JUSTICE

INTERVIEW. « Pour la magistrature, l’ARA est un levier formidable de transformation d’une organisation »

INTERVIEW. « Pour la magistrature, l’ARA est un levier formidable de transformation d’une organisation »
Publié le 10/05/2024 à 10:47

Depuis la mi-mars, le tribunal judiciaire de Colmar expérimente l’audience de règlement amiable, dernière arrivée dans la boîte à outils des MARD. Une nouveauté qui pourrait bien révolutionner l’office des juges, selon Ombeline Mahuzier. La présidente de la juridiction milite pour que les magistrats développent une approche empruntée à la psychologie, dite « systémique », afin de mieux comprendre ce qui se joue entre les parties.

JSS : Au TJ de Colmar, la première audience d’ARA a eu lieu le 22 mars. A-t-elle débouché sur un accord ? Pourquoi avoir attendu plusieurs mois après la création de ce nouveau MARD pour organiser une telle audience ?

Ombeline Mahuzier : C’était une première qui n’a pas eu le dénouement espéré, mais elle a eu le mérite d’ouvrir le bal et de nous permettre a posteriori d’identifier ce qui pouvait être amélioré. Une audience ultérieure a débouché sur un accord total, une autre sur un accord partiel, nos efforts commencent à payer.

Par ailleurs, il nous a fallu un certain temps pour orchestrer les premières audiences, car les textes d’application sont sortis très tard : le décret qui crée l’ARA est sorti le 29 juillet 2023, pour une entrée en vigueur au 1er novembre. Concrètement, la circulaire venue apporter un mode opératoire pour cette mise en œuvre date du 17 octobre, soit 15 jours avant l’entrée en vigueur… Il était compliqué de concevoir une organisation opérationnelle avant cela ! Il aurait fallu anticiper davantage, mais le dispositif n’était pas encore applicable juridiquement dans tous les cas. 

Dès le 1er janvier, des créneaux d’audience étaient prévus pour des ARA, mais ils n’ont pas été immédiatement remplis, en raison d’une vraie difficulté : fixer des dossiers à des audiences présume une orientation en amont, ce qui suppose d’avoir été saisi, d’avoir étudié le dossier, d’avoir sollicité la position des parties. Sur ce point, il n’est pas toujours pertinent de proposer une ARA immédiatement : d’abord, il y a l’assignation aux premiers échanges et les premières conclusions, qui permettent aux parties de jauger l’enjeu du litige, d’avoir une base de discussion. Il faut que les échanges aient déjà pu atteindre une certaine « maturité » dans l’argumentation. La sélection des dossiers pour une mesure amiable, leur orientation, la préparation du terrain auprès des parties, c’est tout un travail ! C’est pour cette raison que les audiences se remplissent au compte-gouttes pour l’instant.

JSS : Comment se passe l’orientation d’un dossier en ARA ? Quels sont les critères déterminants dans un dossier ?

O.M. : Pour le moment, les demandes d’ARA initiées par les avocats sont rares – il y en a eu une seule à ma connaissance devant le TJ de Colmar. C’est donc aux juges d’identifier si un dossier se prête à une ARA, et d’essayer de susciter l’accord des parties pour entrer dans cette démarche, avant même de travailler à un accord sur le fond.

Ainsi, on ne s’est pas contenté d’attendre les nouveaux dossiers. On est parti du stock, on a pris tous les dossiers en attente de décision, en délibéré, pour rouvrir les débats le cas échéant, et proposer une date d’audience d’ARA proche. L’amiable n’est pas un « outil de gestion des flux », mais c’est en revanche une possibilité pour les justiciables de parvenir à une solution rapide. Il nous semblait légitime de le proposer en priorité à celles et ceux qui attendaient déjà une décision de justice, parfois depuis plusieurs mois.

Nous avons donc réfléchi à un véritable projet de service, dans le dialogue avec le barreau, et à une politique de juridiction en la matière. Avec la vice-présidente coordonnatrice du service civil, les juges du service, la magistrate honoraire de la cour d’appel désignée pour développer l’amiable, et avec l’aide de la juriste assistante, nous avons travaillé en collégialité. Nous avons vite constaté un premier obstacle : les mêmes critères peuvent aboutir à une décision d’ARA ou non.

Par exemple, un fort contenu émotionnel rattaché à une affaire fait partie des indices favorables identifiés par la fiche pratique du ministère de la Justice pour une orientation vers une voie amiable. C’est vrai, mais c’est à double tranchant. Il y a des situations où le contenu émotionnel est tel qu’il est impossible d’en rediscuter en amiable, comme dans certaines affaires de liquidations de sociétés civiles et immobilières, sur un terreau familial complètement crispé. Un même dossier peut se prêter très bien à l’ARA parce que le litige est déjà très ancien, et que les parties sont donc prêtes à renoncer à certaines demandes pour « en finir », là où à l’inverse, l’ancienneté du dossier fait que le moment propice à une discussion est passé, et que les parties sont arc-boutées sur leurs positions.

Dans nos critères de sélection, nous avons essayé d’avoir des ambitions mesurées et des objectifs atteignables. Nous sommes parties du principe qu’il ne fallait pas orienter un nombre trop conséquent d’audiences vers des ARA pour avoir un retour d’expérience avant d’élargir le périmètre : nous avons voulu choisir des dossiers qui s’y prêtaient vraiment et tirer des enseignements avant d’aller plus loin.

Quant aux caractéristiques du litige, nous avons notamment analysé s’il pouvait y avoir une négociation – dans plusieurs situations de droit de la construction, sur la bonne exécution de travaux sollicités –, mais aussi prêté attention aux contextes où les relations entre les parties devraient se poursuivre, du fait de la proximité personnelle ou géographique. Par exemple, nous avons orienté des dossiers de copropriété avec des problèmes de règlement de charges.

Nous avons ainsi examiné en décembre et janvier une quarantaine de dossiers en délibéré. Dans un premier temps, j’ai créé une audience exceptionnelle dédiée aux orientations en ARA, que j’ai présidée, le 25 janvier 2024, avec des juges de la chambre civile, et pendant laquelle huit dossiers ont été appelés.

JSS : Quelle a été la réaction des avocats des parties aux dossiers ? Comment cette audience spéciale s’est-elle conclue ?

O.M. : Il y a eu tout un travail de conviction sur l’opportunité de l’amiable, que j’ai essayé de mener en vue de cette audience du 25 janvier. J’ai appelé personnellement les avocats pour leur expliquer la démarche. Avec la mise en état électronique, beaucoup d’audiences civiles se tiennent maintenant de manière totalement dématérialisée, il y avait donc un risque qu’ils ne soient pas présents. Chacun reste dans son bureau, échange des conclusions électroniques, le juge statue à distance, et le dialogue s’en trouve appauvri.

Mais les avocats sont tous venus, et dans la moitié des dossiers, les avocats ont accepté une orientation en ARA. C’était symbolique et encourageant. Ce qui ne les a pas empêchés, le jour de l’audience, d’être parfois frustrés de se voir proposer une nouvelle date d’audience plutôt qu’un délibéré. C’est bien compréhensible. Je crois qu’ils avaient aussi besoin d’entendre que ce n’était pas une façon pour le juge de se dédouaner, de refuser de juger. D’autant que c’est bien un magistrat du tribunal qui reprendra le dossier en main pour l’audience, et il ne s’agit donc pas d’alléger le travail des juges, au contraire !

JSS : Vous avez également profité de la première journée nationale de la relation magistrats-avocats pour remettre le sujet de l’ARA sur le tapis…

O.M. : Oui, le 21 mars, j’ai proposé au barreau un atelier de justice civile et amiable au TJ de Colmar, en m’inspirant de ce qui avait été fait par le président du TJ de Guéret, Michaël Humbert l’année précédente. La bâtonnière a tout de suite dit oui, et de nouveau, les avocats ont répondu présents. J’y ai vu un signe fort d’écoute et d’attention pour l’amiable, mais aussi de la qualité du dialogue qu’on entretient avec le barreau.


« L’ARA est une façon de replacer les parties en responsabilité. 

Elles doivent être actrices de la solution »

                                                                        Ombeline Mahuzier, présidente du TJ de Colmar


Pour cet atelier, la salle d’audience a été reconfigurée pour que nous soyons tous au même niveau et pour qu’il y ait une vraie liberté de parole, une proximité. Je souhaitais une réflexion interactive et pragmatique autour de la justice civile et des enjeux de l’amiable. Nous avons évoqué les différentes voies amiables pour discuter de leurs avantages, de leurs inconvénients, et entendre les contraintes des avocats. Nous avons aussi travaillé sur le circuit lié à l’ARA, l’organisation, le relationnel… Je crois que cela a fait avancer les choses.

J’ai le sentiment que les avocats sont vigilants, certains sur la réserve, mais prêts à avancer. Ils ont besoin d’un moteur et de garanties, par exemple que le circuit de l’ARA ne va pas ralentir le processus de décision, ni les exclure de la négociation avec les parties. Ils veulent avoir l’assurance d’être impliqués, et que leur parole ne sera pas mise en porte à faux vis-à-vis de leurs clients. Ils ont aussi besoin de résultats, ne serait-ce que pour porter la parole auprès d’eux. On en a tous besoin !

JSS : Comment la mise en place de l’ARA a-t-elle été perçue par les magistrats, a fortiori ceux de Colmar ? Quel accueil lui ont-il réservé ?

O.M. : Les magistrats, dès qu’on les a sollicités, se sont montrés très volontaires au sein du tribunal de Colmar. Je dois dire que j’ai été étonnée d’un tel enthousiasme. Pourtant, ce n’était pas gagné, car il y avait beaucoup d’inquiétudes, au premier rang desquelles l’augmentation du nombre d’audiences. Un certain nombre de collègues redoutaient de demander aux magistrats d’investir ce dispositif qui vient s’ajouter à une charge déjà lourde, malgré l’arrivée progressive des juristes assistants (promise par le plan de recrutements pour la Justice, ndlr).

C’est une préoccupation que je partageais : avec les absences non remplacées et la charge de travail importante, c’est compliqué, en tant que manageur, de demander aux juges et aux greffes d’en faire davantage. J’ai donc préféré passer un appel à candidatures : l’idée était de voir si des magistrats seraient intéressés pour tenir volontairement des ARA… et j’ai reçu aussitôt six candidatures ! Proposer aux juges de rencontrer les justiciables a séduit. Tout de suite, les propositions et les initiatives ont fusé : création d’une liste de discussion interne, partage d’outils, déjeuners de l’ARA…

Vous savez, les magistrats du siège souffrent parfois d’une forme d’isolement vis-à-vis des autres professionnels et des justiciables, seuls face à des dossiers lourds et complexes. Pourquoi faisons-nous ce métier ? Pas seulement pour rédiger des décisions, mais aussi pour les rendre, pour entendre les gens, les rencontrer, et leur donner une parole de justice. C’est pour ça que l’ARA a été vite acceptée, que les juges s’en sont emparés. 

On a beaucoup parlé, au moment des Etats généraux de la justice, d’une « perte de confiance dans la justice », d’une institution distante. La logique de performance, avec la rationalisation du temps des audiences pour une justice plus efficace, a eu le mérite de pour redonner du temps au juge (et du temps, on en a besoin), mais aussi le travers d’éloigner le juge du justiciable – et réciproquement. En réalité, il y a une demande convergente entre l’institution, le corps de la magistrature, et les citoyens : celle de la rencontre entre le juge et le justiciable. L’engouement des magistrats pour présider des audiences d’ARA en est un exemple criant. Le cœur du métier des magistrats, celui auquel les juges sont le plus attachés, c’est la rencontre avec les justiciables.

JSS : En tant que présidente de tribunal, quels leviers voyez-vous dans l’ARA ? Comment les magistrats peuvent-ils s’en emparer pour qu’elle soit efficace ?

O.M. : Quand j’ai vu l’engouement des magistrats pour les ARA, j’ai identifié un levier formidable de transformation d’une organisation. Dès lors que les professionnels ont envie de faire leur métier autrement, alors on a toute latitude pour imaginer une organisation renouvelée, pour faire évoluer les pratiques. La difficulté, c’est de mettre en place un véritable pilotage du projet, car les juridictions de taille modeste n’ont pas toujours l’habitude ni les moyens de fonctionner en mode projet, et de se mettre autour de la table. Je vois là une bonne occasion de le faire !

Pour cette mise en place, les pistes en la matière diffusées par la Chancellerie sont une base de travail. Mais au TJ de Colmar, nous avons surtout adopté une démarche « bottom up », c’est-à-dire que la remontée par capillarité des premières expériences va venir encourager les bonnes pratiques. Pour l’ARA, il n’y a pas de kit pratique, par exemple sur le déroulé d’une audience, la posture à adopter, les techniques de négociation. Les magistrats qui sont en poste aujourd’hui dans les tribunaux n’y ont pas encore été formés. C’est donc une compétence qu’ils doivent acquérir.

Il me semble que l’ARA contribue à changer l’office du juge, parce que la légitimité institutionnelle et l’expérience des audiences classiques ne suffit pas.

JSS : Qu’est-ce qui change exactement pour le juge dans la manière de conduire une ARA par rapport à une audience classique ?

O.M. : Quand vous présidez une audience classique, il y a un cadre formel. L’ordre de la prise de parole est relativement figé, la circulation de la parole est régie par les textes. Avec l’ARA, au contraire, la parole circule librement, y compris de manière informelle, il faut donc la gérer et la distribuer autrement. Les postures traditionnelles de juge arbitre et impartial évoluent. Il est possible de manifester une forme d’empathie pour l’un ou l’autre, lors des apartés notamment, de leur dire qu’on les croit, de leur montrer qu’on est sensible à leurs arguments.

Appliquer les méthodes de la justice traditionnelle, c’est-à-dire conflictuelle, ne permet pas forcément de faire émerger une solution ; le véritable enjeu est d’introduire une dynamique différente.

Certes, tout cela va avoir un coût en termes de formation, de temps passé à étudier les dossiers, à dialoguer. C’est une procédure très lourde. Mais je suis optimiste, car je vois que les magistrats et les avocats s’engagent. On manque encore de moyens et de recul bien sûr sur ce sujet, on n’a pas encore identifié toutes les possibilités qu’elle offrait, mais on y croit !

JSS : Vous parlez d’introduire une dynamique différente, pouvez-vous développer ?

O.M. : Je crois beaucoup en l’approche systémique, cette technique particulière qui aborde les problèmes comme un ensemble d’éléments en relations mutuelles. L’analyse systémique considère traditionnellement que tous les savoirs organisés, notamment en sciences humaines, sont susceptibles d'être reliés de manière cohérente, et qu’il est donc possible d’avoir recours aussi bien à la psychologie sociale, aux neurosciences, ou encore à la sociologie pour décrypter et résoudre un problème posé.

Il s’agit surtout de savoir comment se placer avec les parties pour qu’elles se rapprochent, qu’elles puissent exprimer attentes, leurs besoins et leurs contraintes, et pour proposer une posture différente, un autre regard sur le conflit qui les oppose.

Cette approche peut nous aider à comprendre ce qui se joue entre les parties : sur le plan relationnel, émotionnel et cognitif par exemple, et pas seulement sous l’angle juridique ou économique. Dans le cadre amiable, le débat, la discussion, ne peuvent pas être juridiques et ces grilles d’analyses sont donc très riches. Pour moi, il faut développer la formation aux outils de la systémique pour aider les juges à faire évoluer le litige compris comme « un système », celui des relations entre les parties, qui inclut leur vision du juste, leurs relations avec leurs avocats, mais aussi par exemple avec leurs associés ou les autres membres de la famille…

Car finalement, un litige, c’est un petit système relationnel qui s’est figé. L’enjeu est de faire évoluer certains éléments pour faire émerger une solution, de l’intérieur ou de l’extérieur. Face à système de relations, qui tente de se maintenir dans son état initial puisque les parties campent sur leurs positions, il va falloir faire évoluer certains aspects à l’intérieur même du litige pour que la solution puisse se mettre en place. Et cela, c’est une technique à laquelle sont formés les psychologues familiaux, pas les praticiens du droit.

JSS : Outre le juge, les parties n’ont-elles pas un rôle à jouer, elles aussi ?

O.M. : Justement, selon moi, l’ARA est aussi une façon de replacer les parties en responsabilité. Elles doivent être actrices de la solution.

Dans un dossier civil, où le litige est l’objet des parties, par principe, on est en droit de se demander si ce n’est pas aussi à elles de régler « leur » problème. Et si l’accès au juge est une garantie démocratique, cela ne les dispense pas de contribuer à la résolution du litige. Le droit d’ester en justice ne doit pas être une sorte de « droit de tirage », où les premiers concernés se désinvestissent du litige, en attendant qu’un juge tranche, à tout prix.

Je suis certaine que ce changement de méthode peut déboucher sur des décisions mieux acceptées, mieux exécutées, et aussi permettre un regard différent sur la justice.

Dans la situation qui est la leur, généralement, les parties ont saisi le juge après avoir constaté, ou estimé, qu’elles ne parviendraient pas à résoudre le problème par elles-mêmes. Trop souvent, parce qu’elles attendent de la justice que celle-ci tranche, elles se retirent du processus de décision, et ne participent donc plus à construire la solution. Les remettre au centre de ce processus de décision est une vraie perspective de progrès.

Propos recueillis par Bérengère Margaritelli



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