Annoncée mardi par le Premier
ministre Gabriel Attal, la coupure du réseau social TikTok en Nouvelle-Calédonie vise à endiguer la « désinformation étrangère ». Pour Coralie Richaud, constitutionnaliste spécialiste du numérique, cette mesure prise dans le cadre de l’état d’urgence est « loin de l’esprit de la loi ».
La France dans la roue des
régimes autoritaires ? En interdisant, le 15 mai, l’accès au réseau social
TikTok en Nouvelle-Calédonie, le pays des droits de l’homme rejoint la Chine, l’Iran
et la Syrie sur la liste de 77 pays ayant entravé l’accès à Internet ou coupé l’accès
aux réseaux sociaux depuis 2015, recensés par la
société Surfshark sur la base
de rapports d’ONG.
Inédite en France, mais aussi
en Europe, cette mesure fait suite aux émeutes qui secouent l’île depuis le
vote, lundi à l'Assemblée nationale, de la révision constitutionnelle réformant le corps électoral néocalédonien.
Trois manifestants et deux gendarmes sont morts depuis le début des
affrontements. La situation a poussé le gouvernement à déclencher l’état d’urgence
sur le territoire, officiellement en vigueur depuis le 15 mai à 20 heures,
heure de Paris.
D’après le Figaro, l’interdiction
de TikTok est déjà en vigueur sur les téléphones mobiles néocalédoniens. Le
blocage est assuré par l’office des postes et des télécommunications de
Nouvelle-Calédonie. Le réseau social chinois est soupçonné d’être une caisse de
résonance d’une « désinformation […] alimenté[e] par des
pays étrangers », selon le cabinet du Premier ministre. Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, évoque
nommément l’Azerbaïdjan, regrettant « qu’une partie des
indépendantistes calédoniens aient fait un deal » avec le pays. Des
accusations démenties par Bakou.
La coupure de TikTok suscite
des interrogations parmi les juristes, dont certains questionnent sa conformité
avec l’esprit de la loi sur l'état d'urgence. Coralie Richaud, maitre de conférences en droit public
à l’université de Limoges et constitutionnaliste spécialiste du numérique,
apporte son éclairage au JSS.
Journal spécial des sociétés :
Sur quelle base légale se fonde l’interdiction de TikTok en Nouvelle
Calédonie ?
Coralie Richaud : En 2017 le Parlement a
modifié la loi du 3 avril 1955 portant
sur le régime de l’état d’urgence sécuritaire et
a ainsi modifié l’article 11 qui permet notamment au ministre de l'Intérieur de prendre « toute mesure pour assurer l'interruption de tout
service de communication au public en ligne provoquant à la commission d'actes
de terrorisme ou en faisant l’apologie ». Ce qui pose évidemment la question de savoir
si cette mesure est pertinente dans le cadre d’émeutes telles que celle qui ont
lieu en Nouvelle-Calédonie.
Cette disposition, introduite par
un amendement devant l’Assemblée nationale, avait été adoptée après les
attentats de 2015. Autrement dit, dans un contexte terroriste identifié et pour
lequel le recours au blocage d’Internet était, pour les députés, « une
faculté de faire interrompre un site provoquant à la commission d’actes de
terrorisme ou en faisant l’apologie »
Dans le cas néocalédonien,
les raisons du blocage semblent être tout autre ! A en juger par la réponse du
cabinet du Premier ministre, le blocage de TikTok serait justifié car
« l’application est utilisée en tant que support de diffusion de
désinformation sur les réseaux sociaux, alimentés par des pays étrangers et
relayé par les émeutiers ». On le voit ici, l’esprit du texte est bien
lointain…
Au fond, cela pose la question de
ce que recouvre la lutte contre le terrorisme et qui peut englober de
nombreuses situations violentes. Or, toutes les actions violentes ne peuvent
être qualifiées d’actes terroristes - sinon à vider de son sens le terme et
ainsi à multiplier le recours aux régimes d’exceptions.
Hasard du calendrier, la question de la conformité des
mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence sécuritaire fait écho à une
décision que vient de rendre la Cour européenne des droits de l'homme, qui
condamne la France pour une mesure d'assignation à résidence prise envers un
militant écologiste en 2015 au moment de la COP21.
JSS : Cette mesure parait-elle
compatible avec la Constitution ?
CR : A ce jour, le Conseil
constitutionnel n’a pas eu l’occasion de contrôler la conformité de cette
disposition à la Constitution. En revanche, en matière de protection de la
liberté d’expression, le juge constitutionnel est très clair : pour qu’une
atteinte à cette liberté soit déclarée conforme à la Constitution, il faut
qu’elle soit nécessaire, adaptée et proportionnée. On parle donc de triple test
de proportionnalité et le Conseil l’a affirmé dès 2009 [dans le cas d’Internet]
à l’occasion de sa décision Hadopi. Reste la possibilité que cette disposition
fasse l’objet d’un contrôle a posteriori, via une QPC, qui pourrait être posée
à l’occasion d’une instance, si par exemple un justiciable soulevait cette
question.
JSS : Comment analysez-vous
cette interdiction ?
CR : En Europe, cette
interdiction est assez inédite, à
ma connaissance aucun blocage n’a été opéré sur un réseau social. Ce précédent, sans doute motivé par
des raisons relevant davantage d’un enjeu de politique internationale à en
juger par le communiqué du cabinet du Premier ministre et le fait que TikTok
soit un acteur chinois, pose néanmoins question. En effet, les autres réseaux
sociaux demeurent actifs comme X (ex-Twitter), Instagram, Discord, Twitch, etc. Et dans l’histoire
des contestations portées par des réseaux sociaux, ce sont davantage ces
derniers qui ont permis la structuration des mouvements contestataires.
Néanmoins, cette interdiction
conforte une intuition, développée dans mes travaux : à savoir que les réseaux
sociaux permettent de structurer les contestations de nature collective et de
les hisser au niveau des représentants. Et si l’on regarde l’historique
des contestations portées par les réseaux sociaux, souvent le point de départ
est une modification constitutionnelle - comme ce que l’on observe en Nouvelle-Calédonie.
Par exemple, en 2014, la réforme
visant à restreindre le suffrage universel pour l’élection du chef de
l’exécutif de Hong Kong avait conduit au mouvement des Parapluies de Hong Kong,
mis en forme et structuré par les réseaux sociaux. De la même manière, au
Sénégal, à la suite de l’annonce en début d’année du report de l'élection
présidentielle, les mouvements contestataires ont pris forme sur les réseaux -
ce qui a notamment conduit à des blocages de l’exécutif afin de mettre fin à la
contestation.
Même chose lors de l'attaque du capitole en 2021
aux États-Unis : qu'a fait Twitter dans l'instant ? Ils ont suspendu le
compte de Donald Trump. A chaque fois qu'il y a une crise entre représentés et
représentants, on constate ces schémas de blocage en ligne. Et la Nouvelle-Calédonie
ne fait pas exception. Pour rester en Europe et mettre en perspective cette
interdiction de TikTok, il est intéressant de faire le parallèle avec la
Géorgie, où l'adoption de la loi sur l'influence étrangère déclenche la
contestation. Mais malgré les grandes manifestations, l'accès à Internet n'a
pas été altéré.
Propos recueillis par Nicolas Turcev