POLITIQUE

Guerre en Ukraine : premières leçons stratégiques dans un monde en recomposition

Guerre en Ukraine : premières leçons stratégiques dans un monde en recomposition
Publié le 29/12/2023 à 11:30

L’Institut des hautes études de défense nationale et la Documentation française publient pour la première fois l’ADN 2024, un annuaire stratégique qui propose une chronique commentée des événements majeurs liés à la sécurité nationale et internationale. Cet ouvrage collectif a vocation à devenir la référence annuelle incontournable sur les questions de défense et de sécurité. Pour son premier numéro, la revue livre une nouvelle grille de lecture des événements de l’année 2022, marquée par la guerre russo-ukrainienne. Deux ans après le début du conflit, les experts-contributeurs ont été invités à porter un regard critique mais aussi prospectif sur les bouleversements stratégiques qui opèrent depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, le 24 février 2022.

Presque deux ans déjà depuis l’invasion russe en Ukraine… Une agression sidérante, dont peu d’experts avaient anticipé le déclenchement et la durée. Analysant la déclaration de Vladimir Poutine du 24 février 2022, Isabelle Facon, directrice adjointe de la Fondation pour la recherche stratégique, spécialiste de la politique étrangère et de sécurité russe, est revenue sur les raisons initiales de la guerre en Ukraine. Pour l’Année de la Défense nationale 2024, elle rédige une analyse intitulée « Russie-Ukraine : une guerre pour un autre ordre international ? ». L’experte y rappelle que le Kremlin a toujours peiné à concevoir l’Ukraine comme un État pleinement souverain et à accepter « sa dérive euroatlantique ». Dans sa déclaration du 24 février 2022, Vladimir Poutine déplore une Ukraine devenue « une anti-Russie sous contrôle complet de l'Occident collectif », rappelle Isabelle Facon.

Au cœur des griefs de Moscou envers les Occidentaux se trouvent les signes d’ouverture donnés à l’Ukraine pour son adhésion à l’OTAN. Dès 2008 en effet, l’organisation atlantiste annonce sa volonté de faire une place à l’Ukraine au sein de l’alliance. Après l'annexion de la Crimée en 2014, elle développe et intensifie ses coopérations militaires avec l'Ukraine. En 2019 enfin, l'Ukraine poursuit son rapprochement en amendant sa Constitution pour y inclure l'objectif d'adhérer à l'OTAN. Ces évolutions alimentent la logique de guerre du président russe. Très vite, le Kremlin ne parle plus de « dénazification » ou de « démilitarisation » de l'Ukraine - ce qui constituait la terminologie initiale de l’« opération militaire spéciale » lancée par Vladimir Poutine - mais de « guerre défensive » de la Russie face à un Occident hostile. Une dialectique porteuse dans l’opinion publique russe.

Si Vladimir Poutine entre en guerre, c’est aussi en raison d’un déni face au sentiment national ukrainien, analyse Isabelle Facon. « Ce qui est très frappant, c'est que Vladimir Poutine ne veut pas ou ne peut pas comprendre que le sentiment national ukrainien est devenu une réalité et qu'il s'est construit en bonne partie contre la Russie depuis 2014 et l'annexion de la Crimée ». En témoignent les nombreux appels aux civils et militaires ukrainiens à rallier la Russie dans les débuts du conflit. Le président russe compte effectivement sur la faiblesse de la résistance ukrainienne pour installer un gouvernement plus conciliant vis-à-vis de Moscou à Kiev. « La politique étrangère de la Russie, notamment vis-à-vis de ses voisins, a toujours été davantage fondée sur la coercition ou la pression que sur la séduction », commente la spécialiste. Vladimir Poutine mise aussi sur la faiblesse du camp occidental, divisé et absorbé par ses crises internes, pour déclencher son intervention militaire.

Mais si, initialement, l’opération spéciale russe était bien destinée à « profiter de la faiblesse perçue des Occidentaux pour faire entrer l'Ukraine dans le rang », Isabelle Facon estime que les enjeux stratégiques ont largement évolué depuis février 2022. « Aujourd'hui, le Kremlin tente de faire du conflit l'occasion d'une redéfinition radicale de l'ordre international, avec à la clé un affaiblissement du rôle de l'Occident », avance-t-elle. Cette redéfinition du cadre stratégique soulève un certain nombre d’enjeux pour l’Europe. A commencer par ceux de la menace nucléaire, la Russie ayant utilisé son parapluie nucléaire pour dissuader l'OTAN d'intervenir d’une part, pour calibrer le type de soutien des Occidentaux à l'Ukraine, d’autre part. Elle interroge également la capacité des pays européens à maintenir leur cohésion et à s’organiser avec ou sans l’allié états-unien, alors que l’adversité russe vis-à-vis du camp occidental risque de s’inscrire dans la durée. Et que l’environnement stratégique international est marqué par le retour de compétiteurs désinhibés qui privilégient les rapports de force et n’hésitent pas à recourir à l’action militaire pour asseoir leur volonté. C’est ce qui ressort notamment de l’audition du chef d’état-major des armées, Thierry Burkhard, devant le Sénat puis l’Assemblée nationale en juillet dernier. Enfin, cette nouvelle grille de lecture stratégique amène à considérer de près « le soft power russe ». « Le nouveau concept de la politique étrangère du Kremlin à destination de l’Afrique, du Moyen-Orient et de l’Asie est la protection des valeurs spirituelles et culturelles nationales face à une pression occidentale », analyse Isabelle Facon. Une stratégie marquée par des efforts de déstabilisation répétés, que les Européens devront considérer avec vigilance.

Les leçons militaires de la guerre en Ukraine

Quelles leçons militaires tirer du conflit russo-ukrainien à présent ? La guerre en Ukraine offre bien malheureusement l’occasion d’observer à taille réelle une guerre de haute intensité impliquant le principal compétiteur stratégique de l’Europe, rappelle le général de division aérienne, Vincent Breton, aussi directeur du Centre interarmées de concept, de doctrine et d'expérimentation (CICDE). À ce titre, les événements qui affectent l’Ukraine depuis plus de 10 ans démontrent plusieurs choses. Tout d’abord, la multiplication des sources de renseignement - informations électromagnétiques et satellitaires, drones, smartphones, réseaux sociaux - ayant pour conséquence de « rendre le champ de bataille plus transparent ». À titre d’exemple, « la Russie est parvenue à toucher 75% des sites militaires ukrainiens dans les premières 48 heures de l’invasion », rappelle le général Vincent Breton. Paradoxalement, cette plus grande transparence participe aux développements de stratégies de leurre sur le terrain : le conflit russo-ukrainien s’illustre notamment par l’utilisation de matériels militaires factices destinés à épuiser et à disperser les ressources adverses, dépensées sur des équipements fantoches.

Le conflit russo-ukrainien constitue également une démonstration de l’extension des domaines de conflit. Même si la guerre continue de se déployer dans les espaces traditionnels que sont la terre, la mer et les airs, de nouveaux domaines de guerre sont investis. Attaques cybernétiques, guerre informationnelle en sont quelques exemples. « Les stratégies nationales s’expriment dans un nombre croissant de milieux et de champs. Elles se déploient dans un périmètre toujours plus large, au fur et à mesure que les activités humaines s’étendent à de nouveaux domaines, multipliant ainsi les espaces de confrontation », avait déjà noté le chef d’État-major des Armées en octobre 2021.

Les conflits pourraient s’étendre à des zones encore peu exploitées du ciel, analyse également le général Vincent Breton, estimant que « c'est à haute altitude que se jouera probablement l’extension la plus visible des domaines d’affrontements, notamment à l'espace exoatmosphérique, et à très haute altitude. Là où aujourd'hui ni avions, ni satellites ne volent ». Rappelant que la Chine continentale déploie déjà depuis plus d’un an des ballons de surveillance, l’expert militaire ajoute : « ces zones du ciel sont amenées à devenir de plus en plus des zones de compétition, de contestations et d’affrontements ». Même chose au niveau des fonds marins, dont le sabotage du gazoduc Nord Stream il y a près d’un an constitue les prémices.

Enfin, la durée du conflit - plus de 650 jours de guerre, un impensable au début de l'invasion - interroge sur la capacité des États à maintenir des moyens territoriaux, matériels et humains en temps de guerre. Sans surprise, l’Ukraine tire cette profondeur stratégique du soutien massif et décisif des Occidentaux. « Sans l’aide militaire et financière des États-Unis et des Européens, le pays serait aujourd’hui en grande partie contrôlé par la Russie », souligne le général Vincent Breton. Kiev se distingue aussi par sa capacité à utiliser les capacités de ses civils ou à faire appel à des opérateurs commerciaux, lui permettant de surpasser les capacités russes dans certains domaines. La Russie, quant à elle, dispose d'une profondeur stratégique à l'échelle d'un continent, très riche en matières premières. Elle a surtout conservé un grand nombre d'équipements, de matériel, de munitions, datant de la guerre froide. Cette logique patrimoniale permet de mobiliser le volume de forces nécessaires pour tenir et durer dans une guerre de haute intensité telle que celle qui s’est installée au cœur de l’Europe. Les deux belligérants ont par ailleurs basculé en économie de guerre. Dès le début du conflit, le Kremlin a consacré 33 % de ses dépenses publiques à cet effort et réorganisé son industrie de défense pour augmenter sa production. Un effort de guerre qui amène à s’interroger sur la question centrale du budget. « Avec l’extension des domaines de conflit, on dispose d'un pot de peinture pour couvrir les risques et les menaces, comme sur une toile. La toile augmente, le pot de peinture aussi, mais pas au même rythme. Ce qui oblige à étirer la peinture au risque d'avoir des capacités échantillonnées ou de laisser des trous », conclut l’expert militaire.

Delphine Schiltz

 


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