JUSTICE

La justice familiale, une affaire de femmes ?

La justice familiale, une affaire de femmes ?
Publié le 18/11/2024 à 17:00

Aux affaires familiales, le genre imprègne autant la manière de solliciter la justice que les pratiques des juges, pointe la chercheuse Muriel Mille, invitée début novembre par l’Institut des études et de la recherche sur le droit et la justice (IERDJ) à présenter ses travaux.

La justice familiale serait-elle indissociable des stéréotypes de genre ? « Il y a de fortes variations genrées dans la manière de faire face à la justice », martèle Muriel Mille, maîtresse de conférences en sociologie à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, lors du colloque « Femmes justiciables et professionnelles de justice : regards croisés sur le genre » organisé par l’IERDJ, jeudi 7 novembre. L’intervenante a notamment mené une enquête sur les affaires familiales en 2008 avec le Collectif Onze, dont les premiers résultats ont été publiés dans l’ouvrage Au tribunal des couples (2013).

Objectifs de l’étude : comparer les différents destins économiques des femmes et des hommes pendant et après la séparation conjugale, puis interroger le rôle de l'institution judiciaire dans le creusement de ces inégalités. « Éminemment genrées, les affaires familiales confrontent quasi systématiquement un homme à une femme, dépeint l’experte, également membre du Laboratoire Printemps (Professions Institutions Temporalités). Les enjeux ont trait au travail domestique et parental, à la garde, à la pension alimentaire et à la prestation compensatoire »

Un enjeu économique pour les femmes

Selon le rapport Justice et inégalités au prisme des sciences sociales, publié en 2021 par l’équipe de recherche Justines – auquel Muriel Mille a contribué –, les femmes sont à l'origine des requêtes auprès des affaires familiales dans deux tiers des cas, hors requêtes conjointes. Une fois la procédure entamée, elles sont moins absentes à l'audience que les hommes et font davantage appel à un avocat – à 79 %, contre 69 % des hommes. La raison est souvent économique : les femmes se voient attribuer la résidence des enfants dans 75 % des cas et elles sont plus nombreuses à solliciter des pensions alimentaires. 

« Elles peuvent également être orientées par les institutions sociales pour prouver l'impécuniosité de leurs conjoints ou pour assurer leur garde des enfants », illustre Muriel Mille. Dans ce cadre, « elles ont majoritairement une attitude de bonne volonté et se conforment aux demandes de l'institution, rapporte l’invitée de l’IERDJ. Souvent, leurs dossiers et leurs papiers sont déjà prêts ». 

Une attitude qui tranche avec celle constatée chez les hommes par le Collectif Onze. Certains viennent au tribunal sans leur dossier, sans bulletins de salaire, ni les autres pièces demandées. « Ils sont plus éloignés des attentes de l'institution, plus nombreux à ne pas s'exprimer, à rester en retrait », poursuit Muriel Mille. Ce qui limite leur capacité à faire valoir leurs droits… Et ce qui peut, à l’inverse, compliquer – ou en tout cas ralentir - les démarches de leurs ex-conjointes, notamment lorsque les audiences sont renvoyées pour cause d’absence.

Derrière le genre, des disparités sociales

« Les femmes ont toujours intérêt à ce que la requête aboutisse, quelle que soit leur condition sociale, affirme la chercheuse. Chez les hommes, les écarts d’investissement sont significatifs dans les milieux populaires »

Selon les données du collectif, les hommes cadres et issus des professions intermédiaires sont plus souvent à l'origine de la requête que ceux de classes populaires ; soit 68 % des cadres/professions intellectuelles supérieures et 65 % des hommes représentant des professions intermédiaires, contre 60 % des employés et 52 % des ouvriers. L’équipe de recherche Justines note aussi que plus le milieu social et professionnel est élevé, plus les hommes font appel à des avocats et se présentent aux audiences.

Autre constat illustrant ces disparités sociales : les justiciables qui appartiennent aux classes populaires tendent à être moins à l'aise en audience, moins conscients des attentes, et ont plus de difficultés à fournir les documents demandés. « Ils font davantage l'objet de recadrages, parfois en ayant le réflexe d’interrompre le JAF, développe Muriel Mille. Ils peuvent aussi se sentir un peu plus jugés ».

La sociologue affirme aussi que les procédures ont tendance à être plus intrusives à l’égard des justiciables des classes populaires, « dont les ‘pratiques familiales’ apparaissent plus éloignées de celles des juges », notamment car ces procédures concernent beaucoup de situations hors mariage, dans un milieu où l’on se marie moins que dans les classes plus aisées. « Finalement, leur vie privée est plus exposée en audience que celles et ceux qui font appel au consentement mutuel – c’est-à-dire essentiellement des cadres et professions intermédiaires », poursuit la sociologue.

« Les juges femmes ne sont pas plus enclines à accorder la résidence chez la mère »

Dans ce contexte, il serait tentant d’imaginer une certaine partialité chez les magistrates – plus représentées aux affaires familiales –, comme l’affirmaient plusieurs associations de pères dans les années 2010, SOS Papa en tête. Cette dernière accusait notamment les femmes de « juger avec leurs tripes ». Le sexisme expliquerait-il pourquoi les mères obtiennent majoritairement la garde des enfants ? « C’est faux », tranche Muriel Mille, qui rapporte que l'équipe de recherche Justines n’a pas relevé de différence entre les décisions des magistrats et des magistrates concernant la résidence des enfants. 

Si les mères se la voient attribuer dans la majorité des cas, c'est parce que les deux parents sont généralement d'accord pour qu’elles aient la résidence habituelle des enfants. Quant aux dossiers où les parents s’opposent sur le lieu de garde, « on se rend compte que les juges femmes ne sont pas plus enclines à accorder la résidence chez la mère, ni moins enclines à l'attribuer au père », assure Muriel Mille. Même constat pour les pensions alimentaires : le genre du juge n’influencerait pas les décisions. 

Une matière « pas assez juridique » pour les juges hommes

En revanche, il semblerait avoir un impact sur la manière dont les juges se comportent en audience. « Généralement, les hommes que nous avons rencontrés étaient plutôt gênés par la matière familiale et l’intimité des justiciables déballée devant eux », relate la chercheuse. Une matière que ces magistrats ont assumé considérer comme « trop triviale » ou « pas assez juridique », exprimant le sentiment que « fixer une pension alimentaire » ou « décider de qui récupère les enfants » ne relève pas du droit à proprement parler. 

Les hommes JAF rencontrés par le Collectif Onze ont par ailleurs reconnu mettre les justiciables à distance. Un comportement perçu comme « symboliquement violent », alerte pourtant la sociologue. De leur côté, « les femmes ont investi leur posture en valorisant l'intervention, la pédagogie et l'écoute ». Derrière le genre, il y a aussi un rapport différent à son métier : tous les JAF n’occupent pas ce poste pour les mêmes raisons. 

« La plupart des femmes que nous avons rencontrées étaient d’anciennes juges des enfants, avec une vocation pour ce métier », explique la chercheuse. À l’inverse, les juges hommes interrogés étaient souvent un peu plus avancés dans leur carrière et étaient entrés dans la magistrature via les deuxième ou troisième concours – ouverts aux fonctionnaires ou agents publics exerçant depuis au moins quatre ans. « Ne se retrouvant pas aux affaires familiales pour les mêmes raisons, ils voulaient souvent y rester le moins longtemps possible ».

« Préserver la place du père »

Par ailleurs, les JAF peuvent ne pas avoir les mêmes attentes vis-à-vis des parents, en particulier au sujet de la coparentalité, très fortement valorisée aux affaires familiales. « On assiste à des rappels à l'ordre genrés, assure la chercheuse. Face à des pères qui n'exercent pas leurs droits de visite ou qui s'investissent peu, les juges sont parfois un peu démunis. Tout en leur disant qu'ils doivent être présents à l'audience, ils estiment qu'ils ne peuvent pas avoir de prise sur eux, et qu’ils ne peuvent pas les forcer à aller voir leurs enfants. »

Les injonctions à la coparentalité seraient beaucoup plus fortes pour les mères qui contestent l'autorité parentale conjointe ou l'application d'un droit de visite pour le père. « Les juges leur enjoignent de préserver la place du père, de ne pas se montrer trop « possessives » », relate Muriel Mille.

Ces perceptions différentes des justiciables peuvent également reposer sur les calculs économiques faits par les juges. « Le montant de la pension alimentaire est fixé en fonction des revenus du débiteur plutôt que de ceux de la mère », assure la sociologue. Quant à la prise en considération des contraintes et des besoins des femmes, elle reste irrégulière. « Il y a peu d'interrogations sur les coûts du travail domestique, essentiellement encore féminin », analyse Muriel Mille.

Si la justice gagnerait à renforcer la sensibilisation des magistrats et des professionnels du droit aux stéréotypes de genre et à l’égalité femmes-hommes, la maîtresse de conférences ouvre d’autres pistes pour améliorer le traitement des affaires familiales. « Peut-être qu’il faudrait y allouer plus de moyens », imagine-t-elle, pointant le rythme judiciaire intense auquel sont soumis les magistrats.

Les affaires familiales concernent la moitié des affaires civiles. « Pendant l’enquête, on a observé que les audiences duraient 11 minutes en moyenne. Plus de temps et moins de pression pour tout le monde permettraient de mieux valoriser ce contentieux ».

Floriane Valdayron


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