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Jeux vidéo : la question des droits d'auteur face à l'IA générative

Jeux vidéo : la question des droits d'auteur face à l'IA générative
Publié le 07/05/2025 à 12:00
Un bouleversement technologique majeur est en train de transformer en profondeur l’industrie du jeu vidéo. L’irruption de l’intelligence artificielle générative dans les processus de création peut en effet empêcher leur protection par le droit d’auteur.

Si l’intelligence artificielle est utilisée depuis longtemps dans les jeux vidéo, l’émergence de l’IA générative change aujourd’hui radicalement la donne.

Auparavant, l’IA réagissait seulement à des situations définies par des développeurs, par exemple pour gérer le comportement des ennemis ou la difficulté. Aujourd’hui, elle est capable de générer automatiquement du contenu, comme des décors, des dialogues, des personnages ou même des quêtes, voire des mécaniques de jeu.

L’expérience du joueur peut ainsi être enrichie en temps réel. Si l’IA générative réduit considérablement les temps de production, elle modifie également la nature même de la création. Cette automatisation semble notamment faire voler en éclats les modèles classiques du droit d’auteur.

« Que devient la protection juridique d’une œuvre lorsqu’elle est générée par un système d’intelligence artificielle ? Comment protéger un jeu dont certains éléments évoluent à chaque partie, avec certaines séquences qui ne sont ni fixes ni prévisibles ? », interroge Safia Larachi, doctorante en droit privé et sciences criminelles, intervenue le 25 avril lors d’un colloque consacré au droit du jeu vidéo, à Aix-en-Provence.

« Les systèmes d’intelligence artificielle générative ont intégré l’industrie du jeu vidéo », confirme-t-elle. « Récemment, deux géants du numérique, Google et Microsoft, ont développé des systèmes d’IA spécifiques pour la création vidéoludique ».

Comment déceler l’originalité de l'œuvre ?

Safia Larachi rappelle que les droits français et européen reposent sur deux conditions principales pour accorder une protection par le droit d’auteur : l'œuvre doit être exprimée sous une forme perceptible, elle doit aussi refléter des choix libres et créatifs de son auteur.

À première vue, l’intelligence artificielle semble s’opposer au droit d’auteur car elle fonctionne sur la base de modèles prédéterminés. « Mais, en réalité, il y a toujours un humain derrière la machine. L’humain le plus proche de l’IA, c’est le rédacteur du prompt, c’est-à-dire celui qui donne les instructions à l’IA générative », développe Safia Larachi.

Peut-on alors considérer l’humain derrière le prompt comme le véritable auteur de l’œuvre ? Un prompt bien travaillé demande souvent des heures de réflexion, d’essais et d’ajustements. « En cela, il peut refléter des choix libres et créatifs », estime la doctorante. Toutefois, un argument peut venir contredire cette idée : le fait que la machine soit préprogrammée laisse a priori peu de place à la créativité.

A cet argument, Safia Larachi répond que certains studios disposent aujourd’hui en interne de leur propre IA générative. Cela signifie qu’ils choisissent non seulement leurs modèles d’IA, mais aussi les données utilisées ainsi que les prompts générés. Selon elle, ce niveau de maîtrise permet d’orienter l’IA dans une direction artistique précise. Or, dans ce cadre, refuser une protection irait à l’encontre des principes du droit d’auteur.

« Finalement, est-ce que tous ces éléments ne permettent pas de déceler des choix libres et créatifs ? », souligne Safia Larachi. Elle rappelle d’ailleurs que le droit d’auteur protège déjà certaines créations où l’apport humain est minime, comme des photographies automatisées ou des images satellites. « Dès lors que l’IA reste dirigée, orientée, intégrée dans une direction artistique globale, la protection par le droit d’auteur doit pouvoir s’appliquer ». Selon la doctorante, il faut ainsi sortir de l’opposition simpliste entre création humaine et création par IA.

Les conséquences sur la protection du jeu vidéo

L’analyse de Safia Larachi montre bien que la possibilité de protéger un jeu vidéo généré par une intelligence artificielle dépendra de la capacité à déceler une originalité dans l'œuvre. « En principe, la réponse est non pour le moment, étant donné que l’apport humain reste encore trop minime », indique-t-elle.

Toutefois, il existe des cas où seule une partie du jeu est générée par une IA. Dans ce cas, la question de la protection devient plus subtile, explique Safia Larachi. Tout dépend alors de la manière dont le jeu est considéré : est-il possible de le découper en morceaux ou de le regarder comme un tout ?

Dans la première approche (dite « distributive »), seuls les éléments créés par des humains seraient protégés. Ceux générés par l’IA ne le seraient pas, ce qui créerait une œuvre potentiellement à deux vitesses sur le plan juridique.

Dans la seconde approche (dite « unitaire »), qu’elle juge plus cohérente avec les réalités actuelles, il serait possible de reconnaître une originalité globale, même si certaines parties, prises isolément, ne sont pas protégeables.

Mais si l’IA peut enrichir le jeu vidéo, elle peut aussi le menacer. « La première menace est celle de l’extraction massive de données, parfois sans autorisation. » Cela peut se produire lors du data scraping, c’est-à-dire l’aspiration de contenus depuis des bases de données ou des jeux existants pour entraîner les modèles d’IA.

Le procédé est courant, mais juridiquement risqué. « Si un jeu vidéo est conçu en partie à partir de données collectées illégalement, il pourrait être considéré comme une œuvre illicite et donc ne pas bénéficier d’une protection par le droit d’auteur », souligne-t-elle.

Safia Larachi alerte ainsi sur un double problème. D’une part, les jeux existants peuvent être pillés pour nourrir les IA. D’autre part, les jeux créés à partir d’un processus illicite pourraient ne pas prétendre à une protection juridique.

La fin du support physique : l'autre mutation

La révolution actuelle dans le jeu vidéo ne concerne pas uniquement les outils de création, comme l’IA générative. C’est l’ensemble de l’écosystème qui connaît une profonde transformation. Avec 190 milliards de dollars de chiffre d’affaires dans le monde en 2024 (contre 83 milliards en 2014), l’industrie du jeu vidéo pèse aujourd’hui plus que celles de la musique et du cinéma réunies.

En France, les joueurs se répartissent entre trois grands supports : les consoles, qui représentent 2,5 milliards d’euros (45 % du marché), les jeux mobiles (1,6 milliard d’euros, 28 %) et le PC gaming (1,5 milliard d’euros, 27 %).

Mais cette très forte croissance de l’industrie vidéoludique s’accompagne de la disparition du support physique, souligne David Bosco, professeur de droit privé et de sciences criminelles. En 2024, il ne représentait plus que 29 % des ventes de software de jeux en France, les autres sources étant les versions dématérialisées (45 %), les services à la demande, les abonnements, et les DLC (downloadable content) micro-transactions.

La dématérialisation ne concerne pas uniquement les supports physiques des jeux mais aussi l'infrastructure technique, c’est-à-dire la console ou le PC. « Avec l’émergence actuelle du cloud gaming, l’infrastructure elle-même se dématérialise. Il est désormais possible de jouer à un jeu très exigeant techniquement depuis un appareil peu puissant. C’est une rupture majeure car, il y a quelques années encore, nous jouions sur de grosses bornes d’arcade », analyse David Bosco.

Microtransactions : vers un changement de modèle économique ?

Au-delà des bouleversements technologiques, c’est aussi le modèle économique des jeux vidéo qui se transforme en profondeur. « Les microtransactions et les monnaies virtuelles seront le sujet majeur des prochaines années », estime Willy Duhen, directeur juridique chez Activision Blizzard King (propriété de Microsoft).

Trois grands modèles cohabitent aujourd’hui dans l’industrie. Le premier est celui des blockbusters dits triple A, vendus au prix fort sur console ou PC. Ce sont des superproductions développées par des milliers de personnes, avec des budgets très importants. « Le coût de développement d’un jeu comme Call of Duty, par exemple, représente aujourd’hui environ 700 millions de dollars. Pour simplement rentabiliser l’investissement, l’éditeur doit écouler au moins 10 millions d’exemplaires », explique Willy Duhen.

Le deuxième modèle prédominant est celui du game as a service (ou jeu-service). Ici, le jeu n’a pas de fin : il s’enrichit régulièrement de nouveaux contenus qui prolongent son intérêt sur des mois, voire des années, à l’image de Fortnite ou Apex Legends. Ce modèle repose sur la fidélisation du joueur et la monétisation progressive, à travers des extensions ou des contenus additionnels.

Enfin, le troisième modèle est celui du free-to-play, représenté par des jeux comme League of Legends ou Candy Crush. C’est le secteur qui génère le plus de chiffre d'affaires actuellement. L’accès au jeu est gratuit, mais les revenus proviennent des microtransactions et, parfois, de la publicité. Ce système repose sur un immense volume de joueurs, avec certains titres qui atteignent 350 à 400 millions d’utilisateurs. La part de joueurs qui dépensent de l’argent reste très faible (souvent moins de 2 %, voire 1 %), mais cela suffit à rentabiliser le jeu. « Si 2 % des joueurs dépensent 10 euros par semaine, cela génère des millions », continue Willy Duhen.

Les jeux mobiles, qui dominent le marché du free-to-play, nécessitent des dépenses de développement moindres. « Toutefois, ces jeux exigent un renouvellement constant du contenu, une stratégie marketing agressive et coûteuse pour faire face à une concurrence féroce », développe-t-il.

Si l’univers du jeu vidéo tout entier s’intéresse désormais aux microtransactions, leur présence reste toutefois encore limitée. En 2024, seulement 20 % des jeux examinés par l’organisme européen de régulation Pegi en contenaient. Mais leur potentiel semble immense car les joueurs sont prêts à payer pour des éléments cosmétiques, comme une armure rose ou des décorations de Noël.

Sylvain Labaune


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