JUSTICE

Psychotraumatisme : anatomie d’un mécanisme complexe

Psychotraumatisme : anatomie d’un mécanisme complexe
Publié le 14/12/2024 à 10:46

SERIE. (4/4) Le psychotraumatisme est le fruit d’un mécanisme cérébral qui allie production d’hormones et réflexe de survie. Ses symptômes spécifiques tendent à s’installer imperceptiblement et durablement. Phénomène retrouvé fréquemment dans les affaires de violences sexuelles, il peut aussi bien concerner les victimes que les auteurs, et questionne sur ses prises en charge dans la procédure judiciaire.

« Juger les violences sexuelles »

·         La médecine légale face au défi de la soumission chimique

·         Défendre les agresseurs : « On n’est pas là pour accompagner un homme à l’abattoir »

·        Mineurs victimes : face à « des procédures extrêmement violentes », le risque d'un second traumatisme

·             Psychotrauma : anatomie d’un mécanisme complexe

Entre libération de la parole des victimes et sensibilisation à la santé mentale, les magistrats connaissent aujourd’hui mieux les effets psychologiques d’un traumatisme. Organisée en octobre 2024, la formation initiale de l’Ecole nationale de la magistrature (ENM) dédiée aux violences sexuelles a permis aux auditeurs de justice et aux professionnels du droit d’étudier quelques notions-clé de ce syndrome, dont la prise en charge n’est efficace qu’à partir du moment où la victime accepte d’en parler… à condition qu’elle s’en souvienne.

Choc émotionnel lié à une exposition à la mort, à une menace de mort, à des blessures graves ou à des violences sexuelles (directement ou indirectement), le psychotraumatisme ou le traumatisme psychique[1], corrélé parfois à une amnésie totale ou à une prise de distance radicale, fait donc suite à une situation exceptionnelle, aux conséquences multiples. Valérie Benoit, psychologue à l’Unité Médico-judiciaire mineurs d’Orléans, a décortiqué ce mécanisme devant un public en recherche de solutions et de procédures judiciaires plus adaptées.

Face au danger, un système d’alarme bien huilé

La compréhension du psychotraumatisme nécessite de maîtriser les fondamentaux du fonctionnement du cerveau et des structures impliquées dans sa formation. Ainsi, trois acteurs majeurs entrent en jeu, selon la modélisation triunique théorisée par le professeur et médecin américain Paul Maclean, dans les années 50 : le tronc cérébral (dit cerveau cérébral) associé à l'hypothalamus, le cortex préfrontal et le cerveau limbique. Ces trois aires cérébrales assurent le manège quotidien de la régulation émotionnelle.

En cas de danger, le thalamus, responsable de la réception et de la transmission des messages sensoriels, envoie immédiatement un message au cerveau limbique et au cortex préfrontal. A noter qu’avant même que le danger soit catégorisé, l’amygdale cérébrale ordonne aux glandes surrénales de produire les hormones du stress (adrénaline et cortisol) pour conditionner le corps à une éventuelle réaction. Si le cortex préfrontal estime la situation inoffensive, l’organisme retrouve rapidement son état calme. Si le risque est confirmé, ce même cortex détermine la meilleure décision à prendre : fuir ou riposter, en fonction de la meilleure probabilité de survie. Si le cerveau ne parvient pas à trancher, l’individu demeure pétrifié, incapable de réagir en sa faveur face à une situation dangereuse : on parle alors d’effet de sidération. Qui, pas de côté, vaut désormais surprise et absence de consentement dans les affaires de viol ou d’agression sexuelle en matière judiciaire[2].

Mourir de peur ou vivre avec

Peut-on mourir de peur, comme l’expression populaire le suggère ? Selon la psychologue Valérie Benoit, oui. « Face au danger qui dure, l'amygdale cérébrale maintient la production de cortisol ou d’adrénaline. Or, confronté à une trop grande quantité d’hormones du stress dans le système nerveux, le risque devient vital », explique-t-elle. Pour éviter un empoisonnement du cerveau ou l’arrêt cardiaque, le cerveau coupe la communication entre le cortex préfrontal et l'amygdale, à l’image d’un court-circuit, entraînant alors une anesthésie physique et émotionnelle, ainsi qu’une déformation de la réalité perçue.

À lire aussi :  Violences sexuelles : dans près d’une affaire sur deux, les auteurs sont mineurs

C’est dans cet état de vulnérabilité que le futur psychotraumatisme tient son terreau. Possiblement pétrifié, puis dissocié[3], le cerveau n’est pas capable d’appliquer son dispositif de régulation émotionnelle habituel, à l’image d’un système d’alarme trop sonore : l’information n’a pas la possibilité d’être traitée comme les autres, ni d’être intégrée comme « mémoire autobiographique normale ». Le souvenir finit par stagner dans le cerveau limbique, en errance sur le long-terme, puisque, comme le rappelle Valérie Benoit, « on ne peut pas décider d’oublier ».

La symptomatologie vaste du traumatisme installé

Dans le cas d’une situation émotionnelle particulièrement grave, chaque individu tente de s’en sortir, en se confrontant, parallèlement, à son propre matériel psychique déjà en place. En somme : chacun vit les événements avec ses propres ressources. Mais face à un événement traumatique, la majorité des victimes a néanmoins tendance à développer des phases similaires, la première étant un état de stress aigu. Pendant les quelques jours qui suivent l’exposition, celui-ci entraîne des symptômes tels qu’une forte anxiété, la reviviscence mentale de l’événement traumatique, ou encore une attitude d’évitement. Répétés sur un mois, ces symptômes sont caractéristiques d’un état de stress post-traumatique (ESPT) aigu. Si l’état perdure pendant trois mois, on parle alors d’ESPT chronique. Les symptômes sont alors susceptibles d’émerger à toute période de la vie.

Ils varient en fonction de l’âge des victimes. La symptomatologie du psychotraumatisme chez l’enfant a davantage tendance à se reconnaître dans un changement brutal d’humeur ou dans des comportements sexuels inappropriés. L’adolescent est, pour sa part, enclin à adopter des conduites à risque et à procéder à des actes auto-agressifs tels que l’automutilation. Le fait de vivre au quotidien dans un environnement familial dysfonctionnel s’inscrit, pour lui, comme un facteur de vulnérabilité. Chez les adultes, des symptômes tels que des souvenirs intrusifs (réminiscence de l’expérience, flashback, cauchemars), une hypervigilance constante (liée à l’hyperactivité de l’amygdale cérébrale, beaucoup plus sensible qu’auparavant), ou une détresse émotionnelle, sont considérés comme des marqueurs relativement courants.

Devenir auteur de violences, une possibilité chez les sujets traumatisés

Véritable « bombe à retardement », comme le qualifie Valérie Benoit, le traumatisme psychologique prend le risque de se chroniciser et de devenir pathologique. A savoir que plus la victime subit l’événement jeune, plus elle sera prédisposée à développer des troubles de la personnalité.

À lire aussi : (91) Une unité pédiatrique pour les enfants en danger à l’hôpital de Corbeil-Essonnes

« A partir du moment où l’attachement est désorganisé chez l’enfant, la vigilance doit être encore plus élevée, recommande la psychologue. L’autre n’a pas sa place dans son monde. Il n’y a que lui. L’environnement qu’il a connu est si déstructurant qu’une thérapie ne pourra pas forcément le réparer ». Particulièrement visibles dans les affaires de violences intrafamiliales, le psychotraumatisme et sa réactivation sont également capables d’affecter le développement cérébral psychoaffectif et émotionnel de l’enfant, qu’il soit victime directe ou indirecte. Également impactées, les capacités cognitives et les modalités relationnelles futures auront de fortes chances de connaître des troubles sérieux.

L’intervention de Valérie Benoit soulève une autre réalité, troublante : le cas des victimes qui, plus tard, reproduisent sur d’autres ce qu’elles ont subi. « L’information de l’événement est toujours présente dans leur bibliothèque. Le fait de devenir auteur de violences sexuelles peut faire partie des mises en acte de ce matériel qui n’est pas intégré ». Le mécanisme n’est pas sans rappeler le procès Pelicot, pendant lequel près d’un quart des hommes poursuivis ont dit avoir été victimes de viols ou d’agressions sexuelles en grandissant.

Prendre en compte le psychotraumatisme dans la procédure judiciaire

Comment alors faire progresser les procédures ? Une évolution des mentalités et un recul des stéréotypes liés aux agressions pourraient, dans un premier temps, faire avancer notablement la machine judiciaire.

Semblable à une anesthésie émotionnelle ou à une véritable paralysie psychique, l’état de sidération, qui peut durer le temps de l’agression mais également au moment des réexpositions, peut typiquement jouer en défaveur de la victime. « Pendant l’instruction, il est courant que la victime raconte des faits terribles, sans signe extérieur de souffrance. De la même manière, le visage qu’elle affichera ne sera pas en concordance avec son récit. C’est typique de la dissociation, laquelle peut-être également être maintenue dans une situation d’emprise », détaille Valérie Benoit.

Ce comportement doit être appréhendé par le juge en priorisant « une réaction protectrice et compréhensive ». Et en n’hésitant pas à multiplier, dans son échange, les formulations bienveillantes telles que « je comprends ». Ces précisions soulèvent des questions dans l’assemblée des magistrats en formation : « quid de la comparution immédiate ? », qui empêche tout retraitement de l’information, laquelle pourra même être amplifiée ? Pour Valérie Benoit, l’effet est clair : « psychologiquement, on fragilise encore plus la victime ».

D’autres pistes sont évoquées par l’intervenante : prendre le temps d’expliquer le processus judiciaire aux victimes, assurer leur protection dans la salle d’audience, ou renforcer la formation sur le psychotraumatisme, justement, pour éviter la victimisation secondaire[4]. Des avancées qui profiteraient à une profession souvent confrontée à une diversité de problématiques sociétales parfois décourageante. Des idées à la croisée des chemins qui ont également été évoquées lors d’une nouvelle formation dédiée, le 4 décembre 2024, par Sonia Benbelaid Cazenave, majore de gendarmerie et psychologue, commandante de la Maison de la prévention et de la protection des familles de Bordeaux et par François Lavallière, magistrat et maître de conférences en droit pénal, invités tous deux par l’Ecole nationale de la magistrature.

Laurène Secondé

Les magistrats étant de plus en plus amenés à intervenir dans des affaires de violences sexuelles, aussi bien dans des fonctions civiles que pénales, l’Ecole Nationale de la Magistrature a renforcé son offre de formation relative à la lutte contre les violences faites aux femmes. En octobre 2024, le cycle Violences sexuelles invitait un casting d’intervenants aux profils hétéroclites : médecins légistes, psychologues, avocats, présidents de cour d’assises… Cette série illustre les nombreuses facettes de ces infractions, que les professionnels du droit doivent appréhender tant à l’échelle des procédures qu’elles entraînent, que de leurs mécanismes.

 

 



[1]  Selon le DSM-5-TR, manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, référent des médecins psychiatres


[2]  L’arrêt du 11 septembre 2024 rendu par la chambre criminelle de la Cour de cassation.


[3]Processus mental par lequel l’individu se sépare de certaines réalités de son environnement, de ses pensées, de ses sentiments ou même de son identité.


[4]  Expression utilisée pour évoquer l’état d’une victime de violences, maltraitée par le système judiciaire pourtant censée la protéger.

0 commentaire
Poster
ENM

Nos derniers articles