Un bouleversement technologique majeur est en train
de transformer en profondeur l’industrie du jeu vidéo. L’irruption de
l’intelligence artificielle générative dans les processus de création peut en effet empêcher leur protection par le droit d’auteur.
Si l’intelligence artificielle est utilisée depuis
longtemps dans les jeux vidéo, l’émergence de l’IA générative change
aujourd’hui radicalement la donne.
Auparavant, l’IA réagissait seulement à des situations
définies par des développeurs, par exemple pour gérer le comportement des
ennemis ou la difficulté. Aujourd’hui, elle est capable de générer
automatiquement du contenu, comme des décors, des dialogues, des personnages ou
même des quêtes, voire des mécaniques de jeu.
L’expérience du joueur peut ainsi être enrichie en
temps réel. Si l’IA générative réduit considérablement les temps de production,
elle modifie également la nature même de la création. Cette automatisation semble notamment faire voler
en éclats les modèles classiques du droit d’auteur.
« Que devient la protection juridique d’une œuvre
lorsqu’elle est générée par un système d’intelligence artificielle ? Comment
protéger un jeu dont certains éléments évoluent à chaque partie, avec certaines
séquences qui ne sont ni fixes ni prévisibles ? », interroge Safia
Larachi, doctorante en droit privé et sciences criminelles, intervenue le 25
avril lors d’un colloque consacré au droit du jeu vidéo, à Aix-en-Provence.
« Les systèmes d’intelligence artificielle
générative ont intégré l’industrie du jeu vidéo », confirme-t-elle. «
Récemment, deux géants du numérique, Google et Microsoft, ont développé des
systèmes d’IA spécifiques pour la création vidéoludique ».
Comment déceler l’originalité de l'œuvre ?
Safia Larachi rappelle que les droits français et
européen reposent sur deux conditions principales pour accorder une protection
par le droit d’auteur : l'œuvre doit être exprimée sous une forme perceptible,
elle doit aussi refléter des choix libres et créatifs de son auteur.
À première vue, l’intelligence artificielle semble
s’opposer au droit d’auteur car elle fonctionne sur la base de modèles
prédéterminés. « Mais, en réalité, il y a toujours un humain derrière la
machine. L’humain le plus proche de l’IA, c’est le rédacteur du prompt,
c’est-à-dire celui qui donne les instructions à l’IA générative »,
développe Safia Larachi.
Peut-on alors considérer l’humain derrière le
prompt comme le véritable auteur de l’œuvre ? Un prompt bien travaillé demande souvent des heures
de réflexion, d’essais et d’ajustements. « En cela, il peut refléter des
choix libres et créatifs », estime la doctorante. Toutefois, un argument peut venir contredire cette
idée : le fait que la machine soit préprogrammée laisse a priori peu de place à
la créativité.
A cet argument, Safia Larachi répond que certains
studios disposent aujourd’hui en interne de leur propre IA générative. Cela
signifie qu’ils choisissent non seulement leurs modèles d’IA, mais aussi les
données utilisées ainsi que les prompts générés. Selon elle, ce niveau de
maîtrise permet d’orienter l’IA dans une direction artistique précise. Or, dans
ce cadre, refuser une protection irait à l’encontre des principes du droit
d’auteur.
« Finalement, est-ce que tous ces éléments ne
permettent pas de déceler des choix libres et créatifs ? », souligne Safia
Larachi. Elle rappelle d’ailleurs que le droit d’auteur
protège déjà certaines créations où l’apport humain est minime, comme des
photographies automatisées ou des images satellites. « Dès lors que l’IA
reste dirigée, orientée, intégrée dans une direction artistique globale, la
protection par le droit d’auteur doit pouvoir s’appliquer ». Selon la doctorante, il faut ainsi sortir de l’opposition
simpliste entre création humaine et création par IA.
Les conséquences sur la protection du jeu vidéo
L’analyse de Safia Larachi montre bien que la
possibilité de protéger un jeu vidéo généré par une intelligence artificielle
dépendra de la capacité à déceler une originalité dans l'œuvre. « En
principe, la réponse est non pour le moment, étant donné que l’apport humain
reste encore trop minime », indique-t-elle.
Toutefois, il existe des cas où seule une partie du
jeu est générée par une IA. Dans ce cas, la question de la protection devient
plus subtile, explique Safia Larachi. Tout dépend alors de la manière dont le jeu est
considéré : est-il possible de le découper en morceaux ou de le regarder comme
un tout ?
Dans la première approche (dite « distributive »),
seuls les éléments créés par des humains seraient protégés. Ceux générés par
l’IA ne le seraient pas, ce qui créerait une œuvre potentiellement à deux
vitesses sur le plan juridique.
Dans la seconde approche (dite « unitaire »),
qu’elle juge plus cohérente avec les réalités actuelles, il serait possible de
reconnaître une originalité globale, même si certaines parties, prises
isolément, ne sont pas protégeables.
Mais si l’IA peut enrichir le jeu vidéo, elle peut
aussi le menacer. « La première menace est celle de l’extraction
massive de données, parfois sans autorisation. » Cela peut se produire
lors du data scraping, c’est-à-dire l’aspiration de contenus depuis des
bases de données ou des jeux existants pour entraîner les modèles d’IA.
Le procédé est courant, mais juridiquement risqué. «
Si un jeu vidéo est conçu en partie à partir de données collectées
illégalement, il pourrait être considéré comme une œuvre illicite et donc ne
pas bénéficier d’une protection par le droit d’auteur », souligne-t-elle.
Safia Larachi alerte ainsi sur un double problème.
D’une part, les jeux existants peuvent être pillés pour nourrir les IA. D’autre
part, les jeux créés à partir d’un processus illicite pourraient ne pas
prétendre à une protection juridique.
La fin du support physique : l'autre mutation
La révolution actuelle dans le jeu vidéo ne
concerne pas uniquement les outils de création, comme l’IA générative. C’est l’ensemble de l’écosystème qui connaît une
profonde transformation. Avec 190 milliards de dollars de chiffre d’affaires
dans le monde en 2024 (contre 83 milliards en 2014), l’industrie du jeu vidéo
pèse aujourd’hui plus que celles de la musique et du cinéma réunies.
En France, les joueurs se répartissent entre trois grands supports : les consoles, qui
représentent 2,5 milliards d’euros (45 % du marché), les jeux mobiles (1,6
milliard d’euros, 28 %) et le PC gaming (1,5 milliard d’euros, 27 %).
Mais cette très forte croissance de l’industrie
vidéoludique s’accompagne de la disparition du support physique, souligne David
Bosco, professeur de droit privé et de sciences criminelles. En 2024, il ne
représentait plus que 29 % des ventes de software de jeux en France, les autres
sources étant les versions dématérialisées (45 %), les services à la demande,
les abonnements, et les DLC (downloadable content) micro-transactions.
La dématérialisation ne concerne pas uniquement les
supports physiques des jeux mais aussi l'infrastructure technique, c’est-à-dire
la console ou le PC. « Avec l’émergence actuelle du cloud gaming,
l’infrastructure elle-même se dématérialise. Il est désormais possible de jouer
à un jeu très exigeant techniquement depuis un appareil peu puissant. C’est une
rupture majeure car, il y a quelques années encore, nous jouions sur de grosses
bornes d’arcade », analyse David Bosco.
Microtransactions : vers un changement de modèle
économique ?
Au-delà des bouleversements technologiques, c’est
aussi le modèle économique des jeux vidéo qui se transforme en profondeur. « Les microtransactions et les monnaies virtuelles
seront le sujet majeur des prochaines années », estime Willy Duhen,
directeur juridique chez Activision Blizzard King (propriété de Microsoft).
Trois grands modèles cohabitent aujourd’hui dans
l’industrie. Le premier est celui des blockbusters dits triple
A, vendus au prix fort sur console ou PC. Ce sont des superproductions
développées par des milliers de personnes, avec des budgets très importants. «
Le coût de développement d’un jeu comme Call of Duty, par exemple, représente
aujourd’hui environ 700 millions de dollars. Pour simplement rentabiliser
l’investissement, l’éditeur doit écouler au moins 10 millions d’exemplaires »,
explique Willy Duhen.
Le deuxième modèle prédominant est celui du game
as a service (ou jeu-service). Ici, le jeu n’a pas de fin : il s’enrichit
régulièrement de nouveaux contenus qui prolongent son intérêt sur des mois,
voire des années, à l’image de Fortnite ou Apex Legends. Ce modèle repose sur
la fidélisation du joueur et la monétisation progressive, à travers des
extensions ou des contenus additionnels.
Enfin, le troisième modèle est celui du free-to-play,
représenté par des jeux comme League of Legends ou Candy Crush. C’est le
secteur qui génère le plus de chiffre d'affaires actuellement. L’accès au jeu
est gratuit, mais les revenus proviennent des microtransactions et, parfois, de
la publicité. Ce système repose sur un immense volume de joueurs, avec certains
titres qui atteignent 350 à 400 millions d’utilisateurs. La part de joueurs qui
dépensent de l’argent reste très faible (souvent moins de 2 %, voire 1 %),
mais cela suffit à rentabiliser le jeu. « Si 2 % des joueurs dépensent 10
euros par semaine, cela génère des millions », continue Willy Duhen.
Les jeux mobiles, qui dominent le marché du free-to-play,
nécessitent des dépenses de développement moindres. « Toutefois, ces jeux
exigent un renouvellement constant du contenu, une stratégie marketing
agressive et coûteuse pour faire face à une concurrence féroce »,
développe-t-il.
Si l’univers du jeu vidéo tout entier s’intéresse
désormais aux microtransactions, leur présence reste toutefois encore limitée.
En 2024, seulement 20 % des jeux examinés par l’organisme européen de
régulation Pegi en contenaient. Mais leur potentiel semble immense car les
joueurs sont prêts à payer pour des éléments cosmétiques, comme une armure rose
ou des décorations de Noël.
Sylvain Labaune