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Mécénat et culture : une éthique renforcée

Mécénat et culture : une éthique renforcée
Publié le 28/04/2022 à 12:22

L’annonce faite récemment dans la presse selon laquelle les partnerships entre un des plus grands groupes pétroliers mondiaux et de célèbres institutions culturelles écossaises ne seront pas étendus au-delà de décembre 2022 (1), permet d’ouvrir une discussion sur la place de l’éthique dans le mécénat culturel (2). Depuis quelques années, on assiste à un mouvement en faveur d’un renforcement des exigences de nature éthique dans le cadre du mécénat. De nouvelles valeurs d’ordre éthique semblent désormais attendues, notamment en matière de responsabilité sociétale et environnementale.

 

Les termes du débat

 

Il semble que les termes du débat ne puissent pas être posés de manière dichotomique entre ce qui serait bien d’un point de vue éthique ou pas, en raison précisément de la nature protéiforme et adaptative de ce concept. Philosophiquement, l’éthique désigne une « discipline philosophique ayant pour objet les jugements d’appréciation lorsqu’ils s’appliquent à la distinction du bien et du mal. Théorique, et généralement liée à une recherche métaphysique (notamment chez Kant) elle se distingue de la morale appliquée (3) ». En matière économique et sociale, l’éthique est un « ensemble de principes d’action pour un individu ou une organisation (notamment l’entreprise) qui reposent sur un système de valeurs (4) ».

 

Chaque organisation étant différente, chaque système de valeurs l’est en toute logique aussi. À chaque institution culturelle, son éthique, et à chaque entreprise, son éthique. Il faut superposer à cela le fait que les valeurs défendues ne sont pas figées une fois pour toutes, que ce soit dans le temps et dans l’espace. Le mécénat d’un groupe pétrolier posait moins de questions, il y a encore une dizaine d’années. Quant aux limites éthiques dans les pratiques du mécénat culturel telles qu’entendues dans certains pays européens, elles s’éloignent probablement un peu de celles adoptées dans le monde anglo-saxon : cela tiendrait à la différence de conception du mécénat, encore que les interconnexions mondiales tendent à rapprocher les deux modèles.

 

Très répandu, une fois le XIXe siècle achevé, dans les mondes culturellement protestants (Angleterre, Allemagne, États-Unis), le mécénat se caractérise par une dimension d’utilité sociale et philanthropique forte, et par un rapport essentiel d’utilité de l’individu ou de l’entreprise à la communauté. Le modèle latin, davantage implanté dans les pays européens de culture catholique comme la France, l’Italie, l’Autriche, l’Espagne, privilégie l’État ou les collectivités territoriales comme acteurs majeurs de la culture, qui jouent un rôle quasiment exclusif dans le financement des politiques et activités culturelles jusque dans les années 1970. Confrontés aux crises économiques successives, ces États ne peuvent progressivement plus tout assumer, offrant une place de plus en plus conséquente au mécénat tel que pratiqué dans le monde anglo-saxon, avec des adaptations plus continentales.

 

S’il est aujourd’hui admis qu’une éthique reposant sur de bonnes pratiques est souhaitable, voire indispensable dans le cadre d’un mécénat culturel, il n’en demeure pas moins qu’il est difficile de dégager « une » éthique applicable de manière universelle, un modèle unique. Cela est d’autant plus compliqué que certaines valeurs considérées comme essentielles par les mécènes ne recouvrent pas nécessairement celles considérées comme telles par les mécénés, cette non concordance étant rendue possible par le recours à un concept flou, au contenu variable comme l’éthique.

 

Une éthique émanant des mécènes / des donateurs

 

Les mécènes, notamment les entreprises, sont extrêmement attentifs à leur image, en particulier à travers leurs actions de mécénat. Si celles-ci continuent à présenter une dimension fiscale importante, il faut surtout, à l’heure des réseaux sociaux, réussir à préserver la réputation de l’entreprise, en conciliant parfois des objectifs contradictoires : satisfaire les exigences patrimoniales d’un actionnariat en quête de dividendes et les besoins d’une image d’une entreprise responsable et vertueuse d’un point de vue sociétal et environnemental.

 

Le mécénat, qui était peu encadré dans les années 1980, s’est vu imposer progressivement quelques contraintes juridiques afin de mettre fin à certains dérapages et rassurer les mécènes sur la bonne utilisation de leurs dons (5). Les choses ont constamment évolué depuis lors. Considérés au départ comme des financiers passifs, les mécènes ont obtenu de prendre part aux choix stratégiques de la structure à laquelle ils envisagent d’apporter leur concours (qu’il soit financier ou d’une autre nature). Certains d’entre eux vont encore plus loin et n’acceptent d’être mécènes que si cette structure respecte des valeurs ou des règles qu’ils estiment essentielles : certains mécènes réclament la rédaction d’une charte éthique précisant les critères à respecter, notamment en matière sociétale ou environnementale, de la part du mécéné. « Les mécènes veulent s’assurer dans cette charte que l’utilisation des fonds correspond non seulement à l’objet pour lequel ils ont décidé d’être mécènes, mais aussi s’assurer que les conditions mêmes de fonctionnement de la structure correspondent à un certain nombre de règles qu’ils vont considérer comme essentielles (6) ». Le respect d’une gestion désintéressée et d’un fonctionnement démocratique sont également souvent invoqués pour que le comportement puisse être considéré comme éthique par le mécène. Toujours est-il que ces exigences posées de manière unilatérale par le mécène suscitent quelquefois une part d’incompréhension du mécéné, surtout dans le domaine culturel. Dans les faits, ces chartes éthiques émanant des mécènes sont de plus en plus répandues et requièrent souvent l’intervention d’un juriste spécialisé pour contractualiser les relations entre mécènes et mécénés.

 

 

Une éthique émanant des mécénés / des donataires

 

Du côté des mécénés, des exigences d’ordre éthique sont également apparues et se sont adaptées à l’évolution des mentalités. Des comportements qui ne choquaient pas vraiment autrefois, comme le pillage lors des conflits armés (7) ou les legs effectués sans recherche de provenance, posent question aujourd’hui. En première ligne se trouvent naturellement les musées qui doivent respecter l’article 2.3 du Code de déontologie de l’ICOM, selon lequel « avant l’acquisition d’un objet ou d’un spécimen offert à l’achat, en don, en prêt, en legs ou en échange, tous les efforts doivent être faits pour s’assurer qu’il n’a pas été illégalement acquis dans (ou exporté illicitement de) son pays d’origine ou un pays de transit où il aurait pu avoir un titre légal de propriété (y compris le pays même où se trouve le musée). À cet égard, une obligation de diligence est impérative pour établir l’historique complet de l’objet depuis sa découverte ou sa création (8). » Il semble bel et bien révolu, le temps où les musées acceptaient les legs, les donations ou les soutiens de mécènes sans réaliser des vérifications suffisantes. De plus en plus, les mécénés adoptent également des chartes éthiques exigeantes et se montrent extrêmement attentifs à ce que les activités de leur mécène soient en adéquation avec les objectifs mis en avant par la structure bénéficiaire de l’action de mécénat. Il leur est fortement conseillé de joindre en annexe à la convention de mécénat cette charte éthique, pour lui donner une valeur juridique (9), car en tant que telle, cette charte ne possède aucune valeur légale contraignante.

 

Il devient également de plus en plus indispensable que les mécénés adoptent une sorte d’éthique financière, en s’assurant de la provenance des fonds reçus, afin de s’inscrire dans la lutte contre le blanchiment d’argent issu d’activités illégales ou douteuses. En Europe, la Commission européenne a mis en place un ensemble de directives anti-blanchiment à destination de ses États membres, qu’ils ont transposées dans leur droit interne. Si, au départ, c’était surtout le secteur financier qui était concerné par ces dispositions, leur champ d’application n’a cessé de s’étendre. Même si cela semble bien loin de leurs missions premières, un musée ou une institution culturelle devront vérifier l’origine des fonds d’un mécène, quitte à se priver d’une source de revenus souvent nécessaire. Refuser une somme d’argent aux origines douteuses voire illicites doit devenir un réflexe éthique, y compris lorsque les fonds sont récoltés lors de campagnes de type crowdfunding.

De grands groupes, que l’on pourrait qualifier de mécènes historiques pour certaines structures, voient désormais leur mécénat remis en cause, notamment pour des questions environnementales, car leurs activités principales sont jugées trop polluantes par l’opinion publique. Des actions menées par des activistes (10) incitent fortement les musées ou les institutions culturelles à réfléchir sur leurs liens avec de tels mécènes, voire à les rompre, quitte à perdre des financements importants. C’est dans un tel contexte que des partenariats ne sont plus renouvelés, pour tenir compte de grands enjeux sociétaux et de l’opinion publique dans le choix des mécènes. Dernièrement, c’est la National Portrait Gallery d’Édimbourg suivie du Scottish Ballet de Glasgow qui ont annoncé la fin de leur partenariat avec un géant pétrolier, en avançant le fait que les activités de ce dernier n’étaient plus compatibles avec les objectifs de neutralité carbone des institutions écossaises.

 

Cette place de plus en plus importante conférée à l’éthique dans le cadre d’un mécénat culturel ou artistique devrait conduire les parties prenantes, qu’elles soient mécènes ou mécénés, à s’intéresser à leurs attentes respectives afin de préserver les valeurs considérées comme essentielles par chacune d’elles. Or, plus l’exigence d’éthique est forte, plus la mise en place d’outils juridiques efficients s’avère compliquée et plus le risque devient important de voir le mécénat s’atrophier, privant certaines institutions ou structures d’un soutien parfois capital. C’est donc à un délicat équilibre qu’il faut parvenir, d’autant plus que les choses évoluent très vite. Ainsi, la compagnie pétrolière dont il a été question précédemment, vient d’annoncer en début d’année la mise en place d’un plan d’accélération de sa transition énergétique (11)… Pourquoi dès lors se passer de son mécénat, si cette entreprise tient compte des défis imposés par le changement climatique ? Pourquoi ne pas faire en sorte que mécénat et culture soient les bénéficiaires d’une éthique certes renforcée mais équilibrée, reposant sur un socle commun de valeurs essentielles ?


Dr. Éric Perru, Avocat à la Cour, Luxembourg
Responsable de Wildgen4Art
Vice-président de LAFA

 



[1] LESSENTIEL.LU, édition du jeudi 24 février 2022.

[2] Le mécénat est entendu ici dans une acception large. Au sens strict, le terme de mécénat devrait être réservé pour désigner le soutien matériel ou financier apporté sans contrepartie directe de la part d’un bénéficiaire, à une œuvre ou à une personne pour l’exercice d’activités présentant un caractère d’intérêt général. En cas de recherche d’une contrepartie directe, le terme de parrainage ou de sponsoring devrait être substitué à celui de mécénat.

[3] Gérard Durozoi et André Roussel, Dictionnaire de philosophie, Paris, Nathan, 2009, p. 134.

[4] Claude-Danièle Maisonneuve (dir.), Dictionnaire d’économie et de sciences sociales, Paris, Nathan, 2012, p. 196.

[5] Sur cette évolution, voir Philippe-Henri Dutheil, « Éthique et pratique du mécénat », Éthique et patrimoine culturel. Regards croisés, Paris, L’Harmattan, 2018, pp. 155-159.

[6] Philippe-Henri Dutheil, art. préc., sp. p. 157.

[7] Il faut distinguer la théorie et la pratique. Dès le XVIIIe siècle, le principe des destructions volontaires des monuments et des œuvres d’art lors des conflits armés était déjà condamné : « Pour quelque sujet que l’on ravage un pays on doit épargner les édifices qui font honneur à l’humanité, et qui ne contribuent point à rendre l’ennemi plus puissant, les temples, les tombeaux, les bâtiments publics, tous les ouvrages respectables par leur beauté. Que gagne-t-on à la détruire ? C’est se déclarer l’ennemi du genre humain, que de le priver de gaieté de cœur, de ces monuments de l’art, de ces modèles du goût. », Emmerich de Vattel, Le droit des gens ou principes de la loi naturelle appliqués à la conduite et aux affaires des nations et des souverains, 1758, t. III, liv. III, chap. IX, par. 168. Ce principe n’a cessé d’être réaffirmé depuis. Il est malheureusement inutile de dresser une liste de tous les pillages ou destructions d’œuvres d’art commis au cours du XXe siècle ou au début du XXIe siècle !

[8] Pour rappel, l’ICOM (Conseil international des musées) est un organisme international institué en 1946 à Paris et a réalisé deux objectifs stratégiques : d’une part, la mise au point d’une politique des musées au service de la société et de son développement et, d’autre part, l’adoption du Code de déontologie, devenu un texte de référence dans le monde muséal.

[9] Géraldine Goffaux Callebaut, « Les outils juridiques de l’éthique du mécénat », Éthique et patrimoine culturel. Regards croisés, op. cit., pp. 161-170.

[10] Il y a deux ans, en février 2020, des activistes pratiquant la désobéissance passive ont pénétré dans un célèbre musée londonien, habillés à la mode de la Grèce antique et accompagnés d’un cheval de Troie, en référence à l’exposition intitulée Troy: myth and reality, exposition supportée financièrement par le géant de l’industrie pétrolière, qui était la cible du groupe. https://www.theguardian.com/culture/2020/feb/08/activists-try-to-occupy-british-museum-in-protest-against-bp-ties

[11] LESSENTIEL.LU, édition du mercredi 09 février 2022.

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