Notre chroniqueur Étienne
Madranges, subjugué par la beauté du Taj Mahal dont il a pu photographier tous
les incroyables décors, a cherché à savoir pourquoi ce temple de l’amour était
l’objet d’incessantes procédures devant la Cour suprême de l’Inde. Dégradation
du bâtiment et de son blanc immaculé, contestations des légendes liées à sa
construction et sa symbolique… tout semble concourir à en faire un sujet
judiciaire permanent.
C’est un mausolée ayant
l’aspect d’un palais de conte de fées.
C’est l’une des merveilles du monde, inscrite sur la liste des sites patrimoniaux
mondiaux de l’Unesco.
C’est la plus grande attraction touristique de l’Inde dont il est l’une des
gloires.
C’est le symbole éternel de l’amour fou.
Un monument unique
Le Taj Mahal, situé à Agra au
bord de la rivière Yamuna dans l’État de l’Uttar Pradesh au nord de l’inde est
incontestablement l’un des plus beaux édifices de la planète. État
Il a été construit par
l’empereur moghol Shah Jahan (1592-1666) en hommage à son épouse Mumtaz Mahal,
décédée en 1631 en mettant au monde leur quatorzième enfant. Rendu fou de
douleur par la perte de sa femme bien-aimée, l’empereur a confié à un
architecte de Lahore le soin de construire en 1632 une sépulture en forme de
splendide mausolée. Un monument unique de 60 mètres de côté avec un dôme de 74
mètres de hauteur, entouré de quatre minarets hauts de 42 mètres pour célébrer
l’amour d’un chef d’État et d’une Première Dame. Un édifice hors du commun
nécessitant l’intervention des meilleurs artistes, artisans, tailleurs de
pierre, sculpteurs d’Asie et d’Europe et le labeur de plus de 20 000
esclaves.
Un édifice de même style mais
plus petit, le Taj Itimud ud Daula, avait été construit quelques années
auparavant pour inhumer le grand père de l’impératrice.
Le Taj Itimud ud Daula à Agra (Inde) © Étienne
Madranges
L’empereur s’y fera inhumer.
Deux cénotaphes se trouvent ainsi dans la chambre funéraire.
Le Taj Mahal est composé d’un
ensemble architectural unique près d’une rivière miroir pour qu’il puisse s’y
refléter en y scintillant : un mélange de traditions islamique, persane,
moghole, hindoue, européenne, du marbre d’un blanc étincelant, des motifs
floraux, des incrustations de pierres précieuses et semi-précieuses, des
versets du Coran calligraphiés, un dôme pesant des milliers de tonnes, des
jardins magnifiques. Un ensemble somptueux avec ses arcs fluides sans impostes
ni claveaux dont les autorités indiennes n’ont, pendant des décennies, et
malgré les avertissements internationaux, pas pris la mesure d’une
indispensable sauvegarde.
Le corail venu d’Arabie, le
lapis-lazuli arraché à l’Afghanistan, le marbre extrait du Rajasthan, les rubis
trouvés au Sri Lanka, les turquoises du Tibet et le jade de Chine le rendaient
pourtant d’intérêt universel !
En 2003, le ministre de la Culture
de l’Inde, Jagmoham Malhotra, découvrait avec stupéfaction en lisant son
journal qu’un immense complexe touristique favorisé par la corruption était en
cours de construction le long de la rivière Yamuna, à 500 mètres à peine du
mausolée, en contradiction totale avec les lois environnementales. Il faisait
immédiatement suspendre les travaux. L’Unesco félicitait le ministre pour son
action. Mais ce fut une action parmi d’autres pour enrayer la désagrégation
progressive du site.
Car le Taj Mahal a des
ennemis multiples. Le premier d’entre eux est un insecte redoutable, le
chironomus calligraphus, qui ne cesse d’excréter au-dessus du dôme, calligraphiant
une nauséabonde couche acide qui attaque en profondeur la blancheur du marbre.
Le second est la pollution industrielle, dans une région où sont établies de
nombreuses usines et où fonctionnent d’innombrables générateurs au diesel. Il y
a à Agra 1,4 million d’habitants et 800 000 véhicules immatriculés. Le
troisième est, selon les experts internationaux, le climat. Les conditions
climatiques à Agra, chaleur, lumière du soleil, humidité, pluies, ne sont guère
favorables au maintien en l’état de l’édifice dans son enveloppe d’origine,
d’autant qu’il y a du fer susceptible d’oxydation dans la structure. Le
quatrième est la nature du terrain, qui bouge, ce qui peut entraîner des
affaissements. Le cinquième est la fréquentation touristique. Le Taj Mahal est
l’un des monuments les plus visités au monde. Il est dès lors menacé de
fermeture.
L’intervention de la cour
suprême
En 1996, la Cour suprême de
l’Inde s’implique dans la sauvegarde du Taj Mahal en rendant un arrêt de
principe. Depuis douze ans, les requêtes abondent en effet à son greffe tendant
à l’intervention de la justice pour obliger les autorités indiennes à sauver le
monument de la lente dégradation qui le menace.
Dans son arrêt, la Cour
préconise la désindustrialisation du « trapèze », une zone de 50 km
autour d’Agra, la création d’un barrage et d’une station d’épuration pour
l’assainissement de la rivière trop polluée par les eaux usées, la fermeture
d’une raffinerie de pétrole crachant du dioxyde de soufre trop proche du site,
le déplacement loin d’Agra de centaines d’usines, ateliers métallurgiques,
verreries, fonderies, briqueteries, la fermeture des commerces devant le
mausolée, le développement des transports en commun pour limiter l’usage de la
voiture, et ce, nonobstant le tort ainsi fait à l’économie locale.
La cour va dans les détails
car elle conseille l’utilisation de l’essence sans plomb, préconise l’utilisation
de carburants propres, déconseille l’usage des engrais et pesticides qui
polluent l’eau.
Et ceux qui résistent aux
injonctions de la Cour sont considérés comme auteurs d’outrage à la justice.
D’autant que les décisions d’une juridiction suprême sont
par nature insusceptibles de recours.
La décision de la Cour crée
incontestablement un électrochoc, une prise de conscience. Les syndicats
patronaux et les corporations s’organisent. De nombreux ateliers ferment ou se
délocalisent. Des mesures efficaces commencent à être prises.
A Agra une usine fermée sur l’injonction de la Cour
suprême © Étienne Madranges
L’incroyable ultimatum de la
cour suprême pour un monument en péril
Le marbre continue cependant
à jaunir.
En 2018, les 34 membres (dont
3 femmes) de la Cour suprême de l’Inde présidée par le « Chief Justice of
India », l’Honorable Docteur D.Y. Chandrachud, adressent un ultimatum au
gouvernement indien coupable de léthargie : « soit vous démolissez,
soit vous restaurez ». L’affaire fait grand bruit dans la presse
internationale.
Voici que des juges,
fussent-ils de hauts magistrats indépendants et intègres, donnent des ordres,
des injonctions au pouvoir exécutif !
Deux d’entre eux en particulier
n’hésitent pas à écrire : « Vous pouvez fermer le Taj Mahal. Vous pouvez
le démolir si vous le souhaitez et vous pouvez également vous en débarrasser si
vous le décidez ».
Ces
magistrats n’ont pas hésité à mettre en parallèle « leur » Taj Mahal et
la parisienne tour Eiffel, dans le but de valoriser le premier et de dénigrer
la seconde, le monument français, manifestement sans grand intérêt pour eux, ne
souffrant même pas la comparaison.
Il faut dire que
l’intervention de la Cour suprême est due en grande partie à l’action constante
et persistante d’un avocat renommé, écologiste, déterminé, Malesh Chandra
Mehta, qui ne cesse pendant des années d’enquêter, de déposer des requêtes,
d’agir pour la sauvegarde du Taj Mahal.
A Agra, les autorités ont fort à faire avec la
pauvreté, la mousson, la végétation, la saleté. © Étienne Madranges
Bien évidemment, il s’agit d’un
« coup de bluff » de la Cour qui pousse un cri d’alarme, encouragée
par l’avocat tonitruant. Car les spécialistes du monde entier ne cessent
d’alerter, en vain, les autorités locales et fédérales sur la lente dégradation
du monument et sur la faiblesse des mesures prises.
Si les ouvriers chargés de la
restauration utilisent péniblement une sorte de boue plâtrée pour revivifier le
blanc marmoréen, les travaux s’enlisent et sont insuffisants. Les poissons
continuent à mourir dans la rivière Yamuna, les eaux stagnantes favorisent la
prolifération des parasites, la pollution ne diminue pas, le taux de particules
dans l’air reste préoccupant.
Les transports en commun vers
Agra, seule solution pour désengorger le trafic, sont à la peine. Et des terroristes
religieux menacent de s’en prendre au mausolée en le faisant exploser. Certains
travaux de restauration ont été manifestement bâclés. Il n’y a toujours pas de
véritable plan de sauvegarde, tant local que fédéral. Et pourtant, les
fondations semblent s’affaiblir, les taches vertes persistent, les visiteurs
dégradent involontairement, les algues prolifèrent, la coupole se décentre…
Une histoire contestée ?
En décembre 2022, la Cour
suprême tient une audience singulière dans le cadre d’une procédure intitulée
PIL (Public Interest Litigation, litige d’intérêt public). Un requérant,
représentant un parti minoritaire, somme les juges de réécrire l’histoire. Il
prétend que les livres scolaires contiennent au sujet du Tal Mahal une
description erronée des faits historiques. Il demande à la Cour d’ordonner le
retrait de ces passages historiques litigieux. Il souhaite que l’on procède à
une datation précise du monument et soutient que le bâtiment n’a pas été
construit pour servir de sépulture à l’impératrice, inhumée selon lui dans un édifice
préexistant.
Les juges suprêmes refusent
d’entendre le requérant, affirmant que la Cour n’est pas là pour rouvrir
l’histoire. La juridiction avait déjà été saisie d’une requête similaire
quelques mois auparavant par un pseudo-historien sans doute plus histrion qu’historien
exigeant une étude sérieuse de la véritable histoire du Taj Mahal.
Le monument est décidément
l’objet devant la Cour suprême de l’Inde de bien des controverses, des
inquiétudes, des contentieux, des injonctions !
Devant le désastre des
mesures conservatoires, il y a désormais en préparation un plan pour cent ans.
Un plafond du nombre quotidien de visiteurs a été mis en place.
Éléments du décor du Taj Mahal © Étienne Madranges
Le Taj Mahal ? Tout à la
fois écrin et bijou. Un écrin motivé par le chagrin pour un cénotaphe qui a
inspiré bien des poètes partageant la peine de leur empereur, « la couleur
de la jeunesse s’envolant de ses joues », « la fleur de son visage
cessant de s’épanouir ». Un bijou conçu pour traverser les âges et
glorifier l’amour éternel, lumineux sous le soleil, que l’on peut aussi
contempler dans le recueillement sous les rayons de la lune et la lumière des
étoiles. Un mausolée d’où émanent une spiritualité naturelle et une grâce
surnaturelle.
Étienne
Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 213
Les
10 empreintes d’histoire précédentes :
• Pourquoi
le Taj Mahal, monument de l'amour éternel, menacé par le chironomus
calligraphus, est-il au cœur de procès à répétition ? ;
• Quel
peintre lombard impulsif et ténébriste, sauvé de la prison par un ambassadeur
de France, a fait d'une prostituée une vierge ? ;
•
Quel
écrivain, prix Nobel de littérature, est représenté la plupart du temps entouré
de papillons jaunes ?
;
• Quel
rapport y a-t-il entre la montre bisontine la plus chère du monde et le puits
initiatique de Sintra ?
;
• Par quel
caprice d'avocat, l'architecte catalan Gaudi a-t-il commencé sa carrière sous
le règne d'un ancien élève du collège Stanislas ? ;
•
Quel
grand architecte de prisons et d'une école pour les juges, né dans une abbaye
en pierre près d'une chaire extérieure, est inhumé à l'intérieur d'une église
en béton ? ;
•
Quel
poète français abolitioniste a demandé au temps de suspendre son vol chez le
roi des marmottes ? ;
• Quel artiste refusant les
courbettes, peignant des nus et condamné pour une colonne, est mort chez les
braillards ? ;
• Quel
drôle d'oiseau, auteur de courtes lignes et inventeur du conomètre, a perdu la
santé rue de la Santé après avoir mis en scène cruellement plaidaillons et
ronds-de-cuir ?
;
• Pourquoi
fallait-il autrefois demander la permission de porter un pantalon pour avoir le
bonheur de peindre des vaches ? ;