SERIE. (4/4) Le psychotraumatisme est le fruit d’un mécanisme cérébral qui allie
production d’hormones et réflexe de survie. Ses symptômes spécifiques tendent à
s’installer imperceptiblement et durablement. Phénomène retrouvé fréquemment
dans les affaires de violences sexuelles, il peut aussi bien concerner les
victimes que les auteurs, et questionne sur ses prises en charge dans la
procédure judiciaire.
Entre libération de la parole des
victimes et sensibilisation à la santé mentale, les magistrats connaissent aujourd’hui mieux les effets
psychologiques d’un traumatisme. Organisée en octobre 2024, la formation
initiale de l’Ecole nationale de la magistrature (ENM) dédiée aux violences sexuelles
a permis aux auditeurs de justice et aux professionnels du droit d’étudier
quelques notions-clé de ce syndrome, dont la prise en charge n’est efficace
qu’à partir du moment où la victime accepte d’en parler… à condition qu’elle
s’en souvienne.
Choc émotionnel lié à une
exposition à la mort, à une menace de mort, à des blessures graves ou à des
violences sexuelles (directement ou indirectement), le psychotraumatisme ou le
traumatisme psychique[1], corrélé
parfois à une amnésie totale ou à une prise de distance radicale, fait donc
suite à une situation exceptionnelle, aux conséquences multiples. Valérie
Benoit, psychologue à l’Unité Médico-judiciaire mineurs d’Orléans, a décortiqué
ce mécanisme devant un public en recherche de solutions et de procédures
judiciaires plus adaptées.
Face
au danger, un système d’alarme bien huilé
La compréhension du
psychotraumatisme nécessite de maîtriser les fondamentaux du fonctionnement du
cerveau et des structures impliquées dans sa formation. Ainsi, trois acteurs
majeurs entrent en jeu, selon la modélisation triunique théorisée par le
professeur et médecin américain Paul Maclean, dans les années 50 : le tronc
cérébral (dit cerveau cérébral) associé à l'hypothalamus, le cortex préfrontal
et le cerveau limbique. Ces trois aires cérébrales assurent le manège quotidien
de la régulation émotionnelle.
En cas de danger, le thalamus, responsable de la réception et de la transmission des messages sensoriels, envoie immédiatement un message au cerveau limbique et au cortex préfrontal. A
noter qu’avant même que le danger soit catégorisé, l’amygdale cérébrale ordonne
aux glandes surrénales de produire les hormones du stress (adrénaline et
cortisol) pour conditionner le corps à une éventuelle réaction. Si le cortex
préfrontal estime la situation inoffensive, l’organisme retrouve rapidement son
état calme. Si le risque est confirmé, ce même cortex détermine la meilleure
décision à prendre : fuir ou riposter, en fonction de la meilleure probabilité
de survie. Si le cerveau ne parvient pas à trancher, l’individu demeure
pétrifié, incapable de réagir en sa faveur face à une situation dangereuse : on
parle alors d’effet de sidération. Qui, pas de côté, vaut désormais surprise et
absence de consentement dans les affaires de viol ou d’agression sexuelle en
matière judiciaire[2].
Mourir
de peur ou vivre avec
Peut-on mourir de peur, comme
l’expression populaire le suggère ? Selon la psychologue Valérie Benoit, oui. « Face au danger qui dure, l'amygdale
cérébrale maintient la production de cortisol ou d’adrénaline. Or, confronté à
une trop grande quantité d’hormones du stress dans le système nerveux, le
risque devient vital », explique-t-elle. Pour éviter un
empoisonnement du cerveau ou l’arrêt cardiaque, le cerveau coupe la
communication entre le cortex préfrontal et l'amygdale, à l’image d’un
court-circuit, entraînant alors une anesthésie physique et émotionnelle, ainsi
qu’une déformation de la réalité perçue.
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C’est dans cet état de
vulnérabilité que le futur psychotraumatisme tient son terreau. Possiblement
pétrifié, puis dissocié[3], le
cerveau n’est pas capable d’appliquer son dispositif de régulation émotionnelle
habituel, à l’image d’un système d’alarme trop sonore : l’information n’a
pas la possibilité d’être traitée comme les autres, ni d’être intégrée comme « mémoire
autobiographique normale ». Le souvenir finit par stagner dans le cerveau
limbique, en errance sur le long-terme, puisque, comme le rappelle Valérie
Benoit, « on ne peut pas
décider d’oublier ».
La
symptomatologie vaste du traumatisme installé
Dans le cas d’une situation
émotionnelle particulièrement grave, chaque individu tente de s’en sortir, en
se confrontant, parallèlement, à son propre matériel psychique déjà en place. En
somme : chacun vit les événements avec ses propres ressources. Mais face à un
événement traumatique, la majorité des victimes a néanmoins tendance à
développer des phases similaires, la première étant un état de stress aigu. Pendant
les quelques jours qui suivent l’exposition, celui-ci entraîne des symptômes
tels qu’une forte anxiété, la
reviviscence mentale de l’événement traumatique, ou encore une attitude d’évitement.
Répétés sur un mois, ces
symptômes sont caractéristiques d’un état de stress post-traumatique (ESPT)
aigu. Si l’état perdure pendant trois mois, on parle alors d’ESPT chronique.
Les symptômes sont alors susceptibles d’émerger à toute période de la vie.
Ils varient en fonction de l’âge des victimes. La symptomatologie du
psychotraumatisme chez l’enfant a davantage tendance à se reconnaître dans un
changement brutal d’humeur ou dans des comportements sexuels inappropriés. L’adolescent
est, pour sa part, enclin à adopter des conduites à risque et à procéder à des
actes auto-agressifs tels que l’automutilation. Le fait de vivre au quotidien
dans un environnement familial dysfonctionnel s’inscrit, pour lui, comme un
facteur de vulnérabilité. Chez les adultes, des symptômes tels que des
souvenirs intrusifs (réminiscence de l’expérience, flashback, cauchemars), une
hypervigilance constante (liée à l’hyperactivité de l’amygdale cérébrale,
beaucoup plus sensible qu’auparavant), ou une détresse émotionnelle, sont
considérés comme des marqueurs relativement courants.
Devenir
auteur de violences, une possibilité chez les sujets traumatisés
Véritable « bombe à retardement », comme le qualifie Valérie Benoit, le
traumatisme psychologique prend le risque de se chroniciser et de devenir
pathologique. A savoir que plus la victime subit l’événement jeune, plus elle
sera prédisposée à développer des troubles de la personnalité.
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« A partir du moment où
l’attachement est désorganisé chez l’enfant, la vigilance doit être encore plus
élevée, recommande la psychologue. L’autre
n’a pas sa place dans son monde. Il n’y a que lui. L’environnement qu’il a
connu est si déstructurant qu’une thérapie ne pourra pas forcément le réparer ».
Particulièrement visibles dans les affaires de violences intrafamiliales, le
psychotraumatisme et sa réactivation sont également capables d’affecter le
développement cérébral psychoaffectif et émotionnel de l’enfant, qu’il soit
victime directe ou indirecte. Également impactées, les capacités cognitives et les
modalités relationnelles futures auront de fortes chances de connaître des
troubles sérieux.
L’intervention de Valérie Benoit soulève une autre réalité, troublante :
le cas des victimes qui, plus tard, reproduisent sur d’autres ce qu’elles ont
subi. « L’information de l’événement
est toujours présente dans leur bibliothèque. Le fait de devenir auteur de
violences sexuelles peut faire partie des mises en acte de ce matériel qui
n’est pas intégré ». Le mécanisme n’est pas sans rappeler le
procès Pelicot, pendant lequel près d’un quart des hommes poursuivis ont dit
avoir été victimes de viols ou d’agressions sexuelles en grandissant.
Prendre en compte le psychotraumatisme
dans la procédure judiciaire
Comment alors faire progresser les procédures ? Une évolution
des mentalités et un recul des stéréotypes liés aux agressions pourraient, dans
un premier temps, faire avancer notablement la machine judiciaire.
Semblable à une anesthésie émotionnelle ou à une véritable paralysie
psychique, l’état de sidération, qui peut durer le temps de l’agression mais
également au moment des réexpositions, peut typiquement jouer en défaveur de la
victime. « Pendant l’instruction, il
est courant que la victime raconte des faits terribles, sans signe extérieur de
souffrance. De la même manière, le visage qu’elle affichera ne sera pas en
concordance avec son récit. C’est typique de la dissociation, laquelle peut-être
également être maintenue dans une situation d’emprise », détaille
Valérie Benoit.
Ce comportement doit être appréhendé par le juge en priorisant « une réaction protectrice et compréhensive ».
Et en n’hésitant pas à multiplier, dans son échange, les formulations
bienveillantes telles que « je comprends ». Ces précisions soulèvent des
questions dans l’assemblée des magistrats en formation : « quid de la comparution immédiate ? »,
qui empêche tout retraitement de l’information, laquelle pourra même être
amplifiée ? Pour Valérie Benoit, l’effet est clair : « psychologiquement, on fragilise encore plus
la victime ».
D’autres pistes sont évoquées par l’intervenante : prendre le temps
d’expliquer le processus judiciaire aux victimes, assurer leur protection dans
la salle d’audience, ou renforcer la formation sur le psychotraumatisme,
justement, pour éviter la victimisation secondaire[4]. Des
avancées qui profiteraient à une profession souvent confrontée à une diversité
de problématiques sociétales parfois décourageante. Des idées à la croisée des
chemins qui ont également été évoquées lors d’une nouvelle formation dédiée, le
4 décembre 2024, par Sonia Benbelaid Cazenave, majore de gendarmerie et
psychologue, commandante de la Maison de la prévention et de la protection des
familles de Bordeaux et par François Lavallière, magistrat et maître de
conférences en droit pénal, invités tous deux par l’Ecole nationale de la
magistrature.
Laurène Secondé
Les magistrats étant
de plus en plus amenés à intervenir dans des affaires de violences sexuelles,
aussi bien dans des fonctions civiles que pénales, l’Ecole Nationale de la
Magistrature a renforcé son offre de formation relative à la lutte contre les
violences faites aux femmes. En octobre 2024, le cycle Violences sexuelles
invitait un casting d’intervenants aux profils hétéroclites : médecins
légistes, psychologues, avocats, présidents de cour d’assises… Cette série
illustre les nombreuses facettes de ces infractions, que les professionnels du
droit doivent appréhender tant à l’échelle des procédures qu’elles entraînent,
que de leurs mécanismes.
[1] Selon le DSM-5-TR, manuel diagnostique et
statistique des troubles mentaux, référent des médecins psychiatres
[2] L’arrêt du 11 septembre 2024 rendu par la
chambre criminelle de la Cour de cassation.
[3]Processus mental par lequel l’individu se
sépare de certaines réalités de son environnement, de ses pensées, de ses
sentiments ou même de son identité.
[4] Expression utilisée pour évoquer l’état d’une
victime de violences, maltraitée par le système judiciaire pourtant censée la
protéger.