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Dominique Lottin, première femme directrice des services judiciaires

Dominique Lottin, première femme directrice des services judiciaires
Publié le 18/07/2022 à 12:08

Dominique François naît le 18 août 1958 à Paris. Son père est directeur dans les assurances. Sa mère, Charlotte Leca, institutrice en Corse, voit sa vie bouleversée par la Seconde Guerre mondiale. Un de ses frères, soupçonné de collaboration, est interné de 1940 à octobre 19411, libéré puis jugé par la Cour de sûreté à Bastia. Dans le cadre du procès des irrédentistes, il est condamné à l’indignité nationale pour avoir soutenu les Italiens occupants fascistes aux ordres de Mussolini.

C’est dans ce contexte que Charlotte Leca, 24 ans, quitte la Corse et se réfugie à Paris où son frère aîné Xavier la fait rentrer au commissariat de l’armée de l’air. Elle passe en interne les concours de la fonction publique et à 30 ans, en 1949, elle est admissible à l’ENA2. Elle renonce à ses projets professionnels pour se marier et donne naissance à trois enfants. Elle confiera souvent à ses deux filles son regret d’avoir arrêté de travailler et leur conseillera de ne surtout pas suivre son exemple.

Dominique François grandit à Paris dans un milieu privilégié, où elle écoute dès le plus jeune âge ce qui se dit dans le salon parental. L’oncle Xavier est l’époux d’une avocate, Edmée de Molesne. C’est grâce à ce lien avec le monde judiciaire qu’à l’âge de six ans, elle entend une des premières magistrates des années 603, qui échange avec les adultes. Elle parle avec autorité et enthousiasme de son métier, elle semble passionnée : ce sera le modèle identificatoire.

Dès l’âge de dix ans, la fillette prend le métro, plus tard le solex, pour se rendre au tribunal, sur l’île de la Cité, assister à des audiences. Elle écoute et nourrit sa conviction qu’un jour, elle sera de l’autre côté de la barre. À l’école, elle indique à qui le lui demande qu’elle veut « être magistrate ». Pour sa mère et son oncle, marqués par l’histoire de la fratrie, c’est une façon de « racheter la famille ».

Après son bac, elle s’inscrit naturellement en faculté de droit, à Nanterre, d’abord, puis à Paris Assas, où elle privilégie les matières de droit civil et de droit public. Dès l’obtention de la licence, en quatre ans à l’époque, elle passe le concours de la magistrature.

Auditrice de justice en 1980, dans un contexte de féminisation

Elle devient auditrice de justice le 17 janvier 1980, benjamine de la promotion, elle a juste 21 ans. Pour prêter serment, son oncle, très fier de sa réussite, l’emmène chez Boscchoisir sa robe noire.

Dans ces années 80, la montée en puissance des femmes à l’ENM est très nette. Pour limiter ce phénomène en marche, tout le monde sait qu’à l’oral, « on rectifiait les choses ». Le nombre d’hommes et de femmes admissibles n’est pas proportionnel à celui des listes d’admis.e.s, manifestement en faveur des premiers. On plaisante sur le fait que pour réussir le concours, il est de notoriété publique qu’il vaut mieux être un homme, favorisé à l’oral au nom d’un « nécessaire équilibre à préserver ». Lors des conversations, les camarades masculins s’en amusent.

Sur la photographie de la promotion 1980 A, tous les hommes sont au premier rang. Le directeur est un homme, le sous-directeur aussi. Ils pensent « plus valorisant de mettre les hommes devant ».

Les effectifs sont suffisamment mixtes pour que Dominique François y rencontre son époux, compagnon de DE5. Elle choisit de changer son identité et de s’appeler Lottin, patronyme typique du Nord. Elle dit ne l’avoir regretté qu’une fois, lors d’un discours du président de la République où le bandeau du pupitre ne donnait pas à voir son nom de jeune fille, que pourtant ses parents auraient eu tant de fierté à voir s’afficher au palais de l’Élysée.

Juge dans le nord – 1982

Dominique Lottin prend son premier poste à Arras en 1982. Elle prête serment devant un Premier président manifestement inquiet, qui la sermonne en public à l’audience : « vous venez de vous marier, pas de petit trop vite6 ». Son conseil ne sera suivi daucun effet puisqu’elle mène dans la foulée deux grossesses coup sur coup.

A l’instance, elle aime la proximité avec les gens et la possibilité d’apporter une réponse effective, pour les crédits, les tutelles, les baux. Elle apprécie les échanges avec les médecins psychiatres, les gérants ou les exploitants agricoles.

Elle poursuit son parcours à Rouen, sa ville, pendant 11 années. En qualité de juge en 1986, puis de premier juge en 1992. Elle découvre la collégialité, l’audience interactive avec les avocats et une approche très novatrice de la mise en état7. Elle se souvient de riches séances de délibéré le lundi de 14 à 19h où chacun.e faisait rapport de son dossier et sortait avec une décision déjà très avancée.

En 1993, elle accepte, sans demander son avancement au premier grade, de reprendre la direction de l’important tribunal d’instance de Rouen, doté de huit juges, qui a besoin d’une nouvelle impulsion. Elle commence à administrer et s’attache à changer les méthodes de travail. Déjà convaincue de la nécessité d’informatiser les tribunaux, elle obtient de la DAGEles premiers ordinateurs, non sans que la DSJ, mécontente de ne pas avoir été à l’initiative, lui ait « interdit d’ouvrir les cartons ». Elle se souvient des premières disquettes, carrés de plastique noir, par lesquelles une collègue parisienne lui transmet des trames de jugement.

Elle est repérée pour son dynamisme par le Premier président, qui lui propose de le suivre à Versailles comme chargée de mission en 1996. Là encore, elle accepte un poste support à Nanterre au second grade, après 18 ans de fonction, confiante dans la promesse de passer au premier grade « plus tard ».

Elle décrypte aujourd’hui : « J’étais naïve, je ne pensais pas à la carrière, seulement à l’intérêt des postes et à l’efficacité de mon travail. » Plus tard, elle conseille aux jeunes collègues de se méfier de cette posture.

La collaboration avec le Premier président n’est pas aussi fructueuse que prévue, et elle choisit neuf mois plus tard de rejoindre effectivement le tribunal des Hauts-de-Seine, où elle se souvient de l’excellent accueil que lui réserve la présidente Françoise Petit.

Finalement, elle rejoint Rouen en 1998 et fait l’expérience du parquet général, tout en obtenant enfin le premier grade, tardivement par rapport aux collègues de promotion. Si elle requiert aux assises, elle est aussi magistrat délégué à l’équipement, puis secrétaire générale.

Inspectrice des services judiciaires et secrétaire générale adjointe du ministère – 2001-2006

Dominique Lottin se souvient du conseil reçu, alors auditrice au tribunal de Compiègne, de la part de la présidente Danièle Raingeart de la Blétière9 : « il faut passer en administration centrale ».

En 2001, « les enfants sont grands », son époux reste à Rouen. Alors seulement, à 43 ans, elle vient à Paris, en célibat géographique, pour intégrer l’inspection générale. Il s’agit d’une petite structure très élitiste. Le seul poste d’adjoint est tenu par une femme, Sophie Lambremont, d’autres collègues féminines partagent les missions : Chantal Arens ou Marie-Christine Tarrare. Nommée sur le poste de secrétaire général de l’inspection, tout juste créé, elle impulse la rédaction du premier projet de service. La question des femmes n’est pas travaillée. « Je poursuivais ma carrière, je ne ressentais aucune discrimination, ce n’était pas une question pour moi. »

Elle apprécie particulièrement ce poste qui l’ouvre sur un autre monde ministériel et interministériel. Simple inspectrice, elle a l’occasion de présenter au cabinet du ministre une mission sur les écoutes téléphoniques. Alors même qu’elle est épuisée pour avoir achevé dans la nuit la rédaction d’un autre rapport, sur la maison du droit de Hanoi, après un trajet en avion, elle s’avère brillante et est à nouveau repérée.

En juillet 2006, on lui propose de rejoindre le nouveau secrétariat général du ministère, en qualité d’adjointe, chargée du développement des nouvelles technologies et du pilotage des frais de justice. Elle découvre l’administration centrale et « certains comportements masculins.

Sur la forme, dans les réunions d’hommes, elle sent qu’on la traite facilement comme une collaboratrice, elle doit s’imposer. Elle se souvient d’une réunion à Bercy, en période RGPP, où consigne est donnée de supprimer un poste sur deux : autour de la table, des hommes proposent de commencer… par le sien. « Ce jour-là j’ai ressenti le sexisme, la dévalorisation, car en fait cela voulait dire je ne servais pas à grand-chose, parce que j’étais une femme. » Elle pense s’être « endurcie » pendant cette période.

Sur le fond, elle ressent une pression supplémentaire, elle doit être meilleure car elle reste une intruse dans cette administration centrale que les hommes considèrent comme « leur chose10 ». Elle veut montrer que les sujets avancent, elle prépare les réunions et en assure le suivi opérationnel. Elle travaille pendant quatre années avec acharnement, sans compter ses heures.

Pourtant pour le prochain poste qui s’annonce, le directeur de cabinet lui demande : « Aurez- vous la disponibilité nécessaire ? ». Certaine que cette question n’aurait jamais été posée à un homme, elle analyse le sous-texte : le poids de la conciliation entre la vie personnelle et la vie professionnelle ne pèse, dans les biais inconscients, que sur les femmes.

Première femme directrice des services judiciaires - 2008

En 2008, la garde des Sceaux Rachida Dati veut marquer les esprits. Elle impose des nominations de procureures générales mais souhaite aussi féminiser l’administration centrale.

La DSJ est une imposante direction, il faut pouvoir dialoguer avec des chef.fe.s de Cour qui ont du poids, des affaires sensibles s’y traitent. On lui rapporte que des hommes questionnent : vraiment une femme ? Cette femme ? A-t-elle « les épaules » ? Un directeur, qui la connaît pourtant fort bien, s’inquiète auprès de l’Élysée : n’est-elle pas « trop fragile » ?

Ce ne sont pas du tout ces questions qui agitent Dominique Lottin à la veille de sa nomination. À 50 ans, elle sait qu’elle en sera capable, comme tous les hommes qui l’ont précédée, mais elle se préoccupe des sujets de fond et notamment de la GRH. Persuadée de l’importance de la gestion prévisionnelle des compétences, elle met en place les conseillers carrière, les entretiens personnalisés. Elle se déplace dans les cours en missi dominici de ce qu’elle veut être une nouvelle approche de la carrière des magistrat.es.

Sans concevoir de document de principe, la question des femmes est évoquée, notamment l’accompagnement des parcours dont le déroulement est bouleversé par les congés maternités. Dominique Lottin tient à soutenir des femmes qu’elle repère et reçoit individuellement. Elle reste deux années à ce poste, ayant pour la première fois brisé le plafond de verre de cette direction et ouvrant la porte à deux femmes après elle11.

Première femme Première présidente de deux cours d’appel : Douai et Versailles – 2010-2014

Les cours d’appel de France n’ont pas toutes eu une femme leur tête. Plusieurs n’ont encore, 76 ans après l’entrée des femmes dans la magistrature, jamais été confiées à des femmes.

Douai et Versailles appartiennent, au sein du classement des cours, au premier groupe qui regroupe les cinq plus importantes juridictions du second degré en France.

Dominique Lottin est nommée par le Conseil supérieur de la magistrature Première présidente de la cour d’appel de Douai, dont elle prend la tête en janvier 2010, en endossant une robe rouge pour la première fois. Lors de son discours d’installation, elle rappelle : « La responsabilité des magistrats en charge de l’administration des juridictions résulte du lien intime qui existe entre administration et fonctionnement. Je veillerai à ce que nul autre que le juge n’intervienne dans l’acte de juger et le processus qui y conduit. Il s’agit là de la stricte application des principes d’indépendance du juge et de séparation des pouvoirs. »

Pendant cinq années, elle va modifier et moderniser profondément la Cour. Avant de partir, elle se préoccupe de la mémoire de son passage en observant la plaque de marbre où sont listés les noms de ces prédécesseurs masculins. Certes, les prénoms figurent, mais le sien est épicène. Elle fait rajouter « Madame » devant son identité, soucieuse que la première femme à diriger cette Cour ne soit pas invisibilisée.

En septembre 2014, elle devient première femme Première présidente de la cour d’appel de Versailles, qui a compté cinq hommes avant elle depuis sa création en 1973. Elle obtient des budgets pour rénover et reaménager les locaux anciens et inadaptés. Elle fait restaurer toutes les façades de la cour intérieure qui retrouve un lustre conforme à l’image qu’elle se fait de la justice. Elle déploie son énergie à coordonner les quatre tribunaux du ressort, dont trois appartiennent au groupe 112. Son succès est total. Elle adhère à l’association Femmes de justice créée en juin 2014.

Reconnue par sa communauté, elle est élue en 2016 présidente de la Conférence nationale des Premiers présidents, qu’elle représente notamment lors des deux jours d’un colloque organisé par la Cour de cassation, au Sénat et à l’Assemblée nationale, sur la place de l’autorité judiciaire dans les institutions13.

Membre du Conseil constitutionnel, femme-sage – 2017-2022

Enfin, à 59 ans, en novembre 2017, elle est nommée membre du Conseil constitutionnel, sur proposition du président du Sénat, en remplacement de Nicole Belloubet, qui devient la sixième femme garde des Sceaux. « Je n’éprouvais ni nostalgie ni regret, mais une très grande émotion, celle d’avoir quitté l’institution judiciaire qui m’a tant apporté et à laquelle j’ai consacré mon énergie et les compétences juridiques, administratives et humaines acquises au fil des années14. »

Si elle n’est pas la première magistrate appelée à ces hautes fonctions de « sage », elle en est cependant une des rares. Elle partage ses années au Conseil avec Nicole Maestracci15, qui avait été nommée avant elle à l’issue de ses fonctions de Première présidente de la cour d’appel de Rouen.

Dans le rapport d’activité 2021, elle livre son bilan en constatant que trois femmes vont quitter le Conseil constitutionnel en mars 202216. Elle note qu’en quatre années, la judiciarisation progressive du conseil s’est prolongée. Elle insiste sur le dialogue des juges constitutionnels avec les juges européens, afin de faire émerger des principes communs à toutes les démocraties européennes dans l’appréciation et la sauvegarde des droits fondamentaux.

À la retraite depuis le 2 mai 2022, elle vient de se voir confier une mission de réflexion sur l’équipe autour du juge, en complément des États généraux de la justice lancés en octobre 2021.

 

Gwenola Joly-Coz,

Première présidente de la cour d’appel de Poitiers



1) À la faveur du décret dit « des indésirables » de 1938.

2) Quatre femmes admissibles, une seule reçue.

3) C’est la loi du 16 octobre 1946 qui autorise les femmes à rentrer dans la magistrature.

4) Maison traditionnelle et prestigieuse de vêtements de magistrats, située en face du palais de justice à Paris.

5) Direction d’étude, nom des travaux dirigés de l’ENM.

6) Entretien avec l’autrice 5 mai 2022.

7) Sous l’impulsion de Monsieur Chazal de Mauriac.

8) Direction des affaires générales et de l’équipement, ancêtre du secrétariat général.

9) Qui sera la première Directrice des affaires civiles et du sceau en 1998, nommée par Elisabeth Guigou garde des Sceaux – voir son portrait dans JSS du 8 mai 2021.

10) Femmes de loi – Juliette Mel – Dalloz 2021- p. 189 - Son interview ici : 

11) Véronique Malbec et Marielle Thuau.

12) Nanterre, Versailles et Pontoise.

13) 25 et 26 mai 2026.

14) Rendre la justice, sous la direction de Robert Salis, Calman Levy – 2021.

15) Décédée en avril 2022 – voir la lettre spéciale de l’association Femmes de justice.

16) Seules deux femmes seront nommées en remplacement et une seule magistrate de l’ordre judiciaire.

 

 

 



 

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