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NUMERO SPECIAL DROIT ET BD : Quand il y a du pain sur la planche… ce n’est pas le moment de coincer la bulle !

NUMERO SPECIAL DROIT ET BD : Quand il y a du pain sur la planche… ce n’est pas le moment de coincer la bulle !
Publié le 12/09/2020 à 09:30

« Quand je dessine une BD, j’évite les librairies de BD, ça faciliterait l’aquoibonisme. »

Loustal, 2016,  

Propos recueillis par Alexis Seny, bd-best.com


 

La « bande dessinée », par abréviation « BD » ou « bédé », doit son nom au fait que, dans ce type d’ouvrage, les dessins-images racontant une histoire, sont insérés de façon juxtaposée et horizontale, faisant ainsi une bande de lecture à lire de gauche à droite.


Chaque dessin-image est représenté dans une « case » ou « vignette », et plusieurs vignettes sur une même ligne forment la bande.


Le terme de « bande dessinée », désignant à l’origine un segment linéaire et horizontal d’une page, a fini par désigner l’ensemble du recueil, dit « album », d’où l’expression usuelle, actuelle et générique de « bande dessinée ».


À noter toutefois que l’expression « album de bandes dessinées » est plus proche de l’acception première en ce sens que l’on comprend qu’il désigne un ouvrage comportant des bandes dessinées.


La renommée de certains personnages de BD engendre le plus souvent un raccourci d’usage qui fait disparaître le terme même de bande dessinée : on parle d’ « album de Tintin » ou d’ « album d’Astérix ».


L’ensemble des cases ou vignettes figurant sur une page s’appelle une « planche » ; ce terme technique est bien connu des amateurs de BD et des professionnels du marché de l’art. Nous allons nous y arrêter pour oser quelques définitions et expressions, parfois sérieuses, parfois fantaisistes. Pourquoi ne pas oser ? Mille sabords !


 


La planche, sa définition, ses expressions


La planche est donc une page d’album qui contient les vignettes. Chaque album imprimé en X ou Y exemplaires est composé de planches au nombre, en général, de 46,?correspondant à un format d’imprimerie.


Le terme fait référence à la planche à dessin sur laquelle travaillaient ou travaillent encore les dessinateurs, mais aussi les architectes, les décorateurs et autres concepteurs, ces derniers faisant des « planches d’ambiance ou des planches tendance ».


On rapprochera également de la planche à dessin l’expression « plancher sur », qui veut dire faire un travail approfondi sur un sujet le plus souvent purement conceptuel.


Mais d’autres expressions courantes et populaires peuvent aussi être employées à propos d’un auteur de bande dessinée ou de son œuvre.


Ainsi, quand un auteur de bande dessinée a « du pain sur la planche », c’est qu’il a beaucoup de travail et que ses planches lui permettent de bien gagner son pain1. Pour les auteurs qui connaissent des difficultés financières, avoir une commande de bande dessinée est pour eux une « planche de salut ». Si un auteur calomnie un confrère auprès de son éditeur, il est juste de dire qu’il lui « savonne la planche ». Enfin, quand une planche est très appréciée, on peut dire qu’elle est digne d’éloges mais dans le cas contraire « she Iznogood » (en anglais dans le texte).


 


La planche, ses vignettes, ses bulles


Une planche se divise en « cases », encore appelées « vignettes », cernées d’un trait noir et au nombre de une à six par bande.


Les vignettes font la BD, elles sont l’unité de base ; l’une après l’autre, elles racontent l’histoire des personnages par un enchainement logique, méthodique de situations, de scénettes. Elles déroulent généralement l’aventure de façon chronologique, mais le « flash-back » n’est pas rare pour évoquer ou rappeler une situation ante utile à la compréhension du récit.


Le terme « flash-back » n’est pas incongru dans la terminologie de la BD, tant cette dernière, 9e art, s’apparente au 7e art2.


D’abord, au fond, on relève dans la BD un enchaînement de plans (c’est une seule image) comme dans un film, chaque plan étant nécessaire au déroulé de l’histoire. Du « montage » (on dit plutôt « découpage » pour la BD) de ces plans résulte le rythme narratif ; il faut éviter les tunnels, les répétitions, les défauts de « raccords ». Le montage fait souvent le succès ou l’échec d’un film ou d’une BD. Une case en plus ou en moins, un plan en plus ou en moins et le résultat peut être décevant. Si l’auteur de la BD a omis une vignette importante, on peut dire de lui qu’il lui « manque une case », sans que cela ne porte, évidemment, un jugement sur son état mental…


Du seul point de vue terminologique, on constate de nombreux emprunts au cinéma tels, outre le flash-back déjà cité, les termes : plan américain, gros plan, plan rapproché, angle de vue, plongée, contre plongée, champ-contrechamp3.


Dans chaque vignette se trouve un personnage qui s’exprime par le langage (pas toujours châtié, comme celui du capitaine Haddock !) ou par la pensée au moyen d’une « bulle », encore appelée « phylactère ». Le mot phylactère, du latin phylacterium et du grec phulaktêrion, est un nom masculin qui ne désigne ni un animal, ni un médicament, mais, selon la définition du Larousse, désigne « dans la religion juive, chacun des deux étuis cubiques de cuir contenant un petit morceau de parchemin sur lequel sont inscrits quatre passages essentiels de la Loi, fixés par des lanières, lors de la prière, au front et au bras gauche ».


Tout en respectant l’origine religieuse de ce terme, on préférera celui de « bulles » beaucoup plus pétillant. On imagine les difficultés de communication du festival de Saint-Malo, « Quai des bulles » s’il devait se dénommer « Quai des phylactères » et la perplexité des touristes : départ des bateaux pour les îles phylactères ? Fruits de mer ? Pâtisserie locale détrônant le kouign-amann ?


Quand un auteur attend tranquillement une commande ou qu’il s’octroie quelques semaines de pause dans son art, donc quand il n e fait rien, on peut dire à coup sûr qu’il « coince la bulle ».


Cette expression provient du langage militaire. Avant qu’un mortier d’artillerie puisse être opérationnel, il fallait qu’il soit parfaitement horizontal, et à cet effet, il possédait un niveau intégré. Ce niveau indiquait l’horizontal quand une petite bulle, flottant dans un liquide coloré, restait coincée juste au milieu de deux repères extrêmes (c’est encore la même technique dans tous les niveaux à bulle actuels utilisés par les bricoleurs et les professionnels.) Une fois que la bulle était coincée, le mortier était prêt et son servant n’av ait plus qu’à attendre lordre de tirer, ce qui pouvait être long ; en attendant, le servant ne faisait rien ! D’où le lien entre la bulle coincée et le fait de ne rien faire. Dans le langage courant, lexpression est souvent réduite à « buller », mais avec le même sens.




 


La planche originale, sa place dans le marché de l’art


Il convient de distinguer le terme « planche » au sens générique du terme « planche originale » qui désigne la planche originelle réalisée de la main de l’auteur ; ce dernier, commettant ainsi une œuvre nouvelle, originale et reflétant l’empreinte de sa personnalité, devient titulaire de droits d’auteur.


Il y a encore quelques années, ces originaux étaient considérés comme des documents préparatoires, sans valeur ; l’auteur les ignorait, les détruisait, les offrait après usage et, le plus souvent, ne les réclamait même pas à son éditeur après tirage.


Ce n’est plus le cas aujourd’hui, le marché de l’art a investi la BD et dans la BD, donnant à la planche une individualité et une valeur marchande autonome.


Des festivals de BD sont organisés (pas à Deauville dont « les planches » pourtant s’y prêteraient bien), des collectionneurs investissent et revendent avec une plus-value (ils font « marcher la planche à billets » ! ). Les auteurs et les propriétaires des planches originales4?ont désormais conscience de la valeur de ces dernières et surveillent les circuits commerciaux, n’hésitant pas à ester en justice pour défendre leurs droits dauteur et réclamer interdiction de reproduction et dommages-intérêts5.


Quant aux maisons de ventes, elles rivalisent de départements dédiés avec des spécialistes réputés, font monter la cote et établissent des records (2014 : 7,5 millions d’euros, record du monde pour une vente de BD – 2,6 millions d’euros, record du monde pour un dessin de BD ; 2016 : une planche de Tintin s’est vendue 1,55 million d’euros, un record pour une planche ; 2020 : la première couverture, inédite, du Lotus bleu de Tintin va passer aux enchères en novembre, chez Artcurial, avec une estimation de 2 à 3 millions d’euros ). « La BD attire les maisons de ventes » titrait, en 2016, le Journal des Arts6.


Le feu d’enchères très hautes met aux prises acheteurs américains, asiatiques et européens. Quand un collectionneur enchérit sur un autre, on peut dire qu’ « il monte sur les planches ».


La planche originale de BD est devenue un produit financier pouvant provoquer une « bulle spéculative », alors que les albums restent, pour la plupart des lecteurs, des ouvrages dont la seule valeur est l’intérêt de l’histoire, la passion pour un personnage et la nostalgie des albums de leur jeunesse.


 


La planche, son label, son économie


La qualité des albums, la renommée et la créativité des auteurs, mais aussi l’audience internationale de leurs personnages donnent à la BD ses lettres de noblesse et leur confèrent le titre de « 9e art ». La lecture des BD n’est plus l’apanage des enfants et des gens incultes. Les lecteurs ont tous les âges, exercent toutes les professions, sont d’origines sociales diverses et ont un niveau culturel souvent très élevé. Adieu l’expression: « il est ignare, il ne lit que des bandes dessinées ! ».


La bande dessinée est désormais un secteur artistique indépendant qui se distingue des autres formes d’art. C’est aussi une industrie culturelle dont on se préoccupe de la santé économique.


En 2019, les ventes de BD se sont traduites par 48 millions d’albums vendus, en hausse de 11 % par rapport à 2018. Toutefois, pour la même année, le montant total des ventes aux enchères est estimé à 5 millions d’euros contre 6 millions d’euros en 20187. Les ventes des maisons de ventes en tête dans ce domaine, Christie’s, Artcurial, Sotheby’s, Cornette de Saint-Cyr, sont en retrait du fait d’une offre de planches originales moins abondante8.


Par ailleurs, le rapport de Pierre Lungheretti, directeur général de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image9, fait état, la même année, d’une surproduction dans la BD française : augmentation importante du chiffre d’affaires, du nombre de titres et du nombre d’auteurs.


Ceci se traduit par une situation financière aléatoire et disparate des auteurs. Le rapport préconise des mesures financières et de politique culturelle pour soutenir les petits éditeurs et les auteurs. Parallèlement, le directeur artistique du festival de le BD d’Angoulême, Stéphane Beaujean, admettait que la 46e édition du festival connaissait une crise de croissance, à l’instar tout le secteur de la BD10.


Qu’en sera-t-il en 2020 ? La crise sanitaire et économique ne va pas arranger la situation économique du secteur. Les galeries, les maisons de ventes et les libraires appellent à l’aide et demandent à l’État des mesures urgentes de soutien. Les vendeurs professionnels de BD ne sont pas au mieux, et quid de l’attitude des collectionneurs, acheteurs et vendeurs ? Ils vont sans doute attendre des jours meilleurs. Sans bouger, en « faisant la planche… ».


Soyons optimiste, la BD s’en sortira et connaîtra un bel avenir : elle a des fans fidèles (on peut compter sur eux, ce ne sont pas des « planches pourries »), des auteurs de talent et des éditeurs, galeries et commissaires-priseurs qui ne demandent qu’à vendre. On lui consacre des recherches, des enseignements, des festivals, des rencontres, des écoles et… des publications juridiques, comme ce présent dossier !


Dossier auquel ont participé d’éminents juristes, tous membres de l’Institut Art & Droit. Je les remercie pour leur précieuse collaboration et les félicite pour la qualité de leurs articles que les lecteurs, sans aucun doute, prendront plaisir à découvrir et à lire.





NOTES :


1) Voir ci-après l’article de Maîa Bensimon, « Les différentes rémunérations des auteurs de bandes dessinées ».

2) « La bande dessinée, c’est comme le cinéma, même si c’est un cinéma de pauvres », Philippe Delerm, La sieste assassinée, Gallimard, 2001.

3) Voir le glossaire de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image, CBDI.

4) Voir ci-après l’article de Cyrielle Gauvin, « Les planches de bande dessinée : leur propriété en question ».

5) Voir ci-après, l’article d’Olivier Baratelli, « UDERZO : Astérix au tribunal ».

6) Journal des Arts n° 448 du 8 janvier 2016.

7) Rapport 2019 du Conseil des ventes volontaires, p. 26.

8) Id.

9) « La bande dessinée, nouvelle frontière artistique et culturelle - 54 propositions pour une politique nationale renouvelée », Rapport au ministère de la Culture, avec la collaboration de Laurence Cassegrain, janvier 2019, à télécharger sur Ministère Culture - Rapport Lungheretti

10) Interview donné au Journal des Arts n° 617 du 15 au 28 février 2019, p. 9.





Gérard Sousi,

Président de l’Institut Art & Droit,

Ancien vice-président de l’université Lyon 3




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