Aux affaires familiales, le genre
imprègne autant la manière de solliciter la justice que les pratiques des juges,
pointe la chercheuse Muriel Mille, invitée début novembre par l’Institut des études et de la recherche sur le droit et la justice
(IERDJ) à présenter ses travaux.
La justice familiale serait-elle indissociable
des stéréotypes de genre ? « Il y a de fortes variations genrées dans la
manière de faire face à la justice », martèle Muriel Mille, maîtresse de
conférences en sociologie à l’Université de Versailles
Saint-Quentin-en-Yvelines, lors du colloque « Femmes justiciables et
professionnelles de justice : regards croisés sur le genre »
organisé par l’IERDJ, jeudi 7 novembre. L’intervenante a notamment mené une
enquête sur les affaires familiales en 2008 avec le Collectif Onze, dont les
premiers résultats ont été publiés dans l’ouvrage Au tribunal des couples (2013).
Objectifs de l’étude : comparer les
différents destins économiques des femmes et des hommes pendant et après la
séparation conjugale, puis interroger le rôle de l'institution judiciaire dans
le creusement de ces inégalités. « Éminemment genrées, les affaires
familiales confrontent quasi systématiquement un homme à une femme, dépeint
l’experte, également membre du Laboratoire Printemps (Professions Institutions
Temporalités). Les enjeux ont trait au travail domestique et parental, à la
garde, à la pension alimentaire et à la prestation compensatoire ».
Un enjeu économique pour les femmes
Selon le rapport Justice et inégalités au prisme des sciences sociales, publié en 2021 par l’équipe de recherche Justines –
auquel Muriel Mille a contribué –, les femmes sont à l'origine des requêtes
auprès des affaires familiales dans deux tiers des cas, hors requêtes
conjointes. Une fois la procédure entamée, elles sont moins absentes à
l'audience que les hommes et font davantage appel à un avocat – à 79 %, contre
69 % des hommes. La raison est souvent économique : les femmes se voient
attribuer la résidence des enfants dans 75 % des cas et elles sont plus
nombreuses à solliciter des pensions alimentaires.
« Elles peuvent également être
orientées par les institutions sociales pour prouver l'impécuniosité de leurs conjoints
ou pour assurer leur garde des enfants », illustre Muriel Mille. Dans ce
cadre, « elles ont majoritairement une attitude de bonne volonté et se
conforment aux demandes de l'institution, rapporte l’invitée de l’IERDJ.
Souvent, leurs dossiers et leurs papiers sont déjà prêts ».
Une attitude qui tranche avec celle
constatée chez les hommes par le Collectif Onze. Certains viennent au tribunal
sans leur dossier, sans bulletins de salaire, ni les autres pièces demandées. «
Ils sont plus éloignés des attentes de l'institution, plus nombreux à ne pas
s'exprimer, à rester en retrait », poursuit Muriel Mille. Ce qui limite
leur capacité à faire valoir leurs droits… Et ce qui peut, à l’inverse,
compliquer – ou en tout cas ralentir - les démarches de leurs ex-conjointes,
notamment lorsque les audiences sont renvoyées pour cause d’absence.
Derrière le genre, des disparités
sociales
« Les femmes ont toujours
intérêt à ce que la requête aboutisse, quelle que soit leur condition sociale, affirme la chercheuse. Chez les hommes, les écarts d’investissement
sont significatifs dans les milieux populaires ».
Selon les données du collectif, les
hommes cadres et issus des professions intermédiaires sont plus souvent à
l'origine de la requête que ceux de classes populaires ; soit 68 % des
cadres/professions intellectuelles supérieures et 65 % des hommes représentant
des professions intermédiaires, contre 60 % des employés et 52 % des ouvriers. L’équipe
de recherche Justines note aussi que plus le milieu social et professionnel est
élevé, plus les hommes font appel à des avocats et se présentent aux audiences.
Autre constat illustrant ces
disparités sociales : les justiciables qui appartiennent aux classes
populaires tendent à être moins à l'aise en audience, moins conscients des
attentes, et ont plus de difficultés à fournir les documents demandés. « Ils
font davantage l'objet de recadrages, parfois en ayant le réflexe
d’interrompre le JAF, développe Muriel Mille. Ils peuvent aussi se
sentir un peu plus jugés ».
La sociologue affirme aussi que les procédures ont tendance à être plus
intrusives à l’égard des justiciables des classes populaires, « dont
les ‘pratiques familiales’ apparaissent plus éloignées de celles des juges »,
notamment car ces procédures concernent beaucoup de situations hors mariage,
dans un milieu où l’on se marie moins que dans les classes plus aisées. « Finalement, leur vie privée est plus exposée en audience que celles et
ceux qui font appel au consentement mutuel – c’est-à-dire essentiellement des
cadres et professions intermédiaires », poursuit la sociologue.
« Les juges femmes ne sont pas
plus enclines à accorder la résidence chez la mère »
Dans ce contexte, il serait tentant
d’imaginer une certaine partialité chez les magistrates – plus représentées aux
affaires familiales –, comme l’affirmaient plusieurs associations de pères dans
les années 2010, SOS Papa en tête. Cette dernière accusait notamment les femmes
de « juger avec leurs tripes ». Le sexisme expliquerait-il pourquoi les mères
obtiennent majoritairement la garde des enfants ? « C’est faux »,
tranche Muriel Mille, qui rapporte que l'équipe de recherche Justines n’a pas
relevé de différence entre les décisions des magistrats et des magistrates
concernant la résidence des enfants.
Si les mères se la voient attribuer
dans la majorité des cas, c'est parce que les deux parents sont généralement
d'accord pour qu’elles aient la résidence habituelle des enfants. Quant aux dossiers
où les parents s’opposent sur le lieu de garde, « on se rend compte que
les juges femmes ne sont pas plus enclines à accorder la résidence chez la
mère, ni moins enclines à l'attribuer au père », assure Muriel Mille. Même
constat pour les pensions alimentaires : le genre du juge n’influencerait pas les
décisions.
Une matière « pas assez
juridique » pour les juges hommes
En revanche, il semblerait avoir un
impact sur la manière dont les juges se comportent en audience. « Généralement,
les hommes que nous avons rencontrés étaient plutôt gênés par la matière
familiale et l’intimité des justiciables déballée devant eux », relate la
chercheuse. Une matière que ces magistrats ont assumé considérer comme «
trop triviale » ou « pas assez juridique », exprimant le sentiment
que « fixer une pension alimentaire » ou « décider de qui
récupère les enfants » ne relève pas du droit à proprement parler.
Les hommes JAF rencontrés par le
Collectif Onze ont par ailleurs reconnu mettre les justiciables à distance. Un
comportement perçu comme « symboliquement violent », alerte pourtant la
sociologue. De leur côté, « les femmes ont investi leur posture en
valorisant l'intervention, la pédagogie et l'écoute ». Derrière le
genre, il y a aussi un rapport différent à son métier : tous les JAF n’occupent
pas ce poste pour les mêmes raisons.
« La plupart des femmes que nous
avons rencontrées étaient d’anciennes juges des enfants, avec une vocation pour
ce métier », explique la chercheuse. À
l’inverse, les juges hommes interrogés étaient souvent un peu plus avancés dans
leur carrière et étaient entrés dans la magistrature via les deuxième ou
troisième concours – ouverts aux fonctionnaires ou agents publics exerçant
depuis au moins quatre ans. « Ne se retrouvant pas aux affaires familiales
pour les mêmes raisons, ils voulaient souvent y rester le moins longtemps
possible ».
« Préserver la place du père
»
Par ailleurs, les JAF peuvent ne
pas avoir les mêmes attentes vis-à-vis des parents, en particulier au sujet de
la coparentalité, très fortement valorisée aux affaires familiales. « On
assiste à des rappels à l'ordre genrés, assure la chercheuse. Face à des
pères qui n'exercent pas leurs droits de visite ou qui s'investissent peu, les
juges sont parfois un peu démunis. Tout en leur disant qu'ils doivent être
présents à l'audience, ils estiment qu'ils ne peuvent pas avoir de prise sur eux,
et qu’ils ne peuvent pas les forcer à aller voir leurs enfants. »
Les injonctions à la coparentalité seraient
beaucoup plus fortes pour les mères qui contestent l'autorité parentale
conjointe ou l'application d'un droit de visite pour le père. « Les
juges leur enjoignent de préserver la place du père, de ne pas se montrer trop « possessives »
», relate Muriel Mille.
Ces perceptions différentes des
justiciables peuvent également reposer sur les calculs économiques faits par
les juges. « Le montant de la pension alimentaire est fixé en fonction des
revenus du débiteur plutôt que de ceux de la mère », assure la sociologue. Quant
à la prise en considération des contraintes et des besoins des femmes, elle
reste irrégulière. « Il y a peu d'interrogations sur les coûts du travail
domestique, essentiellement encore féminin », analyse Muriel Mille.
Si la justice gagnerait à renforcer
la sensibilisation des magistrats et des professionnels du droit aux
stéréotypes de genre et à l’égalité femmes-hommes, la maîtresse de conférences ouvre
d’autres pistes pour améliorer le traitement des affaires familiales. «
Peut-être qu’il faudrait y allouer plus de moyens », imagine-t-elle,
pointant le rythme judiciaire intense auquel sont soumis les magistrats.
Les affaires familiales concernent
la moitié des affaires civiles. « Pendant l’enquête, on a observé que les
audiences duraient 11 minutes en moyenne. Plus de temps et moins de
pression pour tout le monde permettraient de mieux valoriser ce contentieux ».
Floriane Valdayron