L’Institut des hautes
études de défense nationale et la Documentation française publient pour la
première fois l’ADN 2024, un annuaire stratégique qui propose une chronique
commentée des événements majeurs liés à la sécurité nationale et
internationale. Cet ouvrage collectif a vocation à devenir la référence
annuelle incontournable sur les questions de défense et de sécurité. Pour son
premier numéro, la revue livre une nouvelle grille de lecture des événements de
l’année 2022, marquée par la guerre russo-ukrainienne. Deux ans après le début
du conflit, les experts-contributeurs ont été invités à porter un regard
critique mais aussi prospectif sur les bouleversements stratégiques qui opèrent
depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, le 24 février 2022.
Presque deux ans déjà depuis l’invasion russe en Ukraine…
Une agression sidérante, dont peu d’experts avaient anticipé le déclenchement
et la durée. Analysant la déclaration de Vladimir Poutine du 24 février 2022,
Isabelle Facon, directrice adjointe de la Fondation pour la recherche
stratégique, spécialiste de la politique étrangère et de sécurité russe, est
revenue sur les raisons initiales de la guerre en Ukraine. Pour l’Année de la
Défense nationale 2024, elle rédige une analyse intitulée « Russie-Ukraine : une guerre pour un autre ordre international ? ». L’experte y rappelle
que le Kremlin a toujours peiné à concevoir l’Ukraine comme un État pleinement
souverain et à accepter « sa dérive euroatlantique ». Dans sa
déclaration du 24 février 2022, Vladimir Poutine déplore une Ukraine devenue « une anti-Russie sous contrôle complet de
l'Occident collectif », rappelle Isabelle Facon.
Au cœur des griefs de Moscou envers les Occidentaux se
trouvent les signes d’ouverture donnés à l’Ukraine pour son adhésion à l’OTAN.
Dès 2008 en effet, l’organisation atlantiste annonce sa volonté de faire une
place à l’Ukraine au sein de l’alliance. Après l'annexion de la Crimée en 2014,
elle développe et intensifie ses coopérations militaires avec l'Ukraine. En
2019 enfin, l'Ukraine poursuit son rapprochement en amendant sa Constitution
pour y inclure l'objectif d'adhérer à l'OTAN. Ces évolutions alimentent la
logique de guerre du président russe. Très vite, le Kremlin ne parle plus de « dénazification »
ou de « démilitarisation » de l'Ukraine - ce qui constituait la
terminologie initiale de l’« opération militaire spéciale » lancée
par Vladimir Poutine - mais de « guerre défensive » de la Russie face
à un Occident hostile. Une dialectique porteuse dans l’opinion publique russe.
Si Vladimir Poutine entre en guerre, c’est aussi en
raison d’un déni face au sentiment national ukrainien, analyse Isabelle Facon. « Ce qui est très frappant, c'est que Vladimir
Poutine ne veut pas ou ne peut pas comprendre que le sentiment national
ukrainien est devenu une réalité et qu'il s'est construit en bonne partie
contre la Russie depuis 2014 et l'annexion de la Crimée ». En
témoignent les nombreux appels aux civils et militaires ukrainiens à rallier la
Russie dans les débuts du conflit. Le président russe compte effectivement sur
la faiblesse de la résistance ukrainienne pour installer un gouvernement plus
conciliant vis-à-vis de Moscou à Kiev. « La
politique étrangère de la Russie, notamment vis-à-vis de ses voisins, a
toujours été davantage fondée sur la coercition ou la pression que sur la
séduction », commente la spécialiste. Vladimir Poutine mise aussi sur
la faiblesse du camp occidental, divisé et absorbé par ses crises internes,
pour déclencher son intervention militaire.
Mais si, initialement, l’opération spéciale russe était
bien destinée à « profiter de
la faiblesse perçue des Occidentaux pour faire entrer l'Ukraine dans le rang »,
Isabelle Facon estime que les enjeux stratégiques ont largement évolué depuis
février 2022. « Aujourd'hui,
le Kremlin tente de faire du conflit l'occasion d'une redéfinition radicale de
l'ordre international, avec à la clé un affaiblissement du rôle de l'Occident »,
avance-t-elle. Cette redéfinition du cadre stratégique soulève un certain nombre
d’enjeux pour l’Europe. A commencer par ceux de la menace nucléaire, la Russie
ayant utilisé son parapluie nucléaire pour dissuader l'OTAN d'intervenir d’une part, pour
calibrer le type de soutien des Occidentaux à l'Ukraine, d’autre part. Elle
interroge également la capacité des pays européens à maintenir leur cohésion et
à s’organiser avec ou sans l’allié états-unien, alors que l’adversité russe
vis-à-vis du camp occidental risque de s’inscrire dans la durée. Et que
l’environnement stratégique international est marqué par le retour de compétiteurs
désinhibés qui privilégient les rapports de force et n’hésitent pas à recourir à l’action militaire pour asseoir leur volonté. C’est ce qui ressort
notamment de l’audition du chef d’état-major des armées, Thierry Burkhard,
devant le Sénat puis l’Assemblée nationale en juillet dernier. Enfin, cette
nouvelle grille de lecture stratégique amène à considérer de près « le
soft power russe ». « Le
nouveau concept de la politique étrangère du Kremlin à destination de
l’Afrique, du Moyen-Orient et de l’Asie est la protection des valeurs
spirituelles et culturelles nationales face à une pression occidentale »,
analyse Isabelle Facon. Une stratégie marquée par des efforts de
déstabilisation répétés, que les Européens devront considérer avec vigilance.
Les leçons militaires de
la guerre en Ukraine
Quelles leçons militaires tirer du conflit
russo-ukrainien à présent ? La guerre en Ukraine offre bien malheureusement
l’occasion d’observer à taille réelle une guerre de haute intensité impliquant
le principal compétiteur stratégique de l’Europe, rappelle le général de
division aérienne, Vincent Breton, aussi directeur du Centre interarmées de
concept, de doctrine et d'expérimentation (CICDE). À ce titre, les événements
qui affectent l’Ukraine depuis plus de 10 ans démontrent plusieurs choses. Tout
d’abord, la multiplication des sources de renseignement - informations
électromagnétiques et satellitaires, drones, smartphones, réseaux sociaux -
ayant pour conséquence de « rendre le champ de bataille plus
transparent ». À titre d’exemple, « la
Russie est parvenue à toucher 75% des sites militaires ukrainiens dans les
premières 48 heures de l’invasion », rappelle le général Vincent
Breton. Paradoxalement, cette plus grande transparence participe aux
développements de stratégies de leurre sur le terrain : le conflit
russo-ukrainien s’illustre notamment par l’utilisation de matériels militaires
factices destinés à épuiser et à disperser les ressources adverses, dépensées
sur des équipements fantoches.
Le conflit russo-ukrainien constitue également une
démonstration de l’extension des domaines de conflit. Même si la guerre
continue de se déployer dans les espaces traditionnels que sont la terre, la
mer et les airs, de nouveaux domaines de guerre sont investis. Attaques
cybernétiques, guerre informationnelle en sont quelques exemples. « Les stratégies nationales s’expriment dans un nombre croissant de
milieux et de champs. Elles se déploient dans un périmètre toujours plus large,
au fur et à mesure que les activités humaines s’étendent à de nouveaux
domaines, multipliant ainsi les espaces de confrontation », avait déjà noté le chef
d’État-major des Armées en octobre 2021.
Les conflits pourraient s’étendre à des zones encore peu
exploitées du ciel, analyse également le général Vincent Breton, estimant que « c'est à haute altitude que se jouera
probablement l’extension la plus visible des domaines d’affrontements,
notamment à l'espace exoatmosphérique, et à très haute altitude. Là où
aujourd'hui ni avions, ni satellites ne volent ». Rappelant que la
Chine continentale déploie déjà depuis plus d’un an des ballons de
surveillance, l’expert militaire ajoute :
« ces zones du ciel sont amenées à devenir de plus en plus des zones de
compétition, de contestations et d’affrontements ». Même chose au
niveau des fonds marins, dont le sabotage du gazoduc Nord Stream il y a près
d’un an constitue les prémices.
Enfin, la durée du conflit - plus de 650 jours de guerre,
un impensable au début de l'invasion - interroge sur la capacité des États à
maintenir des moyens territoriaux, matériels et humains en temps de guerre.
Sans surprise, l’Ukraine tire cette profondeur stratégique du soutien massif et décisif des
Occidentaux. « Sans l’aide militaire
et financière des États-Unis et des Européens, le pays serait aujourd’hui en
grande partie contrôlé par la Russie », souligne le général Vincent
Breton. Kiev se distingue aussi par sa capacité à utiliser les capacités de ses
civils ou à faire appel à des opérateurs commerciaux, lui permettant de
surpasser les capacités russes dans certains domaines. La Russie, quant à elle,
dispose d'une profondeur stratégique à l'échelle d'un continent, très riche en
matières premières. Elle a surtout conservé un grand nombre d'équipements, de
matériel, de munitions, datant de la guerre froide. Cette logique patrimoniale
permet de mobiliser le volume de forces nécessaires pour tenir et durer dans
une guerre de haute intensité telle que celle qui s’est installée au cœur de
l’Europe. Les deux belligérants ont par ailleurs basculé en économie de guerre.
Dès le début du conflit, le
Kremlin a consacré 33 % de ses dépenses publiques à cet effort et réorganisé
son industrie de défense pour augmenter sa production. Un effort de guerre qui
amène à s’interroger sur la question centrale du budget. « Avec l’extension des domaines de conflit, on dispose d'un pot de
peinture pour couvrir les risques et les menaces, comme sur une toile. La toile
augmente, le pot de peinture aussi, mais pas au même rythme. Ce qui oblige à
étirer la peinture au risque d'avoir des capacités échantillonnées ou de
laisser des trous », conclut l’expert militaire.
Delphine Schiltz