L’annonce faite récemment dans la presse selon
laquelle les partnerships entre un des plus grands groupes pétroliers
mondiaux et de célèbres institutions culturelles écossaises ne seront pas
étendus au-delà de décembre 2022 (1),
permet d’ouvrir une discussion sur la place de l’éthique dans le mécénat
culturel (2).
Depuis quelques années, on assiste à un mouvement en faveur d’un renforcement
des exigences de nature éthique dans le cadre du mécénat. De nouvelles valeurs
d’ordre éthique semblent désormais attendues, notamment en matière de
responsabilité sociétale et environnementale.
Les termes du débat
Il semble que les termes du débat ne puissent
pas être posés de manière dichotomique entre ce qui serait bien d’un point de
vue éthique ou pas, en raison précisément de la nature protéiforme et
adaptative de ce concept. Philosophiquement, l’éthique désigne une « discipline philosophique ayant
pour objet les jugements d’appréciation lorsqu’ils s’appliquent à la
distinction du bien et du mal. Théorique, et généralement liée à une recherche
métaphysique (notamment chez Kant) elle se distingue de la morale appliquée (3) ».
En matière économique et sociale, l’éthique est un « ensemble de
principes d’action pour un individu ou une organisation (notamment
l’entreprise) qui reposent sur un système de valeurs (4) ».
Chaque organisation étant différente, chaque
système de valeurs l’est en toute logique aussi. À chaque institution
culturelle, son éthique, et à chaque entreprise, son éthique. Il faut
superposer à cela le fait que les valeurs défendues ne sont pas figées une fois
pour toutes, que ce soit dans le temps et dans l’espace. Le mécénat d’un groupe
pétrolier posait moins de questions, il y a encore une dizaine d’années. Quant
aux limites éthiques dans les pratiques du mécénat culturel telles qu’entendues
dans certains pays européens, elles s’éloignent probablement un peu de celles
adoptées dans le monde anglo-saxon : cela tiendrait à la différence de
conception du mécénat, encore que les interconnexions mondiales tendent à
rapprocher les deux modèles.
Très répandu, une fois le XIXe
siècle achevé, dans les mondes culturellement protestants (Angleterre,
Allemagne, États-Unis), le mécénat se caractérise par une dimension d’utilité
sociale et philanthropique forte, et par un rapport essentiel d’utilité de
l’individu ou de l’entreprise à la communauté. Le modèle latin, davantage
implanté dans les pays européens de culture catholique comme la France,
l’Italie, l’Autriche, l’Espagne, privilégie l’État ou les collectivités
territoriales comme acteurs majeurs de la culture, qui jouent un rôle quasiment
exclusif dans le financement des politiques et activités culturelles jusque
dans les années 1970. Confrontés aux crises économiques successives, ces États
ne peuvent progressivement plus tout assumer, offrant une place de plus en plus
conséquente au mécénat tel que pratiqué dans le monde anglo-saxon, avec des
adaptations plus continentales.
S’il
est aujourd’hui admis qu’une éthique reposant sur de bonnes pratiques est
souhaitable, voire indispensable dans le cadre d’un mécénat culturel, il n’en
demeure pas moins qu’il est difficile de dégager « une » éthique
applicable de manière universelle, un modèle unique. Cela est d’autant plus
compliqué que certaines valeurs considérées comme essentielles par les mécènes
ne recouvrent pas nécessairement celles considérées comme telles par les
mécénés, cette non concordance étant rendue possible par le recours à un
concept flou, au contenu variable comme l’éthique.
Une éthique émanant
des mécènes / des donateurs
Les mécènes, notamment les entreprises, sont
extrêmement attentifs à leur image, en particulier à travers leurs actions de
mécénat. Si celles-ci continuent à présenter une dimension fiscale importante,
il faut surtout, à l’heure des réseaux sociaux, réussir à préserver la
réputation de l’entreprise, en conciliant parfois des objectifs
contradictoires : satisfaire les exigences patrimoniales d’un actionnariat
en quête de dividendes et les besoins d’une image d’une entreprise responsable
et vertueuse d’un point de vue sociétal et environnemental.
Le mécénat, qui était peu encadré dans les
années 1980, s’est vu imposer progressivement quelques contraintes juridiques
afin de mettre fin à certains dérapages et rassurer les mécènes sur la bonne
utilisation de leurs dons (5).
Les choses ont constamment évolué depuis lors. Considérés au départ comme des
financiers passifs, les mécènes ont obtenu de prendre part aux choix
stratégiques de la structure à laquelle ils envisagent d’apporter leur concours
(qu’il soit financier ou d’une autre nature). Certains d’entre eux vont encore
plus loin et n’acceptent d’être mécènes que si cette structure respecte des
valeurs ou des règles qu’ils estiment essentielles : certains mécènes
réclament la rédaction d’une charte éthique précisant les critères à respecter,
notamment en matière sociétale ou environnementale, de la part du mécéné.
« Les mécènes veulent s’assurer dans
cette charte que l’utilisation des fonds correspond non seulement à l’objet
pour lequel ils ont décidé d’être mécènes, mais aussi s’assurer que les
conditions mêmes de fonctionnement de la structure correspondent à un certain
nombre de règles qu’ils vont considérer comme essentielles (6) ».
Le respect d’une gestion désintéressée et d’un fonctionnement démocratique sont
également souvent invoqués pour que le comportement puisse être considéré comme
éthique par le mécène. Toujours est-il que ces exigences posées de manière
unilatérale par le mécène suscitent quelquefois une part d’incompréhension du
mécéné, surtout dans le domaine culturel. Dans les faits, ces chartes éthiques
émanant des mécènes sont de plus en plus répandues et requièrent souvent
l’intervention d’un juriste spécialisé pour contractualiser les relations entre
mécènes et mécénés.
Une éthique émanant
des mécénés / des donataires
Du côté des mécénés, des exigences d’ordre
éthique sont également apparues et se sont adaptées à l’évolution des
mentalités. Des comportements qui ne choquaient pas vraiment autrefois, comme
le pillage lors des conflits armés (7) ou les legs effectués sans recherche de provenance, posent question
aujourd’hui. En première ligne se trouvent naturellement les musées qui doivent
respecter l’article 2.3 du Code de déontologie de l’ICOM, selon lequel « avant
l’acquisition d’un objet ou d’un spécimen offert à l’achat, en don, en prêt, en
legs ou en échange, tous les efforts doivent être faits pour s’assurer qu’il
n’a pas été illégalement acquis dans (ou exporté illicitement de) son pays
d’origine ou un pays de transit où il aurait pu avoir un titre légal de
propriété (y compris le pays même où se trouve le musée). À cet égard, une
obligation de diligence est impérative pour établir l’historique complet de l’objet
depuis sa découverte ou sa création (8). »
Il semble bel et bien révolu, le temps où les musées acceptaient les legs, les
donations ou les soutiens de mécènes sans réaliser des vérifications
suffisantes. De plus en plus, les mécénés adoptent également des chartes
éthiques exigeantes et se montrent extrêmement attentifs à ce que les activités
de leur mécène soient en adéquation avec les objectifs mis en avant par la
structure bénéficiaire de l’action de mécénat. Il leur est fortement conseillé de joindre en annexe à la convention de
mécénat cette charte éthique, pour lui donner une valeur juridique (9), car en tant que telle,
cette charte ne possède aucune valeur légale contraignante.
Il devient
également de plus en plus indispensable que les mécénés adoptent une sorte
d’éthique financière, en s’assurant de la provenance des fonds reçus, afin de
s’inscrire dans la lutte contre le blanchiment d’argent issu d’activités
illégales ou douteuses. En Europe, la Commission européenne a mis en place un
ensemble de directives anti-blanchiment à destination de ses États membres,
qu’ils ont transposées dans leur droit interne. Si, au départ, c’était surtout
le secteur financier qui était concerné par ces dispositions, leur champ
d’application n’a cessé de s’étendre. Même si cela semble bien loin de leurs
missions premières, un musée ou une institution culturelle devront vérifier
l’origine des fonds d’un mécène, quitte à se priver d’une source de revenus
souvent nécessaire. Refuser une somme d’argent aux origines douteuses voire illicites doit devenir un
réflexe éthique, y compris lorsque les fonds sont récoltés lors de campagnes de
type crowdfunding.
De grands groupes,
que l’on pourrait qualifier de mécènes historiques pour certaines structures,
voient désormais leur mécénat remis en cause, notamment pour des questions
environnementales, car leurs activités principales sont jugées trop polluantes
par l’opinion publique. Des actions menées par des activistes (10) incitent fortement les musées ou les institutions culturelles à réfléchir sur
leurs liens avec de tels mécènes, voire à les rompre, quitte à perdre des
financements importants. C’est dans un tel contexte que des partenariats ne
sont plus renouvelés, pour tenir compte de grands enjeux sociétaux et de
l’opinion publique dans le choix des mécènes. Dernièrement, c’est la National
Portrait Gallery d’Édimbourg suivie du Scottish Ballet de Glasgow qui ont
annoncé la fin de leur partenariat avec un géant pétrolier, en avançant le fait
que les activités de ce dernier n’étaient plus compatibles avec les objectifs
de neutralité carbone des institutions écossaises.
Cette place de plus en plus importante
conférée à l’éthique dans le cadre d’un mécénat culturel ou artistique devrait
conduire les parties prenantes, qu’elles soient mécènes ou mécénés, à
s’intéresser à leurs attentes respectives afin de préserver les valeurs
considérées comme essentielles par chacune d’elles. Or, plus l’exigence
d’éthique est forte, plus la mise en place d’outils juridiques efficients
s’avère compliquée et plus le risque devient important de voir le mécénat
s’atrophier, privant certaines institutions ou structures d’un soutien parfois
capital. C’est donc à un délicat équilibre qu’il faut parvenir, d’autant plus
que les choses évoluent très vite. Ainsi, la compagnie pétrolière dont il a été
question précédemment, vient d’annoncer en début d’année la mise en place d’un
plan d’accélération de sa transition énergétique (11)…
Pourquoi dès lors se passer de son mécénat, si cette entreprise tient compte
des défis imposés par le changement climatique ? Pourquoi ne pas faire en
sorte que mécénat et culture soient les bénéficiaires d’une éthique certes
renforcée mais équilibrée, reposant sur un socle commun de valeurs
essentielles ?
Dr.
Éric Perru, Avocat à la Cour, Luxembourg
Responsable
de Wildgen4Art
Vice-président
de LAFA
[1] LESSENTIEL.LU, édition du
jeudi 24 février 2022.
[2] Le mécénat est
entendu ici dans une acception large. Au sens strict, le terme de mécénat
devrait être réservé pour désigner le soutien matériel ou financier apporté
sans contrepartie directe de la part d’un bénéficiaire, à une œuvre ou à une
personne pour l’exercice d’activités présentant un caractère d’intérêt général.
En cas de recherche d’une contrepartie directe, le terme de parrainage ou de
sponsoring devrait être substitué à celui de mécénat.
[3] Gérard Durozoi et André Roussel, Dictionnaire
de philosophie, Paris, Nathan, 2009, p. 134.
[4] Claude-Danièle Maisonneuve (dir.), Dictionnaire
d’économie et de sciences sociales, Paris, Nathan, 2012, p. 196.
[5] Sur cette évolution, voir
Philippe-Henri Dutheil, « Éthique et pratique du mécénat », Éthique
et patrimoine culturel. Regards croisés, Paris, L’Harmattan, 2018, pp.
155-159.
[6] Philippe-Henri Dutheil, art. préc.,
sp. p. 157.
[7] Il faut distinguer la théorie et la
pratique. Dès le XVIIIe siècle, le principe des destructions
volontaires des monuments et des œuvres d’art lors des conflits armés était
déjà condamné : « Pour quelque sujet que l’on ravage un pays on
doit épargner les édifices qui font honneur à l’humanité, et qui ne contribuent
point à rendre l’ennemi plus puissant, les temples, les tombeaux, les bâtiments
publics, tous les ouvrages respectables par leur beauté. Que gagne-t-on à la
détruire ? C’est se déclarer l’ennemi du genre humain, que de le priver de
gaieté de cœur, de ces monuments de l’art, de ces modèles du goût. »,
Emmerich de Vattel, Le droit des gens ou principes de la loi naturelle
appliqués à la conduite et aux affaires des nations et des souverains,
1758, t. III, liv. III, chap. IX, par. 168. Ce principe n’a cessé d’être
réaffirmé depuis. Il est malheureusement inutile de dresser une liste de tous
les pillages ou destructions d’œuvres d’art commis au cours du XXe
siècle ou au début du XXIe siècle !
[8] Pour rappel, l’ICOM (Conseil
international des musées) est un organisme international institué en 1946 à
Paris et a réalisé deux objectifs stratégiques : d’une part, la mise au
point d’une politique des musées au service de la société et de son
développement et, d’autre part, l’adoption du Code de déontologie, devenu un
texte de référence dans le monde muséal.
[9] Géraldine Goffaux Callebaut,
« Les outils juridiques de l’éthique du mécénat », Éthique et
patrimoine culturel. Regards croisés, op. cit., pp. 161-170.
[11] LESSENTIEL.LU, édition du
mercredi 09 février 2022.