Malgré la présence de dispositions
législatives destinées à éviter que les jeunes publics n’accèdent à des images
sensibles, la loi n’est toujours pas respectée par les propriétaires des sites
Internet concernés, pointe la Cour de cassation, et la pornographie reste pour
l’heure « une notion d'interprétation délicate » assortie d’une
jurisprudence complexe.
Chaque mois, 2,3 millions de
mineurs fréquentent des sites pornographiques. C’est le résultat d’une étude
produite par l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et
numérique (Arcom) d’après des données d’audience internet fournies par
Médiamétrie. Dès 12 ans, ce sont même 51 % des garçons qui se rendent sur
ce type de site en moyenne chaque mois, et près des deux tiers ont entre 16 et
17 ans. La loi est pourtant censée empêcher l’accès de ces sites aux mineurs.
Aux yeux du droit pénal, le
fait de fabriquer, transporter ou diffuser des images pornographiques, au même
titre que les contenus incitant au terrorisme par exemple, est puni de trois
ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende « lorsque ce
message est susceptible d’être vu ou perçu par un mineur », est-il
indiqué dans l’article 227-24 du Code pénal, qui précise d’ailleurs depuis 2020
que ces infractions restent constituées « y compris si l’accès d’un
mineur […] résulte d’une simple déclaration de celui-ci indiquant qu’il est âgé
d’au moins dix-huit ans ». « L'observation de la jurisprudence
montre que c’est la diffusion qui est le plus souvent l'objet de la poursuite, notamment
lorsque l’on parle de sites pornographiques », a expliqué la
professeure de droit privé à l’université Panthéon-Assas, Agathe Lepage, lors d’un
colloque organisé fin mai par la Cour de cassation, au sujet du « contrôle
de l’accès des mineurs à la pornographie en ligne ».
Malgré ces dispositions, la
plupart des sites pornographiques les plus connus ne demandent toujours rien de
plus qu’une simple déclaration de l’internaute. Des actions sont actuellement
menées pour leur blocage en France après une mise en demeure par l’Arcom, mais
deux recours sont en cours d’examen par le Conseil d’État. La décision devrait
intervenir d’ici l’été, et le tribunal judiciaire de Paris statuera dans la
foulée.
Dans l’article 227-23, c’est
la pédopornographie qui est condamnée, définie par le Code comme « l’image
ou la représentation d’un mineur lorsque cette image ou cette représentation présente
un caractère pornographique ». Celle-ci est punie de cinq ans
d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende. La consultation doit être
habituelle pour être constitutive d’une infraction, mais « à défaut
d’habitude, une consultation de tels sites pédopornographiques en contrepartie
d’un paiement est un signe criminologique inquiétant et qui dénote une
attirance toute particulière pour ces contenus », a assuré Agathe
Lepage.
En bref : les images ou
représentations de mineurs à caractère pornographique, autrement dit la
pédopornographie, sont illicites en elles-mêmes, quel que soit l'âge du public
(article 227-23), tandis que la pornographie n'est illicite que dans la mesure
où elle est perceptible par un mineur, ce qui en fait un message réservé aux majeurs
(article 227-24).
Ces deux articles visant,
pour des raisons différentes, à protéger les mineurs, figurent dans un
paragraphe intitulé « Des infractions sexuelles commises contre les
mineurs ». « Il est donc question de pornographie de part et
d'autre dans ces deux textes d'incrimination, qui suggèrent un danger pour le
mineur », a expliqué la professeure.
Le contrôle parental intégré
dans tous les appareils
Pour mieux protéger les
enfants de ces contenus, les fournisseurs d'accès ont depuis peu l’obligation
de prévoir dès la mise en place de l'accès à des services de communication en
ligne une information sur le contrôle parental. Un décret du 11 juillet 2023
oblige par ailleurs les fournisseurs d’équipements électroniques (smartphones
ou ordinateurs par exemple) à préinstaller un système de contrôle parental. Le
site internet, jeprotegemonenfant.gouv.fr, a également été mis en place
par l’État pour accompagner les parents, pouvant faire partie d’une génération peu
à l’aise avec les nouvelles technologies, dans la gestion de ces dispositifs de
contrôle parental.
Malgré ces définitions, les
interprétations diffèrent selon les juges : « La pornographie est
une notion complexe et d'interprétation délicate », a assuré Agathe
Lepage, qui a précisé que la jurisprudence pénale, comme administrative, est
complexe au sujet de cette notion. Elle a notamment cité des arrêts de la cour
d'appel de Paris rendus au début des années 2000 ayant conduit à des
condamnations de gérants de sites pornographiques. « Mais ils auraient
aujourd'hui beau jeu d'invoquer l'article 10 de la CEDH [article
garantissant la liberté d’expression, ndlr] », a déploré la professeure en
droit privé.
La jurisprudence européenne
floue
Dans l’Union européenne, les
lois diffèrent selon les pays, et les jurisprudences sont difficilement
interprétables. « On pourrait se tourner vers la Convention
internationale des droits de l'enfant qui pourrait nourrir la jurisprudence de
la CEDH, notamment l'article 17 qui traite de la liberté d'expression des
mineurs, qui est à la fois le droit de recevoir et le droit d'accéder à des
informations », a affirmé Fabien Marchadier, professeur de droit privé
à l’université de Poitiers. Cet article reconnait en effet à l’enfant le droit
à l’ « accès à une information et à des matériels provenant de
sources nationales et internationales diverses, notamment ceux qui visent à
promouvoir son bien-être social, spirituel et moral ainsi que sa santé physique
et mentale ». « La question du bien-être paraît ici assez peu
définie », a déploré Fabien Marchadier.
Le professeur a pris l’exemple
d’un policier qui s’était connecté à Internet et était tombé sur une page
librement accessible servant uniquement à présenter un site internet. Il
fallait ensuite souscrire à un abonnement pour accéder au contenu du site. « Les
images en accès libre étaient obscènes. Je pense qu'il n'y avait pas vraiment
d'ambiguïté sur la qualification. Et pour avoir permis un accès gratuit et
libre à ce type de contenu, le propriétaire du site a été condamné pénalement à
une peine assez lourde, 30 mois de prison. Il a contesté à la fois l'infraction
et la peine qui a été prononcée, sur le fondement de l'article 10 pour la
liberté d'expression. Il me semble que dans cette décision, à peu près tous les
arguments qui sont aujourd'hui mis en avant par les sites pornographiques les
plus consultés ont été abordés par la Cour européenne des droits de l'homme qui
les a rejetés les uns après les autres », a détaillé le professeur. Le
propriétaire dudit site a aussi mis en avant le fait que le site était exploité
par une société constituée aux États-Unis, et qu’il respectait de surcroit les
lois de ce pays. « La Cour de Strasbourg a rejeté l'argument en
expliquant que ce n'est pas parce que c'est licite dans un État que
nécessairement le contenu sera licite ni ne fera l'objet d'une sanction dans un
autre État », a rapporté le professeur.
Le deuxième argument opposé à
la Cour par l’accusé concernait le manque d’efficacité de ce type de loi, qui
ne répondrait pas à un besoin social impérieux, voire serait disproportionné.
Réponse de la Cour : ce n'est pas parce qu'un dispositif manque d'efficacité
que l'on pourrait reprocher à un État d'avoir au moins tenté une protection, et
notamment de protéger les personnes vulnérables.
Troisième argument qui avait
été avancé par le propriétaire du site : il n'était responsable de
rien puisqu’il ne faisait que proposer un contenu, les personnes étaient
libres d'y accéder ou de se détourner de ce contenu. S'agissant des personnes
vulnérables, il s’est également défaussé, justifiant qu'il s'agissait d'abord pour
les parents de surveiller ce que font leurs enfants. Là encore, la Cour a
rejeté cet argument en expliquant que ces fichiers pouvaient être accessibles
par des mineurs, et que l'émetteur d'un contenu ne peut pas reporter la
responsabilité de l'accès à ce contenu sur le récepteur de ce contenu.
Une mesure de blocage trop
large peut être censurée
« La Cour assure au
final que l'éditeur du contenu aurait pu éviter de porter préjudice à
quiconque, et notamment d'exposer ou de risquer d'exposer des mineurs à ce type
de contenu, en choisissant des images peut-être moins explicites, mais tout en
faisant la promotion de son site, qui encore une fois en soi n'est pas
illicite. Ce que reproche aussi la Cour, c'est d'avoir choisi des images en
accès gratuit mais pour inciter le plus possible les personnes à payer un abonnement
sur des pages qui n'étaient pas soumises à un dispositif de vérification
d'âge », a conclu Fabien Marchadier à propos de cette affaire,
ajoutant néanmoins que la peine de 30 mois de prison était « très
lourde, ce qui aurait pu conduire la Cour à constater une violation du droit à
la liberté d’expression ».
En ce qui concerne les
mesures de blocage mises en place dans le droit français, le professeur n’a pas
noté de jurisprudence explicite de la Cour de Strasbourg. Celle-ci s'est tout
de même prononcée sur des mesures de blocage d'accès à des sites Internet, mais
dans des configurations assez particulières et qui, la plupart du temps, n’ont
aucun rapport avec la pornographie. La Turquie avait repéré un site hébergé et
qui portait atteinte souvent à la mémoire d’Atatürk, qui donc ne respectait pas
la loi turque. En fait, ce n'est pas le site qui a été bloqué, mais l'hébergeur
dans son ensemble, Google Sites. Dans cette affaire, la Cour a censuré, par
l'ampleur de la mesure de blocage et par l'insuffisance du contrôle
juridictionnel.
Un projet de loi en cours
d’adoption plus contraignant pour les sites concernés
Le projet de loi sur la
sécurisation et la régulation de l’espace numérique, présenté au début du mois
de mai et adopté en première lecture au Sénat le 5 juillet dernier, contient
dans sa première partie une section visant à protéger les mineurs en ligne. Il
consacre la compétence de l’Autorité de régulation de la communication
audiovisuelle (Arcom) pour « veiller à ce que les contenus
pornographiques mis à la disposition du public par un service de communication
au public en ligne ne puissent pas être accessibles aux mineurs et en
conséquence, à ce que les personnes dont l’activité est d’éditer un tel service
de communication au public en ligne vérifient préalablement l’âge de leurs
utilisateurs ». L’instance est également en charge de l’établissement
d’un « référentiel déterminant les caractéristiques techniques applicables
aux systèmes de vérification de l’âge mis en place pour l’accès aux services de
communication au public en ligne qui mettent à la disposition du public des
contenus pornographiques, en matière de fiabilité du contrôle de l’âge des
utilisateurs et de respect de leur vie privée », qu’elle devra publier
dans les six mois après la promulgation de la loi, et après avis de la Cnil.
Si un site concerné venait à mettre
en place un système de vérification non conforme à la loi, il pourrait revoir
une sanction ne pouvant pas excéder 75 000 euros ou 1 % du chiffre
d’affaires mondial. Ce montant peut monter à 250 000 euros et 4 % du
chiffre d’affaires en cas d’absence de ce système de vérification ou de la
seule présence d’une déclaration de majorité, et même jusqu’à 500 000
euros ou à 6 % du chiffre d’affaires mondial hors taxes en cas de
réitération du manquement dans un délai de cinq ans à compter de la date à
laquelle la première décision de sanction est devenue définitive.
La pédopornographie est
également abordée dans le projet de loi, qui oblige le retrait des images
concernées dans les 24 heures. « Le texte continue de nous montrer une
certaine proximité entre la pornographie et la pédopornographie, puisque l'un
et l'autre de ces contenus sont envisagés sous des angles et dans des
dispositions différentes », a assuré Agathe Lepage. « C'est
une préoccupation pour le législateur, qu'il s'agisse donc de la pornographie,
qu'on serait presque tenté de qualifier de "classique", et de la
pédopornographie, qui est la pornographie qui implique un mineur. »
Alexis
Duvauchelle