JUSTICE

Expérimentation des cours criminelles départementales : un bilan plutôt positif, pas très représentatif

Expérimentation des cours criminelles départementales : un bilan plutôt positif, pas très représentatif
Publié le 22/02/2023 à 12:42

Expérimentées durant trois ans afin de réduire les délais de jugement, les CCD, venues récupérer une partie des affaires jugées par les cours d’assises, fonctionnent pour l’heure de façon très similaire, en dépit de la disparition des jurés populaires, et semblent préserver l’oralité des débats, s’accordent à dire les observateurs. Mais avec la généralisation amorcée en janvier, les audiences risquent d’être amenées à se raccourcir et une place plus importante pourrait être consacrée au dossier.

Alors que la généralisation des cours criminelles départementales (CCD) a débuté en janvier, quelles conclusions tirer de l’expérimentation mise en place dans les 15 départements pilotes durant trois ans ? Prévue par la loi de réforme et de programmation de la justice, la réforme visait à enrayer l’engorgement des cours d’assises et les délais de jugement, ainsi que la pratique de la correctionnalisation qui en découle. Désormais et dans ce but, les CCD, composées de cinq magistrats professionnels, sont compétentes pour juger des personnes majeures accusées d'un crime puni de 15 ou 20 ans de réclusion lorsque l'état de récidive légale n'est pas retenu.

Côté chiffres, jusque-là, le bilan est encourageant. Entre le 5 septembre 2019 et le 14 juin 2022, 387 affaires ont été jugées par ces cours, majoritairement pour des viols, peut-on lire dans le rapport du comité d'évaluation et de suivi des cours criminelles. Au total, ces affaires ont nécessité 863 jours d’audience ; or, à en croire les éléments transmis durant l’expérimentation, il aurait fallu 982 jours d’audience pour que les cours d’assises jugent ces dossiers, soit 12 % de plus. Par ailleurs, les délais d’audiencement sont deux à trois fois moins élevés devant une CCD que devant une cour d’assises. Quant au quantum moyen de la peine privative de liberté ferme, il est quasiment équivalent : 9,2 ans pour les CDD contre 8,7 ans pour les cours d’assises, sachant que les peines prononcées par les CDD sont un peu moins sévères pour les viols, mais un peu plus lourdes pour les autres crimes.

Hugues Bouthinon-Dumas, professeur de droit et membre d’un groupe de travail sur le sujet, souligne toutefois que la généralisation des CCD s’est faite sans attendre la fin prévue de l'expérimentation. « Il a donc fallu se poser la question de savoir à quelles conditions cette réforme pouvait réussir, et non pas si elle était opportune », indique-t-il à l'Institut des Études et de la Recherche sur le Droit et la Justice (IERDJ), début février.

En pratique, peu de changements lors de l’expérimentation

Sur le fonctionnement, la principale nouveauté consiste bien sûr en la suppression des jurés. Mais à entendre les observateurs, cette mutation emporte peu de conséquences en pratique, pour l’heure en tout cas, et reste principalement symbolique. « Pour la première fois dans l’histoire de la cour d'assises, on change de paradigme : dans cette nouvelle configuration, le citoyen n’est plus intégré, c’est un citoyen usager », note Christiane Besnier, ethnologue et membre du Centre d’histoire et d’anthropologie, qui a observé, au sein d’une équipe pluridisciplinaire, le fonctionnement de neuf cours criminelles départementales durant la phase test. « Comme le citoyen ne participe pas, cela donne l’impression qu’il ne fait plus partie du système et que la justice est rendue dans l’entre-soi, c’est dommage », abonde Aline Lebret, avocate au barreau de Caen, l’une des juridictions pilotes. Les deux spécialistes regrettent d’ailleurs qu’il n’y ait pas eu de « débat sur la place publique » autour de la suppression des jurés. 

Grandement scruté, le débat contradictoire sans jurés reste cependant « de qualité égale », avec une procédure inchangée, rapporte Christiane Besnier. « Surtout, les présidents de cour d’assises qui présidaient des cours criminelles départementales se comportent de la même manière : ils refont l’instruction à l’audience comme s’ils avaient des jurés, alors que les juges ont accès au dossier », témoigne-t-elle. En effet, avec les CCD, les cinq membres de la Cour ont accès au dossier de la procédure en amont de l’audience, tandis que devant la cour d'assises, seuls le président et les deux assesseurs ont connaissance du dossier avant l'audience, les jurés ne pouvant y avoir accès qu'au moment du délibéré.

Hugues Bouthinon-Dumas atteste lui aussi que jusque-là, la qualité des débats est « excellente, [sans] déperdition », avec, en prime, un gain de temps « car on délibère comme on le fait dans les tribunaux correctionnels ». À son avis, l’oralité des débats et l’accès au dossier constituent « une belle opportunité » pour bénéficier du meilleur des deux mondes. « Si cela se passe bien, c’est la solution idéale : cela permet de bénéficier de la procédure orale, d’une unité de temps, d’action. On voit se succéder les arguments, et si on se pose une question sur un point décisif, on va chercher la pièce de procédure en question. C’est le gage d’une meilleure justice rendue, mais cela suppose des moyens. »

Bref, plus de peur que de mal, reconnaît Aline Lebret. « Quand on a annoncé au barreau que Caen serait une juridiction pilote (...), le parquet général a demandé de ne plus citer tout le monde pour aller plus vite : avec mes associés, on a bondi. Mais la présidente de la cour criminelle du Calvados a une pratique tout à fait respectueuse de l’oralité des débats. Toutefois, c’est ma seule expérience, je ne sais pas comment cela s’est passé ailleurs », nuance l’avocate.

Christiane Besnier confirme que le nombre de témoins était similaire devant les cours d’assises et devant les autres CCD pilotes durant l’expérimentation. De même, affirme-t-elle, la durée des audiences s’est avérée équivalente, les présidents s’étant « efforcés de les programmer sur deux jours », précise-t-elle. « Cela permet que l’accusé s’inscrive dans une perspective de réinsertion ; et la partie civile, dans une perspective de reconstruction », considère l’ethnologue. 

Une généralisation à surveiller

Si l’expérimentation s’est plutôt « bien passée », résume Hugues Bouthinon-Dumas, elle n’a été conduite « que dans 15 départements, pas forcément représentatifs de la demande de justice en France ni des tensions en matière criminelle », tempère le professeur, qui appelle à la prudence. Là où les chefs de Cour et les magistrats des juridictions pilotes ont eu une certaine appétence à mettre en œuvre ces réformes car ils en avaient envie, la généralisation s’étend dorénavant « à des juridictions qui n’ont rien demandé, parfois très hostiles, ou qui n’ont pas envie de faire des efforts ».

Sur la procédure, Christiane Besnier augure qu’avec le temps, le dossier risque de prendre une place plus importante que celle qu’il occupe aujourd’hui ; peut-être au détriment de l’oralité ? « On peut imaginer à long terme qu’il y aura une pression pour aller plus vite, à l’instar de ce qui se passe en Suisse, où la formation a accès au dossier pour éviter de faire venir des témoins qui ne “serviraient à rien”, présage l’ethnologue. Aujourd’hui, les magistrats nous disent que si un élément n’a pas été débattu, ils ne s’en serviront pas, mais l’avenir le confirmera ou non. »

Or, pour Aline Lebret, il est essentiel que toutes les personnes citées continuent de venir à la barre, car « un témoin qui était sûr d’avoir vu quelque chose n’est parfois plus si sûr, un expert qui était certain de savoir n’est parfois plus si certain ». Par ailleurs, alors que les magistrats sont aujourd’hui appelés à juger « en une seule journée », la résistance des présidents est « importante » face à la menace d’une audience considérablement réduite, estime-t-elle.

Enfin, dans le cadre de la généralisation des CCD, Hugues Bouthinon-Dumas insiste sur l’accompagnement des parties. Et ce, dès l’amont, estime pour sa part Christiane Besnier. « Il est important de faire preuve de pédagogie, de leur expliquer pourquoi, selon les cas, il y a des juges professionnels ou des jurés. Quand nous avons interrogé les parties civiles lors de notre mission, elles ne savaient pas forcément que les juridictions en question étaient en cours d’expérimentation. » L’ethnologue plaide donc pour un effort de communication sur les CCD, « d’autant que ces audiences sont souvent à huis clos, sans visibilité ».

Pas assez de magistrats, pas assez de moyens

Une généralisation dans le viseur, donc, d’autant que les répercussions de la réforme ont été « largement sous-estimées », s’inquiète Hugues Bouthinon-Dumas. Le professeur se demande notamment si le nombre de magistrats instructeurs sera suffisant pour traiter le surplus de dossiers du fait de la décorrectionnalisation. Idem du côté des magistrats du siège : « En recriminalisant ce qui était correctionnalisé, les Cours vont être remplies, il va falloir siéger tout le temps, la question va être insoluble », confirme Aline Lebret, qui précise toutefois que cesser de rétrograder les crimes en délits va dans le bon sens, car « mettre le bon nom sur une infraction, cela fait du bien aux victimes ».

En particulier, bien que la réforme permette d’économiser sur les jurés tirés au sort, le passage de deux à quatre assesseurs a quant à lui moins été pris en compte, pointe Hugues Bouthinon-Dumas. « Les assesseurs 3 et 4 vont être choisis parmi les magistrats exerçant à titre temporaire (MTT) et les magistrats honoraires, toutefois, on manque déjà de MTT, puisque l’on a perdu 30 % des effectifs ces derniers mois. Il est donc paradoxal de dire que l’on va résoudre la pénurie de magistrats en faisant appel à d’autres magistrats : c’est illusoire, surtout dans certaines zones. » En effet, la répartition de la ressource sur le territoire français est très inégale, argue le professeur. « À La Baule, Biarritz, La Rochelle, vous allez trouver des retraités de la justice. Dans le quart nord-est, c’est plus compliqué. » Se pose aussi la question de l’âge des magistrats honoraires et temporaires, qui ont entre 70 et 75 ans, ce qui, aux yeux d’Hugues Bouthinon-Dumas, implique une vraie réflexion sur le choix des assesseurs : « Au moment de sélectionner les assesseurs 1 et 2, il faudra choisir parmi des jeunes magistrats pour avoir une vraie mixité au sein de la juridiction de jugement. Sinon, les cours criminelles départementales risquent de devenir des aréopages. »

Autre problème, avertit Hugues Bouthinon-Dumas, dans le cas où la réforme fonctionnerait bien, la demande de justice va augmenter, ce qui n’a pas été anticipé, regrette-t-il : « On a raisonné à moyens et à demandes constants. C’était le présupposé implicite des concepteurs de la réforme. Mais la réforme va avoir du mal à réussir sans un accompagnement indispensable. » « Si le but est de mieux traiter le justiciable avec moins de délais et une décorrectionnalisation, pourquoi alors ne pas donner plus de moyens ? » se demande Aline Lebret en écho.

Dernier point noir : les CCD ne vont pas résoudre les problèmes des zones en tension, prédit Hugues Bouthinon-Dumas. En effet, comme la criminalité est localisée, les lenteurs sont ainsi particulièrement anormales dans les Bouches-du-Rhône, l’Hérault ou encore les Pyrénées-Atlantiques. « La solution à laquelle on aurait pu penser, plutôt qu’une formule générale, cela aurait été d’instituer des task forces pour résorber le stock d’affaires en attente de jugement, ajoute le professeur. Il aurait fallu des ressources additionnelles, peut-être ponctuelles, et ensuite repartir sur une justice qui pourrait fonctionner de manière acceptable. » Loin d’être parfaitement pensées, les CCD sont donc attendues au tournant. À elles désormais de faire leurs preuves !

Bérengère Margaritelli

 

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