De nombreux États cherchent actuellement à étendre
leur domaine maritime en faisant reconnaître par les Nations unies une
extension de leur plateau continental. Parmi les multiples enjeux, l’objectif récurrent est de pouvoir exploiter un jour les potentielles ressources minières et en
hydrocarbure.
Pour un État, les intérêts à faire reconnaître une
extension du plateau continental (voir notre tableau ci-dessous) sont multiples : garantir un accès au pétrole
et au gaz, renforcer le contrôle et l’influence du pays dans une région plus
large, protéger un espace des exploitations étrangères, assurer sa sécurité
énergétique dans le futur, etc.
« Il existe ainsi des enjeux croisés absolument
considérables »,
a expliqué Marie-Pierre Lanfranchi, professeure de Droit public à l’université
d’Aix-Marseille, lors d’une conférence sur les Droits souverains de l’État sur
son plateau continental, organisée le 1er octobre à Aix-en-Provence.
« A ces enjeux économiques ou géopolitiques,
s’ajoute un enjeu écologique, car exploiter les ressources du plateau
continental représente un risque important pour l’environnement », a-t-elle souligné.
Ifremer
(1986). Campagne CYAPORC - Spongiaire des grands fonds.
La question de l’extension du plateau continental
est très attractive pour les États. « Preuve en est, le nombre de demandes
d’extension est aujourd’hui tout à fait considérable. En outre, le nombre de
dossiers de contentieux monte en puissance », ajoute Marie-Pierre
Lanfranchi.
Ce fort intérêt ne se limite pas aux pays ayant
ratifié la Convention des Nations unies sur le droit de la mer. Les États-Unis,
pourtant non-signataires, ont multiplié depuis les années 2000 les recherches
et les études scientifiques pour justifier leur droit à revendiquer des
plateaux étendus dans l’Arctique, l'Atlantique, le golfe du Mexique et le
Pacifique.
Un « principe
de précaution »
En cas de reconnaissance d’un plateau continental
étendu, l’État côtier possède donc des droits exclusifs pour explorer et
exploiter les ressources naturelles du sous-sol, comme le pétrole ou les
minerais.
Cependant, « la probabilité de trouver des
ressources importantes dans cette zone au-delà des 200 milles marins est assez
faible, du moins pour le moment », explique au JSS Frédéric Lasserre,
professeur au Département de géographie de l'Université Laval (Québec),
directeur du Conseil québécois d'études géopolitiques (CQEG) et titulaire de la
Chaire de recherche en études indo-pacifiques (CREIP).
Pourquoi ? « La plupart des ressources dans le
sous-sol ne se trouvent pas très loin des côtes », développe le chercheur
canadien.
« Par exemple, dans l'Arctique, on pense
vraisemblablement que 90-95% des ressources potentielles se trouvent dans les
ZEE. L'enjeu des ressources dans les plateaux continentaux étendus est donc
relativement modéré »,
poursuit-il.
Si les États revendiquent certaines zones au-delà de
200 milles marins, c’est avant tout parce que la Convention des Nations unies
sur le droit de la mer leur en donne la possibilité depuis 1994.
« L’État prend ce que la Convention lui permet. Par
une sorte de principe de précaution, il se dit que s’il ne fait pas la demande
d’extension maintenant, il ne pourra plus la faire après, car les États ont un
délai maximum pour pouvoir déposer une revendication auprès de la CLPC », explique Frédéric Lasserre.
« Tant qu’il n’y a pas de sondages pour savoir s’il
y a des ressources dans le sous-sol, cela reste des hypothèses », ajoute-t-il.
Ifremer
(2014). Coupe transversale d'un nodule polymétallique.
Les campagnes d’exploration du sous-sol, puis
éventuellement d’exploitation de gisements, coûtent extrêmement cher à cause de
l’éloignement des côtes et des niveaux plus importants de profondeur.
« Pour l’instant, aucun État n’envisage de se lancer
dans de telles opérations. Dans 100 ans, cela sera peut-être différent, mais
pour le moment, on ne sait pas ce qu’il y a en dehors des ZEE », souligne le chercheur
canadien.
Un bon exemple de cette problématique est le
gisement de gaz de Chtokman, dans la partie russe de la mer de Barents. « Ce
gisement très important est fort cher à exploiter. C’est pour cette raison que
son exploitation est remise aux calendes grecques, la Russie ne sachant pas
pour l’instant comment réaliser son exploitation de manière rentable. »
Le gisement de Chtokman est pourtant situé dans la
ZEE de la Russie. Il faudrait encore multiplier les coûts pour un gisement plus
difficile à atteindre qui serait situé dans la zone du plateau continental
étendu.
La volonté des États à faire reconnaître des
plateaux continentaux étendus peut ainsi être considérée comme une stratégie
sur le long terme, pour éviter qu’un autre pays ou une entreprise se
positionnent dans ce qu’il considère être son espace.
Comment faire reconnaître une extension
Pour
faire reconnaître une extension de son plateau continental, un État doit
d'abord présenter une demande en ce sens auprès de la Commission des limites du
plateau continental (CLPC), sous réserve d’avoir ratifié la Convention des
Nations unies sur le droit de la mer.
« La
demande doit être assortie d’une justification scientifique avec un dossier
étayé qui établit la démonstration qu’il y a un fondement scientifique à la
prétention d’étendre les droits »,
explique Marie-Pierre Lanfranchi.
Ce
dossier doit démontrer, avec des critères géologiques et géomorphologiques,
qu’il s’agit bien d’une zone appartenant au plateau continental.
Lorsque
l’État dépose cette demande, il doit respecter une double contrainte
d’éloignement et de profondeur : « la zone visée ne peut pas dépasser la
limite de 350 milles marins depuis la côte, ainsi qu’une ligne imaginaire de
100 milles au-delà de la ligne Isobathe de 2 500 mètres de profondeur [un
critère de profondeur qui détermine le commencement de la plaine abyssale,
NDLR]. »
Une fois
le dossier scientifique déposé, la Commission va examiner la demande du pays et
émettre des recommandations. « Cela déclenche la troisième phase durant
laquelle le dossier revient dans les mains de l’État qui va fixer la limite
extérieure de son plateau par un acte unilatéral, mais sur la base des
recommandations de la Commission », poursuit Marie-Pierre Lanfranchi.
Ainsi,
la CLPC évalue si les preuves scientifiques et les cartes fournies par l’État
confirment la continuité géologique entre le territoire national et le plateau.
Une fois
les recommandations (non contraignantes) de la CLPC reçues, l’État peut établir
par lui-même les limites extérieures de son plateau continental étendu en
respectant l’avis de la Commission, ce qui donne une légitimité aux nouvelles
frontières.
La
France a plusieurs fois fait reconnaître une extension de son plateau
continental, sur 11 zones du domaine maritime au total, depuis la première
demande formulée en 2006.
En
France, la proclamation d’une extension se fait par voie réglementaire. Deux
décrets ont notamment été publiés au Journal Officiel les 21 et 27 janvier 2021
pour fixer les limites extérieures du plateau continental dans l’océan Indien
(150 000 km² autour des îles de La Réunion et de Saint-Paul et Amsterdam).
Plusieurs
dossiers d’extension déposés par la France sont en cours d’examen. D’après les
estimations, le pays - qui possède le deuxième domaine maritime mondial,
derrière les États-Unis - pourrait encore prétendre à environ 500 000 km² de
plateau continental étendu.
Le contentieux n’est pas la voie privilégiée par les
États
Cependant,
les prétentions d’un État peuvent entrer en conflit avec celles d’un autre
État, sur une même zone maritime considérée par chacun comme une extension de
son plateau continental.
« Dans
ce cas, soit les États arrivent à se mettre d’accord et la délimitation est
définie de façon consensuelle, soit ils n’y parviennent pas et c’est la
naissance d’un contentieux »,
explique Marie-Pierre Lanfranchi.
Si les
négociations entre deux pays échouent, ils peuvent porter leur contentieux
devant des tribunaux internationaux, tels que la Cour internationale de Justice
ou le Tribunal international du droit de la mer.
À noter
que la Commission peut donner raison à deux États sur un même espace, notamment
lorsqu’ils se trouvent sur la même plaque continentale. Cette reconnaissance ne
dépend pas de la chronologie des demandes qui lui ont été soumises :
déposer sa demande en premier ne donne pas davantage de droit.
« La
Commission peut également donner raison à l’État voisin des années plus tard
sur un même espace. À ce moment-là, à la charge des pays de trouver une
frontière pour délimiter les zones respectives », analyse Frédéric Lasserre.
Dans les
faits, la grande majorité des dossiers de contentieux se règlent sans aller
devant une juridiction. « C’est relativement rare que les deux États aillent
jusqu’à un arbitrage ou un verdict juridique, car ils doivent ensuite vivre
avec, ce qui peut être à leur désavantage », développe-t-il.
Parmi
les exemples d’accords bilatéraux entre États, la Russie et la Norvège ont
signé en 2010 un traité fixant la délimitation de leurs frontières maritimes en
mer de Barents et dans l’océan Arctique, mettant ainsi fin à un contentieux de
près de 40 ans.
Sylvain Labaune
Zoom sur le plateau continental Le plateau continental désigne à la fois une réalité géologique et un concept juridique. Géologiquement, le plateau continental désigne le prolongement physique, peu profond (en moyenne 200 mètres), de la plaque continentale sous la mer. Ce prolongement suit une pente douce, depuis la côte jusqu’au pied du talus continental, là où s’achève la forte déclivité qui mène à la plaine abyssale. La taille du plateau continental peut fortement varier selon les particularités géologiques d’un pays. Il peut s’étendre jusqu’à 1 000 km depuis le littoral ou ne mesurer que quelques kilomètres. En droit de la mer, la réalité géologique du plateau continental peut désigner jusqu’à deux espaces économiques, au-delà des eaux territoriales qui s’étendent jusqu’à 12 milles marins depuis les côtes et où l’État est entièrement souverain. Dans le premier espace économique, le plateau continental coïncide avec la zone économique exclusive (ZEE) qui s’étend jusqu’à 200 milles marins. Dans cette zone, l’État dispose de l'exclusivité d'exploitation des ressources (droits souverains), aussi bien pour la pêche que pour l’exploitation du sous-sol (ressources minières et en hydrocarbure). En revanche, la souveraineté dans la ZEE est uniquement économique (contrairement aux eaux territoriales). Par exemple, un État ne peut empêcher des navires étrangers de circuler tant qu’ils ne se livrent pas à une activité économique sans autorisation, comme la pêche. Le plateau continental peut aussi correspondre à un second espace économique : le plateau continental étendu qui désigne une zone au-delà de 200 milles marins, dans la limite de 350 milles marins depuis les côtes. Cette zone diffère toutefois de la ZEE en ce qu’elle ne permet pas l’exploitation des ressources issues de la pêche, mais uniquement celles situées dans le sous-sol. C’est la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (article 76), signée en 1982 mais entrée en vigueur en 1994, qui a confirmé et codifié la possibilité pour un État de revendiquer l’exploitation des ressources naturelles du sous-sol au-delà des 200 milles marins, dans cette zone dite du plateau continental étendu. |