SÉRIE (1/4). Particulièrement médiatisée avec
l'affaire Pelicot, la notion de soumission chimique dans le cadre d’affaires
de violences sexuelles reflète une réalité fréquente pour les
médecins légistes. Elle requiert un examen médico-légal précoce et une prudence
d’interprétation, face à une palette de substances psychoactives aux durées de détection aléatoires.
Introduite l’année dernière
dans le programme de formation continue de l’Ecole Nationale de Magistrature, la
thématique du viol lié à la soumission chimique était, début octobre, au cœur d’un
cycle plus large destiné à former les magistrats sur les spécificités des
violences sexuelles.
Dans la salle, plus d’une centaine de participants à
majorité féminine ont pris l’initiative d’être formés à la question, pour
tenter des répondre aux interrogations auxquelles leur profession fait face.
À la table des intervenants,
Laurène Dufayet, maître de conférences en médecine légale. La présence de la
médecin légiste au sein de la formation rappelle la double-casquette qui
caractérise ce métier : elle travaille à la fois à l'Institut Médico-légal de Paris
pour les autopsies et à l’Unité Médico-Judiciaire de l’Hôtel Dieu, où les
victimes, souvent traumatisées, sont prises en charge.
La session qu'elle dirige fait
forcément écho à l’affaire Pelicot – du nom de la victime, violée par plusieurs
dizaines d’hommes, mais aussi de son ex-époux et principal bourreau, lequel la
droguait et participait aux viols -, jugée depuis septembre devant la cour
criminelle du Vaucluse.
Le
recueil des « commémoratifs »
Si
l’expression « soumission chimique » ne figure pas dans le Code pénal
en tant que telle, elle correspond à l’infraction visée par l’article 222-15,
soit à « l’administration volontaire de substance nuisible portant
atteinte à l’intégrité physique ou psychique d’autrui ». Une loi du 3 août 2018 est
venue quant à elle ajouter que « le fait d’administrer à une personne,
à son insu, une substance de nature à altérer son discernement ou le contrôle
de ses actes afin de commettre à son égard un viol ou une agression sexuelle
est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende ».
Evoquant
le modèle déployé à l’Unité médico-judiciaire de l’Hôtel Dieu où elle travaille,
Laurène Dufayet déplore le manque d’homogénéité des prises en charge en France,
qui « dépendent de chaque unité médico-judiciaire ». Sur le
principe, cet accompagnement suit néanmoins les mêmes basiques, à commencer par
le temps d’accueil consacré à la victime. Sur une période qui se veut relativement
longue, le médecin-légiste lui explique le déroulement de l’examen, en veillant
à obtenir son consentement pendant ses différentes étapes. Ces consultations
sont toujours réalisées en binôme avec un ou une infirmière. « L’objectif
ici est de recueillir ce que l’on nomme les commémoratifs. On va donc lui demander
ce qui s’est passé, puis rechercher la symptomatologie », précise la
formatrice.
Cet
examen, basé sur l’écoute active du récit de la victime, tend à répondre à
plusieurs questions essentielles à la future enquête. Dans le cadre d’une
soumission chimique, quelle molécule, entraînant tel symptôme, a-t-elle pu être
utilisée ? Médicament ou drogue ? « Si la victime nous dit :
j'étais plutôt en forme, j'ai bu deux verres et d'un coup, je me suis sentie
extrêmement fatiguée. Je me suis endormie sur le canapé, réveillée six heures plus
tard, sans sous-vêtements et sans me souvenir de rien… On va supposer que
l’auteur présumé lui a administré plus vraisemblablement un médicament.
Somnifère ou benzodiazépines. Si
à l’inverse, la victime nous décrit un changement de comportement
soudain : j’avais envie de danser, de toucher des gens… On suspectera
plutôt de l'ectasie ou de la cocaïne » explique la médecin.
Au-delà
la possibilité d’une soumission chimique, la prise en charge tente également de
rechercher la trace d’une éventuelle vulnérabilité chimique. « Pour
cette étape, il est important de prendre le temps. L’objectif étant d’interroger
la victime sur ses consommations volontaires, sans la culpabiliser. Et en lui
répétant que c'est potentiellement plus grave d'agresser quelqu'un qui est
alcoolisé ou qui est sous l’emprise volontaire de stupéfiants, que d'agresser
quelqu'un qui est sobre ».
Remonter le fil
Si le médecin s’intéresse à
l’alcool potentiellement consommé volontairement par la victime, ses questions
s’attardent également sur la probabilité d’une prise de drogue ou l’existence
d’un traitement médicamenteux, possiblement à visée psychiatrique, lequel peut
avoir des effets psychoactifs. « Certaines victimes ont tendance à
cacher ou à déprécier la quantité de drogue qu’ils ont pu ingérer
volontairement. Pourtant, si des analyses toxicologiques sont réalisées, il
faudra que le toxicologue expert puisse faire la part des choses entre les
traitements de la victime et la substance qui a pu être utilisée par
l'agresseur », souligne Laurène Dufayet. La dose ingérée et sa
granularité, que ce soit en matière d’alcool, de médicament ou de drogue,
constituent un enjeu fort dans la confirmation ou non d’une soumission chimique.
Cet exercice de
« décryptage » des habitudes de vie des victimes s’avère d’autant
plus méticuleux que certaines d’entre elles consomment des substances
psychoactives sans le savoir. À l’instar d’une dizaine de cas recensés à
l’Hôtel Dieu de consommation d’Apetamin, largement promu sur les réseaux
sociaux et vendu illégalement en France, promesse de fesses plantureuses. « Ce
sirop contient une molécule, la cyproheptadine, qui est en fait un médicament antihistaminique.
Dans les cas que nous avons rencontrés, les jeunes femmes l’ignoraient. Après
avoir consommé de l’alcool en plus, elles se sont retrouvées dans un état de
conscience complétement modifié ».
Prudence et minutie
Régulièrement transmis aux
magistrats dans les comptes-rendus de médecine légale, les prélèvements à visée
toxicologique relèvent également d’un processus complexe, compte tenu des
conclusions limitées de certains tests actuellement utilisés. Souvent considéré
comme l’un des premiers réflexes engagés par le médecin-légiste ou la police,
le test urinaire de dépistage rapide est fondé sur un principe simple de
chromatographie (l’absence de substances est confirmée grâce à des signalements
rouges).
Fiables et peu invasifs, les drugscreen
restreignent néanmoins les recherches à la cocaïne et aux benzodiazépines. « Le
problème étant qu’une soumission chimique peut répondre à une palette de
substances bien plus large » fait remarquer Laurène Dufayet. Autre limite
recensée : ces tests sont guidés par des seuils de détection relativement
hauts. « Or, une soumission chimique ne nécessite pas forcément une
grosse concentration » complète la médecin-légiste. D’où la nécessité
d’interpréter ces résultats avec prudence.
Systématiquement
réalisés dans toutes les unités médico-judiciaires et peut-être plus
intéressants sur le plan toxicologique, les prélèvements à visée de
conservation (sang et urines) sont pratiqués sur réquisition judiciaire par des
laboratoires experts, dont l’équipement assure de meilleurs résultats de
détection que ceux de l’hôpital. Ils sont conservés à disposition de la police,
qui pourra ensuite les placer sous scellés. Là encore, cette étape nécessite des
précautions spécifiques, chaque substance étant rattachée à son mode d’emploi respectif
et sa propre durabilité. Variable, la durée de détection de n’importe quelle
drogue ou médicament dépend de plusieurs facteurs : la quantité consommée,
la substance en elle-même et l’individu, les enzymes différant selon chaque
organisme.
Cette
multiplicité de paramètres complique logiquement les analyses à suivre, comme le
décrit Laurène Dufayet. « Les victimes, au moment de la consommation
chimique, vont parfois dormir, parfois hésiter à déposer plainte. Elles vont
finalement décider de passer par les urgences, où elles ne seront pas prises en
charge. Pour finalement se rendre au commissariat deux jours après, puis reçues
à l’Institut médico-légal cinq jour après la consommation chimique ».
Course
contre la montre
Soumis
à la force de répercussion psychique sur la victime, aux conditions et aux délais
d’accueil au sein des services qui la reçoivent, les analyses toxicologiques,
si elles sont entreprises, posent nécessairement la question de leur valeur, plusieurs
jours après les faits.
Si
l’éthanol est détectable 10 à 12h après son absorption, la MDMA, drogue de
synthèse dérivée de l'amphétamine, particulièrement répandue en soirées, présente
quant à elle une durabilité plus longue, située entre 2 et 4 jours. Particulièrement
problématique pour les détections, le GHB, surnommé « drogue du
violeur », disparait au bout de 4 à 6 heures dans les sang, et au bout de
dix à douze heures dans les urines. Selon la dernière étude diffusée par l’ANSM, le GHGB n’apparaitrait
que dans 10,9 % des soumissions chimiques causés par des substances
non-médicamenteuses, la MDMA arrivant en tête des drogues incriminées (21,8 %).
L’identification de substances psychoactives dans l’organisme est donc soumise
à un timing de prélèvement - puis d’analyse - extrêmement serré, face à une
victime souvent en état de choc.
De
course contre la montre il est également question dans le cadre de recherche de
lésions traumatiques que le médecin-légiste s’engage à lancer avec le
consentement de la victime. Car dans le cas d’une suspicion de viol, les périodes
de prélèvement s’avèrent tout aussi courtes : 12h dans la bouche, 24h au
niveau anal, pour près de 5 jours au niveau vaginal. À ces délais s’ajoutent
par ailleurs des conditions complémentaires : la victime ne doit pas avoir
bu d’eau, ni mangé, ni s’être lavé la bouche, ce qui demeure pourtant l’un des
premiers réflexes, dans le premier scénario. Concernant les deux autres, la personne
ne doit pas avoir pris de douche, pour préserver les parties corporelles qui
ont été en contact avec l’agresseur.
Au
cas où la victime ne se rappelle pas de faits de nature sexuelle, Laurène
Dufayet rappelle à l’ensemble de son auditoire l’importance de lui proposer malgré
tout la réalisation de ces tests. « Nous le réalisons aussi dans une
optique de santé publique. Sur le long terme, cela nous permet de revoir la
victime, pour lui rendre les résultats et s'assurer que sur le plan
psychologique, elle a pu demander de l'aide ».
Concomitante
à cette étape, la recherche de lésions traumatiques complète ce parcours miné
d’incertitudes, qui, en fonction de leur nature, vont pouvoir orienter les
médecins sur les actes commis et évoquer des violences sexuelles. Au-delà de la
possibilité de lésions anales, buccales et vaginales, le soignant cherche en
parallèle des traces d’ecchymoses, de morsures ou d’éventuelles abrasions
témoins de vêtements arrachés, en gardant à l’esprit, comme l’évoque l’experte qu’« en
tant que médecin, on ne peut jamais affirmer qu’il y a eu un viol. Il y a
autant de lésions sur des rapports sexuels consentis que sur des rapports
sexuels non-consentis. De même que l’absence de lésion n’élimine pas une
pénétration ».
Au-delà
de la complexité de cette prise en charge, la récurrence des cas de soumission chimique
ou de vulnérabilité chimique recensés par les unités de médecine légale peut
également interroger sur la prescription de benzodiazépines. Connues pour leurs
propriétés anxiolytiques et amnésiantes, ces dernières seraient très
facilement recommandées et prescrites par les médecins.
Laurène Secondé
Les magistrats étant de plus en plus amenés à intervenir dans des affaires de violences sexuelles, aussi bien dans des fonctions civiles que pénales, l’Ecole Nationale de la Magistrature a renforcé son offre de formation relative à la lutte contre les violences faites aux femmes. En octobre 2024, le cycle Violences sexuelles invitait un casting d’intervenants aux profils hétéroclites : médecins légistes, psychologues, avocats, présidents de cour d’assises… Cette série illustre les nombreuses facettes de ces infractions, que les professionnels du droit doivent appréhender tant à l’échelle des procédures qu’elles entraînent, que de leurs mécanismes.
Soumission chimique et vulnérabilité chimique en France : état des lieux en France Le dernier rapport annuel de l’ANSM, basé sur l’année 2022, fait état d’une augmentation exponentielle du nombre de signalements pour des agressions facilitées par les substances. Ces chiffres sont à mettre en perspective avec le mouvement de la libération de la parole #metoo, #balancetonbar et #MetooGHB (2021), ainsi qu’avec la réouverture des discothèques en février 2022. · Plus de 1229 cas ont été signalés puis retenus (+69% par rapport à l’année précédente) · Les agressions sexuelles sont les signalements suspects les plus mentionnés (58,4%) aussi bien chez les femmes (63,9%) que les hommes (33,3%) · Parmi ces signalements retenus, 346 (28,2%) concernent des cas de vulnérabilité chimique, 97 (7,9%) des cas de soumission chimique · Dans les cas de soumission chimique, l‘administration de la substance a lieu majoritairement dans un contexte festif (43,9%) pour les victimes adultes et dans le contexte privé pour les victimes enfants. · Les médicaments sédatifs sont majoritairement incriminés (56,7%). Les substances non médicamenteuses se maintiennent quant à elles au niveau le plus haut (43,3% vs 43,6% en 2021 vs 27,8% en 2020) avec les stimulants en tête et notamment la MDMA. |