’Etat
français, lorsque ce dernier a annoncé que « la France reconnaissait
désormais la Coalition nationale syrienne comme seule représentante du peuple
syrien. »