Dominique
François naît le 18 août 1958
à Paris. Son père est directeur dans les assurances. Sa mère, Charlotte Leca,
institutrice en Corse, voit sa vie bouleversée par la Seconde Guerre mondiale.
Un de ses frères,
soupçonné de collaboration, est interné de 1940 à octobre 19411, libéré puis jugé
par la Cour de sûreté à Bastia. Dans le cadre du procès des irrédentistes, il
est condamné à l’indignité nationale pour avoir soutenu les Italiens occupants
fascistes aux ordres de Mussolini.
C’est
dans ce contexte que Charlotte Leca, 24 ans, quitte la Corse et se réfugie à
Paris où son frère aîné Xavier la fait rentrer au commissariat de l’armée de
l’air. Elle passe en interne les concours de la fonction publique et à 30 ans,
en 1949, elle est admissible à l’ENA2. Elle renonce à ses projets
professionnels pour se marier et donne naissance à trois enfants. Elle confiera
souvent à ses deux filles son regret d’avoir arrêté de travailler et leur
conseillera de ne surtout pas suivre son exemple.
Dominique François grandit à Paris dans un milieu
privilégié, où elle écoute dès le plus jeune âge ce qui se dit dans le salon
parental. L’oncle Xavier est l’époux d’une avocate, Edmée de Molesne. C’est
grâce à ce lien avec le monde judiciaire qu’à l’âge de six ans, elle entend une
des premières magistrates des années 603, qui échange avec les
adultes. Elle parle avec autorité et enthousiasme de son métier, elle semble
passionnée : ce sera le modèle identificatoire.
Dès
l’âge de dix ans, la fillette prend le métro, plus tard le solex, pour se
rendre au tribunal, sur l’île de la Cité, assister à des audiences. Elle écoute
et nourrit sa conviction qu’un jour, elle sera de l’autre côté de la barre. À
l’école, elle indique à qui le lui demande qu’elle veut « être magistrate ».
Pour sa mère et son oncle, marqués par l’histoire de la fratrie, c’est une
façon de « racheter la famille ».
Après
son bac, elle s’inscrit naturellement en faculté de droit, à Nanterre, d’abord,
puis à Paris Assas, où elle privilégie les matières de droit civil et de droit
public. Dès l’obtention de la licence, en quatre ans à l’époque, elle passe le
concours de la magistrature.
Auditrice de justice
en 1980, dans un contexte de féminisation
Elle devient auditrice de justice le 17 janvier 1980,
benjamine de la promotion, elle a juste 21 ans. Pour prêter serment, son oncle,
très fier de sa réussite, l’emmène chez Bosc4 choisir sa robe
noire.
Dans ces années 80, la montée en puissance des femmes
à l’ENM est très nette. Pour limiter ce phénomène en marche, tout le monde sait
qu’à l’oral, « on rectifiait les choses ». Le nombre d’hommes
et de femmes admissibles n’est pas proportionnel à celui des listes
d’admis.e.s, manifestement en faveur des premiers. On plaisante sur le fait que
pour réussir le concours, il est de notoriété publique qu’il vaut mieux être un
homme, favorisé à l’oral au nom d’un « nécessaire équilibre à préserver ».
Lors des conversations, les camarades masculins s’en amusent.
Sur la photographie de la promotion 1980 A, tous les
hommes sont au premier rang. Le directeur est un homme, le sous-directeur
aussi. Ils pensent « plus valorisant de mettre les hommes devant ».
Les effectifs sont suffisamment mixtes pour que
Dominique François y rencontre son époux, compagnon de DE5. Elle
choisit de changer son identité et de s’appeler Lottin, patronyme typique du
Nord. Elle dit ne l’avoir regretté qu’une fois, lors d’un discours du président
de la République où le bandeau du pupitre ne donnait pas à voir son nom de
jeune fille, que pourtant ses parents auraient eu tant de fierté à voir
s’afficher au palais de l’Élysée.
Juge
dans le nord – 1982
Dominique
Lottin prend son premier poste à Arras en 1982. Elle prête serment devant un
Premier président manifestement inquiet, qui la sermonne en public à
l’audience : « vous venez de vous marier, pas de petit trop vite6 ». Son
conseil ne sera suivi d’aucun
effet puisqu’elle mène dans la foulée deux grossesses coup sur coup.
A
l’instance, elle aime la proximité avec les gens et la possibilité d’apporter
une réponse effective, pour les crédits, les tutelles, les baux. Elle apprécie
les échanges avec les médecins psychiatres, les gérants ou les exploitants
agricoles.
Elle
poursuit son parcours à Rouen, sa ville, pendant 11 années. En qualité de juge
en 1986, puis de premier juge en 1992. Elle découvre la collégialité,
l’audience interactive avec les avocats et une approche très novatrice de
la mise en état7. Elle se souvient de riches séances de délibéré le
lundi de 14 à 19h où chacun.e faisait rapport de son dossier et sortait avec
une décision déjà très avancée.
En
1993, elle accepte, sans demander son avancement au premier grade, de reprendre
la direction de l’important tribunal d’instance de Rouen, doté de huit juges,
qui a besoin d’une nouvelle impulsion. Elle commence à administrer et s’attache
à changer les méthodes de travail. Déjà convaincue de la nécessité
d’informatiser les tribunaux, elle obtient de la DAGE8 les
premiers ordinateurs, non sans que la DSJ, mécontente de ne pas avoir été à
l’initiative, lui ait « interdit d’ouvrir les cartons ». Elle
se souvient des premières disquettes, carrés de plastique noir, par lesquelles
une collègue parisienne lui transmet des trames de jugement.
Elle
est repérée pour son dynamisme par le Premier président, qui lui propose de le
suivre à Versailles comme chargée de mission en 1996. Là encore, elle accepte
un poste support à Nanterre au second grade, après 18 ans de fonction,
confiante dans la promesse de passer au premier grade « plus tard ».
Elle
décrypte aujourd’hui : « J’étais naïve, je ne pensais pas à la
carrière, seulement à l’intérêt des postes et à l’efficacité de mon
travail. » Plus tard, elle conseille aux jeunes collègues de se
méfier de cette posture.
La
collaboration avec le Premier président n’est pas aussi fructueuse que prévue,
et elle choisit neuf mois plus tard de rejoindre effectivement le tribunal des
Hauts-de-Seine, où elle se souvient de l’excellent accueil que lui réserve la
présidente Françoise Petit.
Finalement,
elle rejoint Rouen en 1998 et fait l’expérience du parquet général, tout en
obtenant enfin le premier grade, tardivement par rapport aux collègues de
promotion. Si elle requiert aux assises, elle est aussi magistrat délégué à
l’équipement, puis secrétaire générale.
Inspectrice
des services judiciaires et secrétaire générale adjointe du ministère –
2001-2006
Dominique
Lottin se souvient du conseil reçu, alors auditrice au tribunal de Compiègne,
de la part de la présidente Danièle Raingeart de la Blétière9 : « il faut
passer en administration centrale ».
En 2001, « les enfants sont grands », son époux reste
à Rouen. Alors seulement, à 43 ans, elle vient à Paris, en célibat
géographique, pour intégrer l’inspection générale. Il s’agit d’une petite
structure très élitiste. Le seul poste d’adjoint est tenu par une femme, Sophie
Lambremont, d’autres collègues féminines partagent les missions : Chantal Arens
ou Marie-Christine Tarrare. Nommée sur le poste de secrétaire général de
l’inspection, tout juste créé, elle impulse la rédaction du premier projet de
service. La question des femmes n’est pas travaillée. « Je poursuivais
ma carrière, je ne ressentais aucune discrimination, ce n’était pas une
question pour moi. »
Elle apprécie particulièrement ce poste qui l’ouvre
sur un autre monde ministériel et interministériel. Simple inspectrice, elle a
l’occasion de présenter au cabinet du ministre une mission sur les écoutes
téléphoniques. Alors même qu’elle est épuisée pour avoir achevé dans la nuit la
rédaction d’un autre rapport, sur la maison du droit de Hanoi, après un trajet
en avion, elle s’avère brillante et est à nouveau repérée.
En juillet 2006, on lui propose de rejoindre le
nouveau secrétariat général du ministère, en qualité d’adjointe, chargée du
développement des nouvelles technologies et du pilotage des frais de justice.
Elle découvre l’administration centrale et « certains comportements
masculins.
Sur la
forme, dans les réunions d’hommes, elle sent qu’on la traite facilement comme
une collaboratrice, elle doit s’imposer. Elle se souvient d’une réunion à
Bercy, en période RGPP, où consigne est donnée de supprimer un poste sur deux :
autour de la table, des hommes proposent de commencer… par le sien. « Ce
jour-là j’ai ressenti le sexisme, la dévalorisation, car en fait cela voulait
dire je ne servais pas à grand-chose, parce que j’étais une femme. »
Elle pense s’être « endurcie » pendant cette période.
Sur le
fond, elle ressent une pression supplémentaire, elle doit être meilleure car
elle reste une intruse dans cette administration centrale que les hommes
considèrent comme « leur chose10 ». Elle veut
montrer que les sujets avancent, elle prépare les réunions et en assure le
suivi opérationnel. Elle travaille pendant quatre années avec acharnement, sans
compter ses heures.
Pourtant
pour le prochain poste qui s’annonce, le directeur de cabinet lui
demande : « Aurez- vous la disponibilité nécessaire ? ». Certaine
que cette question n’aurait jamais été posée à un homme, elle analyse le
sous-texte : le poids de la conciliation entre la vie personnelle et la
vie professionnelle ne pèse, dans les biais inconscients, que sur les femmes.
Première femme directrice des services judiciaires -
2008
En 2008, la garde des Sceaux Rachida Dati veut marquer
les esprits. Elle impose des nominations de procureures générales mais souhaite
aussi féminiser l’administration centrale.
La DSJ est une imposante direction, il faut pouvoir
dialoguer avec des chef.fe.s de Cour qui ont du poids, des affaires sensibles
s’y traitent. On lui rapporte que des hommes questionnent : vraiment une femme
? Cette femme ? A-t-elle « les épaules » ? Un directeur, qui
la connaît pourtant fort bien, s’inquiète auprès de l’Élysée : n’est-elle pas « trop
fragile » ?
Ce ne sont pas du tout ces questions qui agitent
Dominique Lottin à la veille de sa nomination. À 50 ans, elle sait qu’elle en
sera capable, comme tous les hommes qui l’ont précédée, mais elle se préoccupe
des sujets de fond et notamment de la GRH. Persuadée de l’importance de la
gestion prévisionnelle des compétences, elle met en place les conseillers
carrière, les entretiens personnalisés. Elle se déplace dans les cours en missi
dominici de ce qu’elle veut être une nouvelle approche de la carrière
des magistrat.es.
Sans concevoir de document de principe, la question
des femmes est évoquée, notamment l’accompagnement des parcours dont le
déroulement est bouleversé par les congés maternités. Dominique Lottin tient à
soutenir des femmes qu’elle repère et reçoit individuellement. Elle reste deux années à ce poste, ayant pour
la première fois brisé le plafond de verre de cette direction et ouvrant la
porte à deux femmes après elle11.
Première femme Première présidente de deux cours
d’appel : Douai et Versailles – 2010-2014
Les cours d’appel de France n’ont pas toutes eu une
femme leur tête. Plusieurs n’ont encore, 76 ans après l’entrée des femmes dans
la magistrature, jamais été confiées à des femmes.
Douai et Versailles appartiennent, au sein du
classement des cours, au premier groupe qui regroupe les cinq plus importantes
juridictions du second degré en France.
Dominique Lottin est nommée par le Conseil supérieur
de la magistrature Première présidente de la cour d’appel de Douai, dont elle
prend la tête en janvier 2010, en endossant une robe rouge pour la première
fois. Lors de son discours d’installation, elle rappelle : « La
responsabilité des magistrats en charge de l’administration des juridictions
résulte du lien intime qui existe entre administration et fonctionnement. Je
veillerai à ce que nul autre que le juge n’intervienne dans l’acte de juger et
le processus qui y conduit. Il s’agit là de la stricte application des
principes d’indépendance du juge et de séparation des pouvoirs. »
Pendant cinq années, elle va modifier et moderniser
profondément la Cour. Avant de partir, elle se préoccupe de la mémoire de son
passage en observant la plaque de marbre où sont listés les noms de ces
prédécesseurs masculins. Certes, les prénoms figurent, mais le sien est
épicène. Elle fait rajouter « Madame » devant son identité, soucieuse
que la première femme à diriger cette Cour ne soit pas invisibilisée.
En septembre 2014, elle devient première femme
Première présidente de la cour d’appel de Versailles, qui a compté cinq hommes
avant elle depuis sa création en 1973. Elle obtient des budgets pour rénover et
reaménager les locaux anciens et inadaptés. Elle fait restaurer toutes les
façades de la cour intérieure qui retrouve un lustre conforme à l’image qu’elle
se fait de la justice. Elle déploie son énergie à coordonner les quatre
tribunaux du ressort, dont trois appartiennent au groupe 112. Son
succès est total. Elle adhère à l’association Femmes de
justice créée en juin 2014.
Reconnue par sa communauté, elle est élue en 2016
présidente de la Conférence nationale des Premiers présidents, qu’elle
représente notamment lors des deux jours d’un colloque organisé par la Cour de
cassation, au Sénat et à l’Assemblée nationale, sur la place de l’autorité
judiciaire dans les institutions13.
Membre du Conseil constitutionnel, femme-sage –
2017-2022
Enfin, à 59 ans, en novembre 2017, elle est nommée
membre du Conseil constitutionnel, sur proposition du président du Sénat, en
remplacement de Nicole Belloubet, qui devient la sixième femme garde des
Sceaux. « Je n’éprouvais ni nostalgie ni
regret, mais une très grande émotion, celle d’avoir quitté l’institution
judiciaire qui m’a tant apporté et à laquelle j’ai consacré mon énergie et les
compétences juridiques, administratives et humaines acquises au fil des années14.
»
Si elle n’est pas la première magistrate appelée à ces
hautes fonctions de « sage », elle en est cependant une des rares.
Elle partage ses années au Conseil avec Nicole Maestracci15, qui
avait été nommée avant elle à l’issue de ses fonctions de Première présidente
de la cour d’appel de Rouen.
Dans le rapport d’activité 2021, elle livre son bilan
en constatant que trois femmes vont quitter le Conseil constitutionnel en mars
202216. Elle note qu’en quatre années, la judiciarisation
progressive du conseil s’est prolongée. Elle insiste sur le dialogue des juges
constitutionnels avec les juges européens, afin de faire émerger des principes
communs à toutes les démocraties européennes dans l’appréciation et la
sauvegarde des droits fondamentaux.
À la retraite depuis le 2 mai 2022, elle vient de
se voir confier une mission de réflexion sur l’équipe autour du juge, en
complément des États
généraux de la justice lancés en octobre 2021.
Gwenola Joly-Coz,
Première présidente de la cour d’appel de Poitiers
1) À la
faveur du décret dit « des indésirables » de 1938.
2)
Quatre femmes admissibles, une seule reçue.
3)
C’est la loi du 16 octobre 1946 qui autorise les femmes à rentrer dans la
magistrature.
4)
Maison traditionnelle et prestigieuse de vêtements de magistrats, située en
face du palais de justice à Paris.
5)
Direction d’étude, nom des travaux dirigés de l’ENM.
6)
Entretien avec l’autrice 5 mai 2022.
7) Sous
l’impulsion de Monsieur Chazal de Mauriac.
8)
Direction des affaires générales et de l’équipement, ancêtre du secrétariat
général.
9) Qui
sera la première Directrice des affaires civiles et du sceau en 1998, nommée
par Elisabeth Guigou garde des Sceaux – voir son portrait dans JSS du 8 mai
2021.
10) Femmes
de loi – Juliette Mel – Dalloz 2021- p. 189 - Son interview ici :
11)
Véronique Malbec et Marielle Thuau.
12)
Nanterre, Versailles et Pontoise.
13) 25
et 26 mai 2026.
14)
Rendre la justice, sous la direction de Robert Salis, Calman Levy – 2021.
15)
Décédée en avril 2022 – voir la lettre spéciale de l’association Femmes de
justice.
16)
Seules deux femmes seront nommées en remplacement et une seule magistrate de
l’ordre judiciaire.