Expérimentées durant trois
ans afin de réduire les délais de jugement, les CCD, venues récupérer une
partie des affaires jugées par les cours d’assises, fonctionnent pour
l’heure de façon très similaire, en dépit de la disparition des jurés populaires,
et semblent préserver l’oralité des débats, s’accordent à dire les
observateurs. Mais avec la généralisation amorcée en janvier, les audiences risquent
d’être amenées à se raccourcir et une place plus importante pourrait être
consacrée au dossier.
Alors que la
généralisation des cours criminelles départementales (CCD) a débuté en janvier,
quelles conclusions tirer de l’expérimentation mise en place dans les 15
départements pilotes durant trois ans ? Prévue par
la loi de réforme et de programmation de la justice, la réforme visait à
enrayer l’engorgement des cours d’assises et les délais de jugement, ainsi que
la pratique de la correctionnalisation qui en découle. Désormais et dans ce
but, les CCD, composées de cinq magistrats professionnels, sont compétentes
pour juger des personnes majeures accusées d'un crime puni de 15 ou 20 ans de
réclusion lorsque l'état de récidive légale n'est pas retenu.
Côté chiffres, jusque-là, le bilan
est encourageant. Entre le 5 septembre 2019 et le 14 juin 2022, 387 affaires
ont été jugées par ces cours, majoritairement pour des viols, peut-on lire dans
le rapport du comité d'évaluation et de suivi des cours
criminelles. Au total, ces affaires ont
nécessité 863 jours d’audience ; or, à en croire les éléments transmis
durant l’expérimentation, il aurait fallu 982 jours d’audience pour que les
cours d’assises jugent ces dossiers, soit 12 % de plus. Par ailleurs, les
délais d’audiencement sont deux à trois fois moins élevés devant une CCD que
devant une cour d’assises. Quant au quantum moyen de la peine privative de
liberté ferme, il est quasiment équivalent : 9,2 ans pour les CDD contre
8,7 ans pour les cours d’assises, sachant que les peines prononcées par les CDD
sont un peu moins sévères pour les viols, mais un peu plus lourdes pour les
autres crimes.
Hugues Bouthinon-Dumas, professeur
de droit et membre d’un groupe de travail sur le sujet, souligne toutefois que
la généralisation des CCD s’est faite sans attendre la fin prévue de l'expérimentation.
« Il a donc fallu se poser la question de savoir à quelles conditions
cette réforme pouvait réussir, et non pas si elle était opportune »,
indique-t-il à l'Institut des Études et de la Recherche sur le Droit et la
Justice (IERDJ), début février.
En pratique, peu de changements
lors de l’expérimentation
Sur le fonctionnement, la
principale nouveauté consiste bien sûr en la suppression des jurés. Mais à
entendre les observateurs, cette mutation emporte peu de conséquences en
pratique, pour l’heure en tout cas, et reste principalement symbolique. « Pour
la première fois dans l’histoire de la cour d'assises, on change de paradigme :
dans cette nouvelle configuration, le citoyen n’est plus intégré, c’est un
citoyen usager », note Christiane Besnier, ethnologue et membre du
Centre d’histoire et d’anthropologie, qui a observé, au sein d’une équipe
pluridisciplinaire, le fonctionnement de neuf cours criminelles départementales
durant la phase test. « Comme le citoyen ne participe pas, cela donne
l’impression qu’il ne fait plus partie du système et que la justice est rendue
dans l’entre-soi, c’est dommage », abonde Aline Lebret, avocate au
barreau de Caen, l’une des juridictions pilotes. Les deux spécialistes
regrettent d’ailleurs qu’il n’y ait pas eu de « débat sur la place
publique » autour de la suppression des jurés.
Grandement scruté, le débat
contradictoire sans jurés reste cependant « de qualité égale »,
avec une procédure inchangée, rapporte Christiane Besnier. « Surtout,
les présidents de cour d’assises qui présidaient des cours criminelles
départementales se comportent de la même manière : ils refont
l’instruction à l’audience comme s’ils avaient des jurés, alors que les juges
ont accès au dossier », témoigne-t-elle. En effet, avec les CCD, les cinq membres de la Cour ont accès au dossier de la
procédure en amont de l’audience, tandis que devant la cour d'assises, seuls le
président et les deux assesseurs ont connaissance du dossier avant l'audience,
les jurés ne pouvant y avoir accès qu'au moment du délibéré.
Hugues Bouthinon-Dumas atteste lui
aussi que jusque-là, la qualité des débats est « excellente, [sans]
déperdition », avec, en prime, un gain de temps « car on
délibère comme on le fait dans les tribunaux correctionnels ». À son
avis, l’oralité des débats et l’accès au dossier constituent « une
belle opportunité » pour bénéficier du meilleur des deux mondes. « Si
cela se passe bien, c’est la solution idéale : cela permet de bénéficier
de la procédure orale, d’une unité de temps, d’action. On voit se succéder les
arguments, et si on se pose une question sur un point décisif, on va chercher
la pièce de procédure en question. C’est le gage d’une meilleure justice
rendue, mais cela suppose des moyens. »
Bref, plus de peur que de mal,
reconnaît Aline Lebret. « Quand on a annoncé au barreau que Caen serait
une juridiction pilote (...), le parquet général a demandé de ne plus citer
tout le monde pour aller plus vite : avec mes associés, on a bondi. Mais
la présidente de la cour criminelle du Calvados a une pratique tout à fait
respectueuse de l’oralité des débats. Toutefois, c’est ma seule
expérience, je ne sais pas comment cela s’est passé ailleurs », nuance
l’avocate.
Christiane Besnier confirme que le
nombre de témoins était similaire devant les cours d’assises et devant les
autres CCD pilotes durant l’expérimentation. De même, affirme-t-elle, la durée
des audiences s’est avérée équivalente, les présidents s’étant « efforcés
de les programmer sur deux jours », précise-t-elle. « Cela
permet que l’accusé s’inscrive dans une perspective de réinsertion ; et la
partie civile, dans une perspective de reconstruction », considère
l’ethnologue.
Une généralisation à surveiller
Si l’expérimentation s’est plutôt « bien
passée », résume Hugues Bouthinon-Dumas, elle n’a été conduite « que
dans 15 départements, pas forcément représentatifs de la demande de justice en
France ni des tensions en matière criminelle », tempère le professeur,
qui appelle à la prudence. Là où les chefs de Cour et les magistrats des
juridictions pilotes ont eu une certaine appétence à mettre en œuvre ces
réformes car ils en avaient envie, la généralisation s’étend dorénavant « à
des juridictions qui n’ont rien demandé, parfois très hostiles, ou qui n’ont
pas envie de faire des efforts ».
Sur la procédure, Christiane
Besnier augure qu’avec le temps, le dossier risque de prendre une place plus
importante que celle qu’il occupe aujourd’hui ; peut-être au détriment de
l’oralité ? « On peut imaginer à long terme qu’il y aura une
pression pour aller plus vite, à l’instar de ce qui se passe en Suisse, où la
formation a accès au dossier pour éviter de faire venir des témoins qui ne
“serviraient à rien”, présage l’ethnologue. Aujourd’hui, les magistrats
nous disent que si un élément n’a pas été débattu, ils ne s’en serviront pas,
mais l’avenir le confirmera ou non. »
Or, pour Aline Lebret, il est
essentiel que toutes les personnes citées continuent de venir à la barre, car « un
témoin qui était sûr d’avoir vu quelque chose n’est parfois plus si sûr, un
expert qui était certain de savoir n’est parfois plus si certain ».
Par ailleurs, alors que les magistrats sont aujourd’hui appelés à juger « en
une seule journée », la résistance des présidents est « importante »
face à la menace d’une audience considérablement réduite, estime-t-elle.
Enfin, dans le cadre de la
généralisation des CCD, Hugues Bouthinon-Dumas insiste sur l’accompagnement des
parties. Et ce, dès l’amont, estime pour sa part Christiane Besnier. « Il
est important de faire preuve de pédagogie, de leur expliquer pourquoi, selon
les cas, il y a des juges professionnels ou des jurés. Quand nous avons
interrogé les parties civiles lors de notre mission, elles ne savaient pas
forcément que les juridictions en question étaient en cours d’expérimentation. »
L’ethnologue plaide donc pour un effort de communication sur les CCD, « d’autant
que ces audiences sont souvent à huis clos, sans visibilité ».
Pas assez de magistrats, pas assez
de moyens
Une généralisation dans le viseur,
donc, d’autant que les répercussions de la réforme ont été « largement
sous-estimées », s’inquiète Hugues Bouthinon-Dumas. Le professeur se
demande notamment si le nombre de magistrats instructeurs sera suffisant pour
traiter le surplus de dossiers du fait de la décorrectionnalisation. Idem du
côté des magistrats du siège : « En recriminalisant ce qui était
correctionnalisé, les Cours vont être remplies, il va falloir siéger tout le
temps, la question va être insoluble », confirme Aline Lebret, qui
précise toutefois que cesser de rétrograder les crimes en délits va dans le bon
sens, car « mettre le bon nom sur une infraction, cela fait du bien aux
victimes ».
En particulier, bien que la
réforme permette d’économiser sur les jurés tirés au sort, le passage de deux à
quatre assesseurs a quant à lui moins été pris en compte, pointe Hugues
Bouthinon-Dumas. « Les assesseurs 3 et 4 vont être choisis parmi les
magistrats exerçant à titre temporaire (MTT) et les magistrats honoraires,
toutefois, on manque déjà de MTT, puisque l’on a perdu 30 % des effectifs
ces derniers mois. Il est donc paradoxal de dire que l’on va résoudre la
pénurie de magistrats en faisant appel à d’autres magistrats : c’est
illusoire, surtout dans certaines zones. » En effet, la répartition de
la ressource sur le territoire français est très inégale, argue le professeur. « À
La Baule, Biarritz, La Rochelle, vous allez trouver des retraités de la
justice. Dans le quart nord-est, c’est plus compliqué. » Se pose aussi
la question de l’âge des magistrats honoraires et temporaires, qui ont entre 70
et 75 ans, ce qui, aux yeux d’Hugues Bouthinon-Dumas, implique une vraie
réflexion sur le choix des assesseurs : « Au moment de
sélectionner les assesseurs 1 et 2, il faudra choisir parmi des jeunes
magistrats pour avoir une vraie mixité au sein de la juridiction de jugement.
Sinon, les cours criminelles départementales risquent de devenir des aréopages. »
Autre problème, avertit Hugues
Bouthinon-Dumas, dans le cas où la réforme fonctionnerait bien, la demande de
justice va augmenter, ce qui n’a pas été anticipé, regrette-t-il : « On
a raisonné à moyens et à demandes constants. C’était le présupposé implicite
des concepteurs de la réforme. Mais la réforme va avoir du mal à réussir sans
un accompagnement indispensable. » « Si le but est de mieux
traiter le justiciable avec moins de délais et une décorrectionnalisation,
pourquoi alors ne pas donner plus de moyens ? » se demande Aline
Lebret en écho.
Dernier point noir : les CCD
ne vont pas résoudre les problèmes des zones en tension, prédit Hugues
Bouthinon-Dumas. En effet, comme la criminalité est localisée, les lenteurs
sont ainsi particulièrement anormales dans les Bouches-du-Rhône, l’Hérault ou
encore les Pyrénées-Atlantiques. « La solution à laquelle on aurait pu
penser, plutôt qu’une formule générale, cela aurait été d’instituer des task
forces pour résorber le stock d’affaires en attente de jugement, ajoute le
professeur. Il aurait fallu des ressources additionnelles, peut-être
ponctuelles, et ensuite repartir sur une justice qui pourrait fonctionner de
manière acceptable. » Loin d’être parfaitement pensées, les CCD sont
donc attendues au tournant. À elles désormais de faire leurs preuves !
Bérengère
Margaritelli