SÉRIE (1/6). Les enquêtes
internes se développent à la vitesse grand V en entreprise. Les causes sont à
chercher aussi bien du côté de la loi – y compris de façon indirecte – que de
l’évolution des mentalités, chez les employeurs comme chez les salariés.
Quand un salarié a commis une
faute, il est logique que l’entreprise le sanctionne. Mais que faire quand il
est accusé, sans que la preuve ne soit immédiatement disponible ? C’est là
qu’intervient l’enquête interne. Menée par l’entreprise ou un prestataire sur
des faits dont sont accusés salariés ou dirigeants, son objectif est d’établir
autant que possible la vérité des faits pour prendre, si besoin, les mesures
adaptées.
Née il y a plusieurs
décennies dans le droit anglo-saxon, elle se développe depuis plusieurs années
en France, mais est très peu encadrée juridiquement, étant plutôt régie par la
« soft law » : jurisprudence, recommandations, lignes
directrices…
Tous les intervenants
interrogés le confirment : ils voient de plus en plus d’enquêtes internes.
Elle concerne le plus souvent des thématiques liées aux ressources humaines
(harcèlement moral en premier lieu, harcèlement sexuel, discrimination), et
dans une moindre mesure, la conformité (fraude, corruption, atteinte à la
probité, violation des règles de sécurité…).
Les enquêtes sur les
détournements de données commencent aussi à se développer. Impossible cependant
d’avoir des chiffres nationaux, ni par le ministère du Travail, ni par la Dares.
En effet, les entreprises n’ont pas l’obligation de déclarer la tenue
d’enquêtes internes.
Si le conseil de prud’hommes
de Paris n’a pas non plus de statistiques sur le nombre de dossiers jugés dans
lesquels a été menée une enquête interne, son président Christophe Carrère et
son vice-président Jacques-Frédéric Sauvage constatent cependant une hausse ces
dernières années, en majorité pour des cas de harcèlement moral, souvent dans
la section de l’encadrement, qui concerne les cadres et ingénieurs.
Le harcèlement sexuel, lui,
se retrouve dans toutes les sections. Et Jacques-Frédéric Sauvage a l’impression
que « les employeurs y réagissent probablement plus
systématiquement ». La discrimination se retrouve aussi, dans une
moindre mesure. Les avocats et cabinets interrogés voient souvent, dans leur
activité, une hausse des demandes d’enquêtes internes ayant commencé entre 2020
et 2023, allant de 30 % à 100 % par an.
De plus en plus de signalements par les
salariés
Les causes de cette hausse sont
multiples. D’une part, les salariés font de plus en plus de signalement. « Ce
n’est pas parce qu’on en parle plus que les gens se sentiraient saisis d’une
urgence à aller dénoncer des faits de harcèlement », assure Olivier
Bailly, responsable de l’offre « Enquête
harcèlement » du cabinet en ressources humaines JLO. Mais le
contexte sociétal fait selon lui que les personnes sont plus sensibilisées aux
questions de harcèlement, et donc plus susceptibles de l’identifier et le
dénoncer.
Un changement culturel - plus que juridique - aurait joué le plus gros rôle dans l'augmentation du nombre d'enquêtes. Et en particulier MeToo, sur toutes les problématiques de harcèlement sexuel.
Ce que constate la
directrice des affaires sociales de Canal Plus, Sylvie Cavalié : « Il
y a une libération de la parole tout à fait nécessaire et qu'il faut encore encourager, parce que dans les
années 80, on pouvait laisser passer certains comportements, voire les accepter. A l’époque, mettre la main
aux fesses d’une collègue, ce n’était pas considéré comme forcément très grave, ça pouvait même faire rire. Il y a heureusement
un changement de comportement et de mentalité dans la société, mais il faut rester vigilants. »
La psychologue clinicienne
Emma Pitzalis a aussi vu « une explosion des cas de harcèlement durant
le Covid », et cela occupe désormais la majeure partie de son temps.
Elle l’explique par une incertitude généralisée, une hausse à la fois des
tensions et du travail à distance. « Quand la situation est déjà
conflictuelle avec les collègues, le passage à des interactions plus virtuelles
a pu faire exploser les conflits ».
Mais presque tous les
intervenants constatent également un rapport plus compliqué avec l’autorité. Dans
certains cas, l’exercice par un manager de son autorité est vécu comme du
harcèlement. « C’est vrai qu’on a tendance à confondre la question de
la mésentente dans la ligne hiérarchique avec des phénomènes de harcèlement, reconnaît
Christophe Carrère. Beaucoup de salariés se disent harcelés par leur chef après
s’être pris une soufflante car ils n’étaient pas à une réunion où sont arrivés
en retard ».
L’expression d’un mal-être
Conséquence, « les
organisations expriment de façon parfois trop mesurée leur pouvoir managérial,
selon Damien Delvaux, président du cabinet de conseil en ressources humaines Eleas.
Elles doivent agir, trancher des situations, et le fait de ne pas trancher
se traduit par des tensions très fortes ». Il illustre : « Un
individu en difficulté d’un point de vue des compétences, qui perd pied, n’est
plus capable de s’adapter, adopte un mécanisme de défense en accusant la
manager de harcèlement, alors que ce dernier n'exerce que ses directives
classiques. »
Selon lui, le manager doit prendre
ses responsabilités, expliquer la situation et prendre les actions nécessaires
(formation, accompagnement, changement de poste, licenciement en dernier
recours) au lieu d’une placardisation officieuse encore plus susceptible d’être
vécue comme du harcèlement. Dans les situations qu’il a rencontrées, ces
difficultés non traitées sont la première cause des hausses d’enquêtes pour
harcèlement.
Plusieurs intervenants
confirment d’ailleurs qu’une accusation de harcèlement moral est souvent l’expression
d’un mal-être. Les faits ne sont pas constitutifs de harcèlement, mais
l’enquête révèle une mauvaise organisation du travail qui rend les gens
malheureux. Encore plus chez les cadres, observe Christophe Carrère. « Souvent
ils sont en forfait jour, font un peu de télétravail, sont un peu éloignés du
collectif du travail ».
Damien Delvaux assiste
d’ailleurs à une dégradation des conditions de travail, qu’il attribue au
télétravail qui distend les collectifs, aux exigences de productivité accrue,
aux inquiétudes liées à un environnement économique de plus en plus instable.
« Les organisations doivent s’adapter en permanence donc cela met en
tension les entreprises et les individus », sommés de s’adapter en
permanence. Il dit assister à « la cristallisation des tensions dans
les organisations, les antagonismes se créent, les gens ne se parlent plus ou
mal », et aucun autre dispositif ne permet de le signaler.
Cela se retrouve aux
prud’hommes : les accusations de harcèlement, « dans la section
encadrement, sont souvent liées à un changement de stratégie dans l'entreprise
ou alors un changement d'actionnaire majoritaire, avec des orientations
nouvelles et des salariés qui ne se retrouvent pas dans le nouveau modèle »,
observe Christophe Carrère. Jacques-Frédéric Sauvage le constate aussi dans la
section du commerce : « Parfois, dans les changements de stratégie
d’entreprise, certains salariés voient leurs fonctions évoluer, et peuvent
considérer que c’est du harcèlement. Parfois, c’est un changement de chef de
service qui passe mal. »
Une autre explication que
Damien Delvaux avance, mais qui reste selon lui marginale, est le cas de
personnalités toxiques, qui déstabilisent l’environnement de travail, de façon
consciente ou non, rendant impossible un travail serein et provoquant des
alertes à leur encontre.
Des accusations pour
dépasser les barèmes
Une loi, a priori très
éloignée du domaine de l’enquête, a eu un effet sur la hausse de celles-ci,
selon la majorité des intervenants : le fameux « barème
Macron », qui plafonne les indemnités de licenciement qu’un salarié peut
obtenir si un conseil de prud’hommes considère qu’il a été licencié « sans
cause réelle et sérieuse », c’est-à-dire que le juge considère le licenciement
comme injustifié.
Les indemnités ne sont
déplafonnées que lorsque le licenciement n’est pas seulement injustifié, mais
est en plus considéré comme nul par le juge. C’est notamment le cas si le
licenciement fait suite à une situation de discrimination, de harcèlement, de
dénonciation par le salarié d’un fait délictueux dans son entreprise, au
non-respect de la protection accordée à certains salariés…
Certains salariés risquant un
licenciement invoquent donc un harcèlement – beaucoup moins une discrimination,
selon les avocats interrogés – pour tenter d’augmenter le dédommagement reçu
après un licenciement. Ou au moins faire pression sur l’entreprise pour revoir
à la hausse leur chèque de départ.
« Certaines
entreprises peuvent être amenées à lancer des enquêtes dont la plupart
n'aboutiront pas, car les personnes qui s'estiment victimes n'ont rien
dans leur dossier, pas d'email, pas de SMS, jamais de témoins qui auraient
entendu, vu, lu quelque chose », témoigne une avocate interrogée.
Mais si quelques professionnels
assurent que ce phénomène tient une place importante dans la hausse des
enquêtes internes, pour la majorité, sans être négligeable, cela reste plus limité
que d’autres facteurs. Jacques-Frédéric Sauvage juge ainsi que « c’est
un peu en train de se calmer. Ce qui est une bonne chose, parce que le risque,
c’est de passer à côté d’un vrai cas de harcèlement ».
Les actions des entreprises
Certains intervenants
externes font remarquer que si les demandes ont augmenté au sein de leurs
cabinets, cela est aussi en partie dû au fait que les entreprises externalisent
des pratiques qui seraient restées en interne il y a quelques années. Mais
aussi traitent des sujets qu’elles n’auraient pas du tout suivi dans le passé. D’abord,
l’accord national interprofessionnel (ANI) de 2010 incite les entreprises à
lancer une enquête interne dès qu’une plainte est déposée.
Et désormais, la loi impose
aux entreprises de mettre en place des dispositifs de signalement. Ainsi, la
loi Sapin 2, de 2016, relative à la lutte contre la corruption, oblige les
entreprises de plus de 50 salariés à mettre systématiquement en place un
dispositif d’alerte et à traiter ces alertes. Globalement, Damien Delvaux
estime que « ces outils ont libéré la parole et fonctionnent plutôt
bien, même s’ils sont plutôt réservés aux grandes entreprises ».
Du côté des enquêtes pour
corruption et fraude, l’avocate en conformité, éthique et droit pénal des
affaires Daphné Latour estime qu’il y a vraiment « un avant et un après
la loi Sapin 2 », qui s’accompagne d’une « prise de conscience
que l’entreprise doit être beaucoup plus responsable qu'avant, dans un monde
qui tend à protéger plein de formes de droits différents. C’est très bien, mais
comme il y a plus de droits à protéger, il y a plus d'outils et donc forcément
le volume d’enquêtes internes augmente ».
Albane Lancrenon, avocate associée en droit pénal des affaires au cabinet De
Gaulle Fleurance, confirme qu’ « il y a vingt ans, face à une
suspicion de fraude ou de corruption, les entreprises cherchaient avant tout à
éviter que ces problématiques ne soient ébruitées. Il y a dix ans, seules les
sociétés qui avaient une certaine surface financière et qui étaient très
attentives à leur réputation menaient des enquêtes internes. Aujourd’hui, c’est
devenu quasiment systématique, notamment parce que montrer les mesures de
remédiation prises constitue un très bon moyen de défense au pénal et sans
doute aussi au social ».
L’Agence française
anticorruption (Afa) recommande en effet de lancer une enquête interne lors
d’une enquête judiciaire, afin de montrer sa volonté de coopération – et
potentiellement limiter les pénalités.
Des enquêtes trop
systématiques ?
Pour autant, les entreprises
ne sont pas obligées de mener une enquête interne suite à un signalement, que
ce soit pour harcèlement ou pour corruption. Si elles ont suffisamment de
preuves, elles peuvent prendre directement les mesures qu’elles estiment
adaptées.
Mais certains cabinets
pousseraient les entreprises à systématiser ces enquêtes. Pour plusieurs
avocats interrogés, c’est une nécessité. « Souvent, dans le cadre d'un
contentieux avec un salarié qui s’estime victime de harcèlement, une question
posée par les juges et par l'avocat salarié sera : est-ce que vous avez
mené une enquête ? Ne pas l’avoir fait nous sera reproché », assure l’avocat en droit social Nicolas Etcheparre, du cabinet Eversheds Sutherland.
Pourtant, une absence
d’enquête interne n’est pas forcément rédhibitoire aux prud’hommes. « Je
ne vais pas reprocher à une entreprise de ne pas avoir mené d’enquête interne,
ou d’en avoir menée une, assure Jacques-Frédéric Sauvage. Sauf en cas de
mise en demeure par les représentants du personnel. Je peux en revanche lui
reprocher d’avoir pris une décision non fondée ». Le président
Christophe Carrère voit dans le développement des enquêtes internes un certain
« effet de mode ». « De nombreux cabinets d’avocats
développent cette offrent, et les employeurs y voient une occasion de se
défausser un peu de leur responsabilité. Mais il n’y a pas d’obligation de
mener une enquête ».
Ce qu’a confirmé la Cour de
cassation dans un arrêt du 12 juin 2024. Une salariée accusait son employeur de
ne pas avoir mené d’enquête interne après un signalement pour harcèlement. Mais
l’employeur a eu gain de cause, car la Cour a estimé que même sans enquête, il
avait pris des mesures, jugées suffisantes. Ce qui compte, c’est qu’il respecte
son obligation de protéger ses salariés, enquête ou pas.
Aude
David