Sous le feu des critiques
depuis plusieurs semaines, entre revers politiques et menace d’une crise
économique avec les États-Unis, Justin Trudeau a annoncé lundi 6 janvier
qu’il quittait ses fonctions de Premier ministre. Retour sur les raisons qui
ont conduit à cette décision.
« Malgré tous mes
efforts, le Parlement est paralysé depuis des mois. [...] Hier soir, au souper,
j’ai annoncé à mes enfants la décision que je partage avec vous tous
aujourd’hui. J’ai l’intention de démissionner du poste de chef du parti et de Premier
ministre une fois que le parti aura trouvé un remplaçant ». L’annonce
était attendue, une page se tourne pour le Canada.
Après plus de neuf années au
pouvoir, Justin Trudeau a annoncé sa démission ce lundi 6 janvier, point final
d’un mandat marqué par une crise politique qui a considérablement affaibli son
parti, le Parti libéral du Canada, ces dernières semaines. À moins d’un an des
élections fédérales prévues pour octobre 2025, cette décision s'accompagne
d'une suspension du Parlement jusqu'au 24 mars. La manœuvre vise à éviter un
vote de défiance qui pourrait renverser le gouvernement, et elle offre ainsi un
sursis au Parti libéral pour désigner un nouveau chef qui assumera
automatiquement la fonction de Premier ministre. Une décision vivement
critiquée par les partis d’opposition, qui exigent la tenue immédiate
d’élections.
Un Premier ministre de plus
en plus isolé
Celui que l’on surnomme « Kid
Kodak », en raison de son sourire permanent, a évoqué, lors de son allocution,
des « batailles internes » l’ayant amené à
reconnaître qu’il « n’était plus la meilleure option »
pour diriger le gouvernement canadien, bien qu’il ait initialement exprimé son
intention de se représenter. Cependant, la rupture en septembre 2024, de
l’alliance conclue trois ans auparavant avec le Nouveau Parti démocratique
(NPD) de Jagmeet Singh, a plongé Justin Trudeau dans une position de faiblesse,
isolé et minoritaire au Parlement. « Cette période a marqué la plus
longue session de Parlement minoritaire dans l’histoire de notre pays »,
a-t-il encore indiqué. Le chef du NPD avait notamment critiqué le Premier
ministre, estimant qu’il n’était pas capable de tenir tête à l’opposition
conservatrice menée par Pierre Poilievre, largement en tête dans les sondages.
Une situation complexe qui
n’est pas arrivée par hasard, confirme Dave Guénette, professeur
à l'Université de Sherbrooke spécialisé dans le fédéralisme canadien. D’après
lui, le sort de Justin Trudeau était déjà scellé avant même l’annonce de sa
démission : « Le gouvernement de Monsieur Trudeau et son
parti politique sont à la traîne dans les sondages depuis déjà plusieurs mois,
avec environ 20 points de retard sur le Parti conservateur. On peut également constater
une certaine usure du pouvoir, il est quand même en poste depuis près de
10 ans ».
Le coup de grâce serait
toutefois venu le 16 décembre dernier, lorsque Chrystia Freeland, vice-Première
ministre et ministre des Finances, a quitté ses fonctions en évoquant des
désaccords avec le chef du Parti libéral. « Justin Trudeau était sur le
point d’être poussé vers la sortie par son propre parti. Il a donc pris les
devants en annonçant lui-même sa démission ».
« Trump est un agent du
chaos mais il n’est pas le responsable »
Le désaccord semble lié
principalement au retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, lequel a ravivé
les tensions commerciales entre les deux pays. Le candidat américain
nouvellement élu, qui entrera en exercice le 20 janvier 2025, a menacé de renégocier l’Accord Canada–États-Unis–Mexique (ACEUM), en
vigueur depuis le 1er juillet 2020, en
envisageant notamment une hausse de 25 % des tarifs douaniers. Une perspective
préoccupante pour le Canada, dont les États-Unis sont le principal partenaire
commercial. Rien qu’en 2023, 81 % de ses exportations de biens de consommation
étaient destinés à son voisin américain, et les échanges commerciaux entre les
deux pays ont dépassé les 968 milliards de dollars, selon les données du
gouvernement canadien.
Les conséquences du retour de
Donald Trump ne s’arrêtent pas là. Ses récentes déclarations qualifiant Justin
Trudeau de « gouverneur du 51e État », une allusion au
titre des chefs d’exécutif des États américains, ont suscité l’indignation aussi
bien au Parlement qu’au sein de la population canadienne. Selon Romuald Sciora,
spécialiste des relations internationales, Trudeau a été critiqué pour son «
manque de virilité et de fermeté » face aux railleries du nouveau
président américain. « C’est le Parti conservateur, bien que proche
des positions de Trump, qui a adopté une posture plus musclée à son égard. Les
moqueries de Trump ont renforcé chez de nombreux Canadiens l’idée que leur pays
avait perdu de son influence sur la scène internationale, notamment en raison
de sa dépendance militaire quasi-totale envers les États-Unis. Cela a accentué
les discours nationalistes des conservateurs ».
Autre décision controversée :
la visite en Floride de Justin Trudeau pour rencontrer Donald Trump, peu après l’élection
de ce dernier. Bien que traditionnellement, le premier entretien d’un président
américain nouvellement élu soit réservé au Premier ministre canadien et
inversement, à l’instar de la coutume en Europe avec le couple franco-allemand,
cette initiative a été perçue comme précipitée, car « Trump n’était
pas encore officiellement investi, ce qui a donné l’impression d’un vassal se
pliant devant le nouvel empereur ». Cependant, Stéphanie Chouinard,
professeure de science politique au Collège militaire royal du Canada, relativise
l’influence de Trump dans cette affaire : « Si ses déclarations ont
indéniablement exacerbé les tensions, elles ne constituent pas la cause
principale de la démission de Monsieur Trudeau. Le gouvernement canadien était
déjà affaibli par des défis sociaux et sociétaux internes. On sait que Donald Trump
est un agent du chaos, exploitant ces failles, mais il n’est pas le responsable
et ne remet pas en cause la souveraineté canadienne ».
La montée de l’inflation et
la crise migratoire, des problèmes qui persistent
Parmi les problèmes sociaux
et sociétaux majeurs et persistants au Canada, la montée de l’inflation et la crise migratoire sont mis en exergue par l'experte. « L’inflation
constitue un problème économique interne, mais qui s’inscrit dans une dynamique
plus globale, observée dans de nombreux pays. Dans ce contexte, on cherche
souvent quelqu’un à blâmer, et le gouvernement fédéral est la première cible »,
explique-t-elle. Dave Guénette partage cet avis, en ajoutant que « le
Canada a traversé une période difficile avec la crise de la Covid-19 mais
l'inflation se replace depuis déjà quelques mois. Or, les gouvernements
provinciaux et fédéral accumulent actuellement des déficits importants. Par
exemple, le déficit prévu par le gouvernement fédéral pour la prochaine année
est de 62 milliards de dollars, et il n'y a toujours aucun plan crédible pour
un retour à l'équilibre budgétaire ».
En ce qui concerne le
problème migratoire, Stéphanie Chouinard souligne que « si un
large consensus s’est dégagé autour de l’accueil des migrants, la situation
s’est fortement cristallisée en 2024 en raison de la crise du logement. La
hausse du coût des logements, notamment dans les grandes villes canadiennes, a
été associée par l’opinion publique à l’arrivée de nouvelles populations.
Pourtant, cette problématique existe depuis longtemps. Le gouvernement a été
critiqué pour avoir ouvert les frontières de manière trop rapide et trop
généreuse alors que n’avions pas les moyens d’accueillir les nouveaux arrivants,
ce qui a créé un sentiment de frustration parmi la population domestique ».
Par ailleurs, Romuald Sciora
détaille que Justin Trudeau a privilégié les enjeux sociétaux
au détriment des questions sociales. Une erreur d'après lui :« Défendre les droits des LGBT ou des
immigrés est évidemment essentiel, mais le problème des sociaux-démocrates
aujourd’hui réside dans leur manque de courage de prendre à bras le corps les grandes
réformes sociales, pourtant attendues par la population. Cela donne
l’impression que le Premier ministre néglige les besoins fondamentaux des
citoyens, les délaissant pour se concentrer uniquement sur le sociétal. Une
perception qui contribue à l’essor de la droite radicale »,
analyse-t-il.
« Le retour à
l'équilibre budgétaire sera un enjeu important pour le prochain Premier
ministre »
En attendant l’annonce du
prochain chef du Parti libéral, et donc du futur Premier ministre canadien,
plusieurs observateurs, dont l’AFP, évoquent le nom de Mark Carney, ancien
gouverneur de la Banque du Canada, comme un potentiel successeur de Justin
Trudeau. Cependant, la situation reste incertaine pour le Parti libéral, qui
pourrait être balayé par Pierre Poilievre, qualifié de « Donald Trump canadien
», lors des prochaines élections fédérales, comme le suggèrent les sondages.
Toutefois, l’expert estime qu'il faut tempérer, car bien que largement devant,
tout reste possible en politique : « Actuellement, le Parti
libéral ne semble pas disposer de figures majeures capables de reprendre les
rênes, tant du parti que du pays, et de rivaliser avec les conservateurs. Nous
pourrions assister à une défaite historique des libéraux. Mais il faut rester
prudent, tout peut encore arriver ».
Les défis à venir pour le potentiel
successeur conservateur seront décisifs pour le Canada. Selon Dave Guénette, « le
retour à l'équilibre budgétaire sera un enjeu important pour le prochain
Premier ministre, tout comme la gestion de la relation avec l'administration de
Donald Trump, qui s'annonce complexe ». Une relation qui
suscite encore plus d’inquiétudes, pour Romuald Sciora, qui redoute qu’à moyen
terme, dans 30 ou 40 ans, les États-Unis « ne représentent un danger
pour le Canada, surtout lorsque les ressources naturelles se seront raréfiées
et alors que les États-Unis pourraient être confrontés à diverses crises. Le
futur Premier ministre, lorsqu’il viendra renégocier les accords avec les
États-Unis, devra garder à l’esprit que ces derniers pourraient adopter une
politique impérialiste d’annexion à l’avenir ». Des craintes qui trouvent
écho dans les récents propos polémiques de Donald Trump, qui, lors d’une
allocution devant la presse le 8 janvier, a déclaré ne pas exclure une
éventuelle annexion du Groenland ou du canal de Panama, voire de fusionner avec
le Canada.
Outre les relations
diplomatiques avec les Etats-Unis, les conservateurs, qui devront se distancer
de l’héritage Trudeau, auront également du pain sur la planche au sein même du
pays, affirme le spécialiste des questions internationales : entre une forte
régularisation de l’immigration avec une potentielle fermeture des frontières
pour des ressortissants de certaines nationalités, une politique
d’investissement majeur dans les infrastructures et dans le logement, « un
des grands fiasco de Trudeau, alors que c’est un pays immense ».
Enfin, la question de
l’avenir des relations franco-canadiennes se pose, d’autant plus qu’il était connu
qu’« Emmanuel Macron et Monsieur Trudeau avaient des atomes crochus
», confirme Stéphanie Chouinard. Des changements sont-ils à prévoir ? Pour
Romuald Sciora, « la transition vers les conservateurs ne devrait pas
modifier fondamentalement l’équilibre entre les deux pays, à moins qu’ils ne
cherchent à plaire aux électeurs en revendiquant l’intégration de
Saint-Pierre-et-Miquelon au Canada, ce qui créerait des tensions dans le seul
but de séduire les électeurs ».
Romain
Tardino