Lors de la traditionnelle audience de
rentrée – la dernière pour le procureur général François Molins –, ce dernier a
fait part de ses préoccupations concernant entre autres le ministère public et
les lois adoptées sans budget dédié. De son côté, le Premier président
Christophe Soulard a notamment indiqué que les efforts de la haute juridiction
en matière de communication et de transparence seraient poursuivis.
Le 9 janvier, c’est devant une salle
comble parsemée de robes rouges que la Cour de cassation a ouvert son audience
de rentrée solennelle, notamment sous l'œil attentif de la présidente de
l’Assemblée nationale, du garde des Sceaux, ou encore de la présidente de la
Cour européenne des droits de l’homme.
Derrière son hermine, le Premier président
Christophe Soulard a rappelé que l’année 2023 serait marquée, pour l’autorité
judiciaire, par le renouvellement du Conseil supérieur de la magistrature
(CSM). L’occasion d’indiquer que l’organe constitutionnel a statué en quatre
ans sur plus de 10 000 nominations de magistrats, et que son activité
disciplinaire a été marquée par une « hausse importante » du
nombre de saisines. Christophe Soulard a aussi salué les efforts accomplis dans
la gestion des ressources humaines, « plus dynamique et au plus proche
des attentes des magistrats ».
Pour compléter ce bilan, le Premier
président a évoqué la contribution du CSM aux États généraux de la justice et
la remise d’un avis sur la responsabilité des magistrats. À la clef, 30
propositions visant principalement à renforcer la place de la déontologie, à
améliorer la détection des manquements disciplinaires, et à rendre plus
efficace le traitement de ces derniers. Parmi les autres mesures recommandées,
plusieurs concernent les plaintes des justiciables et visent à leur faciliter
la tâche en permettant aux commissions d’admission des requêtes « de
mener des investigations propres à pallier [leur] carence dans l’administration
de la preuve ». En effet, alors que la plupart de ces plaintes sont
déclarées irrecevables ou mal fondées, « certains pensent pouvoir tirer
de ce faible taux de réussite des plaintes la conclusion que la magistrature se
protège », a regretté Christophe Soulard, qui a assuré
qu’ « une grande partie de la défiance et de l’inquiétude » pourrait
être levée si le législateur adoptait une telle disposition.
Tout schuss sur la communication
Au titre des chantiers pour l’année
débutée, le Premier président a clairement fait comprendre que celui, entrepris
depuis 2019, de la motivation dite « enrichie » de ses arrêts dans
les affaires les plus importantes, serait poursuivi. Au-delà de rendre accessible
et intelligible la décision pour le justiciable, cette dernière permet aux
universitaires de participer « à un débat doctrinal plus riche et
fructueux pour les juges », et donne aussi « une information
utile au législateur et au Gouvernement », a souligné le Premier
président.
Les revirements de jurisprudence motivés
par la position des autres juridictions feront tout particulièrement l’objet
d’une plus grande transparence. « Lorsque [la Cour de cassation]
constate que sa jurisprudence rencontre de fortes résistances, qu’elle est
contraire à celle du Conseil d’État ou qu’elle est largement critiquée par la
doctrine, elle doit à tout le moins s’interroger sur sa pertinence et la
reconsidérer : ceci n’est pas nouveau mais il y a de la nouveauté à le
faire apparaître explicitement dans un arrêt », a indiqué
Christophe Soulard.
En complément, l’un des enjeux pour la
Cour est de réussir à comprendre pourquoi certaines juridictions « rendent
de manière récurrente des décisions qui ne pourront qu’être censurées par la
Cour de cassation ». Car si certaines décisions témoignent de la
volonté de ne pas suivre la jurisprudence de la haute juridiction, moteur pour
elle de remise en question, d’autres décisions peuvent résulter d’une
méconnaissance de cette jurisprudence, « qui doit conduire la Cour à
mettre en place des outils d’information pédagogique ». Bien que de
tels outils existent, ils sont pour l’heure « épars », a
informé Christophe Soulard, et vont être restructurés. « C’est dans le
même esprit que devra être construit l’observatoire des litiges judiciaires,
qui aura pour fonction d’identifier les contentieux émergents afin de les
traiter plus rationnellement, et de poursuivre la mise en œuvre de l’open data,
c'est-à-dire la mise à disposition du public de l’ensemble des décisions
rendues publiquement en France. »
Bref, on l’aura compris : la Cour de
cassation veut améliorer sa communication. D’ailleurs, dans la même logique, le
rapport annuel, les notices explicatives, les communiqués de presse, les
rencontres avec les journalistes, les lettres des chambres et les podcasts
« vont être développés et améliorés », a promis le Premier
président. La Cour de cassation souhaite en outre continuer à montrer comment
elle « travaille concrètement », toujours via des vidéos sur
les métiers de la Cour, mais aussi, nouveauté en 2023, via la captation
audiovisuelle de certaines audiences, à commencer par celles des assemblées
plénières. « Toutefois, la diffusion des audiences filmées devra faire
l’objet d’un accompagnement pédagogique », a précisé Christophe
Soulard, l’audience n’étant « que la partie émergée d’une réflexion qui
s’ancre dans des travaux préparatoires et se cristallise dans un délibéré
approfondi ».
Dernière audience de rentrée pour François
Molins
Autre changement en vue pour la haute
juridiction : le départ à la retraite, fin juin, du procureur général
François Molins, auquel le Premier président n’a pas manqué de rendre
hommage : « Pour beaucoup de nos concitoyens, vous restez le
procureur de Paris qui a su, lors des attentats terroristes, donner à voir avec
calme et détermination la réponse de l’institution judiciaire. (...) Vous
faites montre chaque jour de votre attachement à l’indépendance de la justice,
de votre sens de l’intérêt général, de votre simplicité. »
L’intéressé n’a, pour sa part, pas caché
son « émotion » et sa « fierté » :
« Aujourd’hui, c’est la dernière fois que je prends la parole à une
audience solennelle de rentrée de la Cour de cassation, après avoir passé plus
de quatre ans à la tête de ce parquet général aussi attachant qu’atypique. Mais
c’est aussi ma dernière audience de rentrée judiciaire, puisque, dans quelques
mois, s’achèvera ma carrière de magistrat, entamée il y a 46 ans au service
d’un seul engagement, celui de servir la justice de mon pays. »
À quelques mois de tirer sa révérence,
François Molins s’est réjoui des avancées ayant dynamisé le parquet général,
lequel participe à de « nombreux » groupes de travail, assiste
désormais aux séances d’instruction dans les affaires complexes, diffuse tous
les trois mois un panorama de la jurisprudence de la Cour, et vient d’effectuer
un « civil tour » qui l’a conduit, en 14 mois, à organiser huit
réunions interrégionales pour expliquer aux magistrats les dernières évolutions
de cette jurisprudence en matière d’état des personnes, de filiation et de
procédures collectives.
La justice en crise « depuis trop
longtemps »
Parmi les sujets de préoccupation cette
fois, François Molins a évoqué la « crise profonde » que
traverse la justice « depuis trop longtemps ». « Ces
dernières années ne peuvent qu’inspirer de vives inquiétudes qu’une
augmentation des moyens budgétaires ne suffira pas à elle seule à lever »,
a-t-il affirmé, en écho aux trois hausses successives déjà allouées en trois
ans. Selon le procureur général, les stocks des juridictions ont augmenté de
37 % entre 2005 et 2019. Au 31 décembre 2019, 1 400 000 affaires
pénales attendaient d’être jugées et 2 millions de plaintes sont en attente de
traitement dans les commissariats de police.
« Cette situation s’est dégradée
avec la crise sanitaire et a engendré un profond découragement et surtout de la
souffrance. Aujourd’hui, le système ne tient que grâce à l’engagement et à
l’abnégation des magistrats et des fonctionnaires de greffe. »
François Molins a par ailleurs déploré que
la loi ait « profondément évolué et dans le mauvais sens » :
« elle est devenue confuse, bavarde et pauvre, et elle est de plus en
plus fondée sur l’émotion suscitée par le fait divers », a-t-il
regretté. S’appuyant sur les constatations du comité des États généraux, le
procureur général a mis en exergue que la mise en œuvre de la loi « laissait
à désirer, faute de véritables études d’impact et dans un contexte de
sous-dotation des moyens dédiés ». Ainsi, a-t-il illustré, l’Assemblée
nationale a adopté dernièrement une proposition de loi créant des juridictions
spécialisées en matière de violences faites aux femmes… sans aucun moyen
supplémentaire.
Sur sa lancée, François Molins a également
fustigé les attaques « quotidiennes, petites ou grandes »
contre la séparation des pouvoirs. « Le phénomène ne laisse pas
d’inquiéter quand les coups sont portés par ceux qui sont précisément en charge
de la faire respecter. Afficher pour la justice une forme de mépris, inspirer à
l’opinion des sentiments bas sur son prétendu laxisme, ou mettre en cause la
légitimité de son action, tout cela avilit l’institution et en définitive
blesse la République. (...) L’autorité judiciaire se trouve
aujourd’hui prise dans un véritable étau : accusée d’être un danger pour
la démocratie parce qu’elle empièterait sur les prérogatives du législateur
d’un côté, elle est tout en même temps accusée de ne pas remplir son office lorsqu’elle
applique strictement la loi. Dans un cas comme dans l’autre, son action est
malheureusement remise en cause, au gré des décisions rendues et notamment par
les représentants des autres pouvoirs. »
Préoccupations autour du ministère public
Le procureur général s’est encore montré
« inquiet » sur la situation du ministère public. François
Molins a tenu à rappeler qu’en France, les magistrats du parquet sont soumis
aux mêmes exigences éthiques et déontologiques que les magistrats du siège.
« Ils sont gardiens des libertés, et c’est notamment pour cela que la
loi leur confie la direction de la police judiciaire. C’est pour cette raison
que si tout projet de réforme de la police judiciaire est légitime pour
améliorer son organisation et l’efficacité de la lutte contre la délinquance,
il ne peut en aucun cas remettre en cause ou affaiblir l’effectivité de la
direction de la police judiciaire », a-t-il martelé, faisant référence
au projet de réforme de la Police nationale porté par le ministre de
l’Intérieur Gérald Darmanin, qui prévoit de placer tous les services de police
d’un département, dont la PJ, sous l’autorité d’un seul directeur départemental
de la Police nationale, dépendant du préfet.
François Molins l’a par ailleurs martelé :
le parquet n’est pas une partie comme une autre, et le magistrat du parquet ne
« porte pas une appréciation sur le bien-fondé d’une accusation en
matière pénale » : « Il doit veiller à ce que l’enquête soit
conduite à charge et à décharge et doit veiller à la proportionnalité des
moyens utilisés pour l’enquête au regard de la gravité des faits. Contrairement
à l’avocat, le magistrat du ministère public ne représente pas un intérêt
particulier. Il bénéficie d’une délégation de souveraineté pour veiller à la
bonne application de la loi et à la protection de l’intérêt général. »
Pour le procureur général, la survie du
ministère public passe par une réforme consolidant son statut ; mais pas
question pour autant de proclamer sa totale indépendance, a-t-il souligné. Ce
statut lui donnerait, a-t-il avancé, des garanties suffisantes pour « protéger
et garantir sa neutralité et son impartialité ». Quant au processus de
nomination, il ne peut selon lui comporter aucune faiblesse institutionnelle.
Sur ce point, le magistrat propose de confier au CSM, « comme il le
préconise depuis longtemps », le pouvoir de proposition des procureurs
généraux de la Cour de cassation et des cours d’appel comme des procureurs de
la République. À son sens, cela constituerait une solution « évitant
tout risque de conflit d’intérêt ».
Les jeunes magistrats, « espoirs
de l’institution judiciaire »
François Molins a aussi eu quelques mots
au sujet de l’École nationale de la magistrature.
Alors que l’avocate Nathalie Roret a été
nommée à la direction de l'ENM en 2020, l’école s’ouvre également depuis
quelques années à des enseignants de divers horizons (démarche développée en
parallèle par les écoles d’avocats). Ce qui n’est pas vraiment du goût du
procureur général. Ce dernier a certes reconnu qu’il était enrichissant « d’élargir
et de diversifier le cercle des enseignants » en faisant appel à des
magistrats ou à des personnes extérieures afin d’assurer la diversification et
l’ouverture sur la société, et que l’ENM devait continuer à se réformer et à
s’ouvrir. Toutefois, à son sens, point trop n’en faut : « Ces
réformes, pour être légitimes, doivent se faire dans le respect des
fondamentaux [de l’école], en n’oubliant jamais que juger ou poursuivre est un
métier, et que les fondamentaux de celui-ci ne peuvent être véritablement
enseignés dans les directions d’étude que par des magistrats ayant acquis préalablement
ces techniques professionnelles sur le terrain. »
Enfin, le procureur général a rendu
hommage aux jeunes magistrats, qui sont « l’espoir de l’institution
judiciaire ». « Quand ils expliquent pourquoi ils ont choisi
ce métier magnifique, ils invoquent le terme de passion, un mot qui n’efface
pas pour autant les difficultés liées à la fonction. Ces jeunes magistrats sont
des praticiens de l’idéal. Ils ont choisi un métier dont ils peuvent et doivent
être fiers. Un métier qui incite au dépassement permanent de soi-même. Un
métier exigeant et difficile qui s’exerce au service de la loi et au service
des autres. Un métier qui nécessite un respect scrupuleux de ses obligations
déontologiques. En attendant des jours meilleurs (...), ils doivent rester
fidèles à leur idéal et ne pas oublier que la première des vertus, celle qui
sous-tend toutes les autres, c’est le courage. Je leur souhaite de garder
toujours leur enthousiasme pour continuer à servir avec passion cette justice
qui constitue l’engagement de notre vie », a conclu François Molins.
Puisse-t-il être entendu !
Bérengère Margaritelli