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EMPREINTES D'HISTOIRE. Pourquoi Jules Verne se retrouve-t-il devant le tribunal correctionnel en 1896 ?

EMPREINTES D'HISTOIRE. Pourquoi Jules Verne se retrouve-t-il devant le tribunal correctionnel en 1896 ?
Jules Verne (c) DR
Publié le 07/04/2024 à 07:00

La semaine dernière, Étienne Madranges nous contait Shakespeare. Cette semaine, il nous raconte un lecteur et admirateur du barde anglais, Jules Verne, juriste de formation, qui fut comme l’écrivain britannique contraint de fréquenter les juges, mais qui, lui, contrairement au natif de Stratford-upon-Avon, gagna son procès… après avoir été l’objet d’une tentative de meurtre perpétrée par son neveu.

 

Jules Verne naît à Nantes le 8 février 1828 dans une famille de juristes. Son père est avoué à Nantes et son grand-père Gabriel Verne est juge au tribunal de Provins. Verne, parfois orthographié vergne, est l’un des noms que l’on donne à l’aulne glutineux, arbre feuillu de la famille des bétulacées, parfois emblème de renaissance, car il verdit très tôt.

Lors de son baptême, sa tante prédit qu’il sera poète, malicieux et tendre. À l’âge de 9 ans, il étudie le latin. Véritable meneur, on le décrit comme le roi de la cour de récréation. Dans ses cahiers, il dessine des machines volantes et des navires.

A la demande de son père, il étudie le droit à Paris et rédige une thèse, car Pierre Verne lui destine son étude d’avoué. Il lui arrive de se priver de nourriture pour acheter des livres, dont tout Shakespeare (il mettra plus tard un buste de Shakespeare sur la cheminée de sa chambre). Il fréquente Alexandre Dumas et s’intéresse à la chiromancie.

Il publie en 1850 sa première œuvre, une pièce en un acte intitulée « Les pailles rompues ». Travaillant comme clerc surnuméraire, il refuse de s’inscrire au barreau de Nantes et de reprendre l’étude de son père. Il devient secrétaire d’un théâtre lyrique à Paris.

Il se marie en 1857 avec l’amiénoise Honorine de Vianne. Le couple s’installe à Amiens en 1871 et y acquiert en 1882 un hôtel particulier construit par un notaire, la Maison de la Tour. Il y restera 18 ans.


La Maison de la Tour, demeure de Jules Verne à Amiens, désormais musée © Étienne Madranges

Il entreprend divers voyages à l’étranger. La publication par son éditeur et ami Hetzel de son roman « Cinq semaines en ballon » est un succès international. Dans la série « Les voyages extraordinaires » riche de 62 romans, la publication en 1872 de son roman « Le tour du monde en quatre-vingt jours » lui confère une célébrité planétaire. Il sera rapidement l’écrivain français le plus traduit dans le monde.

Sa renommée universelle est telle qu’il reçoit un jour chez lui une canne à pommeau d’or que lui envoie la Ligue anglaise impériale des jeunes garçons (The Boys empire League) à titre de témoignage d’admiration et d’estime.

Tentative d’assassinat ?

Le 9 mars 1886, en fin d’après-midi, Jules Verne rentre de son Cercle dans sa maison d’Amiens. Il est alors victime de deux coups de feu. Se dirigeant vers son agresseur, il a la surprise de découvrir son neveu Gaston Verne porteur d’un revolver. L’écrivain avait beaucoup d’affection pour ce neveu qui l’avait accompagné lors de voyages, mais le jeune homme, âgé de 26 ans, souffrait de troubles mentaux et avait réussi à s’enfuir de l’endroit où il était sous surveillance. Jules Verne remet son neveu aux médecins et se garde bien de déposer plainte, entourant cette affaire du plus grand silence… malgré quelques fuites dans la presse.

Seul Paul Verne, frère de Jules et père du tireur, obtient de ce dernier une explication selon laquelle le jeune Gaston aurait voulu attirer l’attention sur son oncle afin qu’il entrât enfin à l’Académie française (malgré plusieurs candidatures et de nombreux soutiens, il n’y entrera jamais).

Une balle a atteint la jambe de Jules Verne et ne peut être extraite, ce qui contraint l’écrivain à claudiquer et à souvent rester chez lui. Il n’ira d’ailleurs pas aux expositions universelles. Il s’ancre dans la vie picarde en devenant en 1888 conseiller municipal d’Amiens. Il ne se rendra à Paris que pour le procès que lui intente Eugène Turpin.


Le grenier de la Maison Jules Verne à Amiens avec des machines inspirées des romans de l’écrivain et en haut à droite, en incrustation, l’une des nombreuses assiettes réalisées sur le thème des aventures extraordinaires © Étienne Madranges

Jules Verne, pasticheur de personnages vivants 

En 1885, le chimiste Eugène Turpin, un inventeur original au chapeau melon et aux moustaches recourbées, découvre un explosif puissant, adopté peu après par les autorités militaires françaises sous le nom de mélinite. En 1891, Turpin est accusé d’avoir vendu son invention à l’étranger. Il est condamné et incarcéré puis gracié. L’affaire fait grand bruit.

En 1896, Jules Verne publie un roman d’anticipation intitulé « Face au drapeau » dans lequel il met en scène un savant fou qui, méprisé par la France, livre à une puissance étrangère un engin de guerre « autopropulsif » redoutable, le Fulgurateur. Il s’inspire à l’évidence de Turpin.


Le bureau de Jules Verne à Amiens, dans lequel il a écrit nombre de ses romans © Étienne Madranges

A la lecture de cet opus, Eugène Turpin, fou de rage de servir de modèle au héros du roman, constatant que ce personnage romanesque a le même âge que lui et se retrouve en détention, que l’arme foudroyante décrite est identique à la sienne, intente un procès pour diffamation à Verne et à son éditeur Hetzel. L’affaire est jugée à Paris par la 9e chambre correctionnelle, spécialisée dans les affaires de presse et de diffamation, présidée par le vice-président Raoul Richard, ancien procureur à Melun.

Turpin explique que Verne l’a représenté sous les traits les plus noirs en lui prêtant des sentiments qui portent la plus grave atteinte à son honneur et à sa considération. Il demande 50 000 francs de dommages-intérêts (ce qui correspondrait à des millions d’euros à l’heure actuelle), la suppression des passages litigieux dans le livre et l’insertion du jugement dans 50 journaux. Pas moins ! Il est défendu par Henri Coulon, avocat du syndicat professionnel des artistes et avocat de l’Opéra-comique.

Le Figaro du 10 octobre 1896 évoque un « procès sensationnel » et la convocation de 200 témoins. Verne nie farouchement toute ressemblance (y compris lors de ses conversations avec son avocat) entre son héros de roman, l’inventeur Thomas Roch, et l’inventeur Turpin (il avouera le contraire plus tard).

Le ministère public, représenté par le substitut Georges Lecherbonnier (un corrézien, ancien avocat secrétaire de la conférence qui sera plus tard directeur des affaires civiles et du sceau et finira sa carrière comme procureur général près la Cour de cassation), conclut au rejet de la demande de Turpin.

Concernant les plaidoiries, toutes subtiles, la presse évoque des assauts d’éloquence. Le défenseur de l’auteur, Raymond Poincaré, âgé de 36 ans, qui a déjà été trois fois ministre (il défendra plus tard Courteline*), démontre avec talent l’absence totale de ressemblance entre le plaignant et le livre. La 9e chambre correctionnelle du tribunal de la Seine déboute Turpin le 9 décembre 1896 dans un jugement très motivé.

On peut lire dans « La Lanterne » du 5 janvier 1897 : « M. Turpin, l’illustre inventeur de la mélinite, s’est aperçu que pour soulever du bruit dans le monde, il vaut mieux faire parler les avocats que la poudre… L’hostilité de Turpin est devenue évidente : c’est la jalousie professionnelle. En poursuivant Jules Verne (qu’il n’a pas atteint), il s’est attaqué non pas au romancier mais à l’inventeur ».

Turpin fait appel. Il ne se présente cependant pas devant la chambre des appels correctionnels de la cour de Paris, présidée par Albert Harel, ancien avocat général et ancien procureur à Versailles. Dans son arrêt rendu le 8 mars 1897, la cour confirme le jugement de première instance : « il ne peut y avoir de diffamation de la part du romancier qui a donné à la physionomie d’un personnage purement imaginaire certains traits empruntés à des personnes de la vie réelle, pourvu qu’il ait agi sans esprit de dénigrement et sans intention de nuire ; que la lecture attentive de Face au drapeau ne permet pas de découvrir cette intention délictueuse, qui semblerait d’ailleurs inconciliable avec le passé littéraire et l’élévation du talent de Jules Verne ». On sent dans ces derniers mots un certain parti pris en faveur de Verne !

La cour retient en outre non sans humour qu’il existe une différence fondamentale entre le personnage fictionnel et le plaignant : le premier est fou alors que le second a toutes ses facultés mentales…

La jurisprudence est donc claire. De même que les faits divers et les affaires criminelles peuvent inspirer des romans policiers, l’auteur d’un roman peut d’emparer de faits notoires et de personnes connues dans le cadre d’une œuvre d’imagination. La publicité du fait divers est plus forte qu’une éventuelle atteinte à la vie privée.

Cette jurisprudence devait inspirer en février 2000 le tribunal de Paris dans une affaire où les parents d’une jeune femme ayant souffert du syndrome de Münchhausen attaquaient l’auteur d’un roman policier relatant des faits identiques à ceux vécus par leur fille poursuivie pour une tentative d’infanticide avec des détails issus de la procédure judiciaire. Le tribunal a débouté les parents et donné raison à l’auteur.

Mais les juges, au cours du XXe siècle, ont parfois tranché en sens inverse. Pour réaliser en 1988 son premier film « La vie est un long fleuve tranquille », le réalisateur Etienne Chatiliez s’est inspiré d’un fait divers réel survenu à la maternité de Roubaix en août 1950. Le personnel de la maternité avait interverti deux nouveau-nés, un garçon de la famille P. et une fille de la famille D.. S’apercevant de l’erreur quelques heures plus tard, les aides-soignantes avaient voulu rectifier leur erreur. Curieusement, Madame P. avait refusé et affirmé que la fille était bien son enfant, alors qu’elle avait accouché d’un garçon. Des procès et des querelles entre les deux familles devaient s’enchaîner jusqu’en 1964.

Voulant mettre en scène un scénario librement inspiré de ce fait réel, le cinéaste, ayant eu l’occasion de connaître une artiste ayant pour nom de scène Groseille, avait recruté pour son film une actrice ressemblant à cette artiste et avait donné le nom de Groseille à une famille présentée comme oisive et vulgaire.

L’artiste ainsi pastichée a attaqué le cinéaste. Le tribunal l’a déboutée au motif qu’aucun élément précis ne permettait son identification. Mais en appel, la cour a infirmé ce jugement, constatant que le film dénigrait la requérante. En novembre 1990, la Cour de cassation a par un arrêt de rejet définitivement donné raison à la requérante, retenant que l’identification de celle-ci était inévitable à travers le personnage du film et que le cinéaste avait dès lors commis une faute.

Jules Verne a eu beaucoup de chance de faire prévaloir sa notoriété et de séduire les juges alors qu’il était évident qu’il avait d’une certaine façon ridiculisé Eugène Turpin en le transformant en héros fou de « Face au drapeau ».


L’une des célèbres couvertures originales de l’éditeur Hetzel et la mappemonde offerte à Jules Verne sur laquelle il travaillait, exposées à la Maison Jules Verne à Amiens © Étienne Madranges

Définir Jules Verne ? Le meilleur épilogue est une phrase de sa petite nièce et biographe, Marguerite Allotte de La Fuÿe, fille du bâtonnier de Nantes Pierre Pichelin : « Toute son œuvre est un duel entre la raison et les forces aveugles, entre l’archange et le dragon, duel dont il semble à ce logicien que le Créateur des mondes fera sortir victorieusement cette faible humanité, à laquelle, au sortir de l’Eden, il donnera cette consigne : prenez possession de la Terre et dominez-la ».

Étienne Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 218

* voir à ce sujet notre 205ème chronique



Les 10 empreintes d’histoire précédentes :


• Pourquoi Jules Verne se trouve-t-il devant le tribunal correctionnel en 1896  ? ;

Comment Shakespeare, le barde anglais aux 39 pièces, aborde-t-il le thème de la résurrection ? ;

• Il avait conçu les écluses du canal de Panama, pourquoi Gustave Eiffel est-il incarcéré à la Conciergerie en 1893 ? ;

• Pourquoi l'archevêque de Paris et le premier président de la Cour de cassation par intérim ont-ils été fusillés le même jour ? ;

Quel archichancelier "court-sur-pattes" ne fut jamais à court d'idées ? ;

• Pourquoi le Taj Mahal, monument de l'amour éternel, menacé par le chironomus calligraphus, est-il au cœur de procès à répétition ? ;

• Quel peintre lombard impulsif et ténébriste, sauvé de la prison par un ambassadeur de France, a fait d'une prostituée une vierge ? ;

Quel écrivain, prix Nobel de littérature, est représenté la plupart du temps entouré de papillons jaunes ? ;

• Quel rapport y a-t-il entre la montre bisontine la plus chère du monde et le puits initiatique de Sintra ? ;

• Par quel caprice d'avocat, l'architecte catalan Gaudi a-t-il commencé sa carrière sous le règne d'un ancien élève du collège Stanislas ? ;

 

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