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Quelle pucelle fut croquée par un greffier puis dévorée par les flammes ?

Quelle pucelle fut croquée par un greffier puis dévorée par les flammes ?
Jeanne d'Arc, place des Pyramides à Paris, par Emmanuel Frémiet (1874). (c) Étienne Madrangesc
Publié le 18/05/2025 à 07:00
EMPREINTES D'HISTOIRE. Notre chroniqueur avait évoqué dans un précédent JSS le miracle opéré par Jeanne d’Arc dans une église de Lagny-sur-Marne (77)*. Une intéressante exposition organisée par les Archives Nationales qui révèlent au public le seul dessin connu représentant la Pucelle, réalisé de son vivant lui donne l’occasion de revenir sur le procès politique totalement irrégulier qui a décidé du destin tragique de celle qui a forgé l’unité de la nation.

Visionnaire, cavalière, Jeanne (Jehanne), venue de Domrémy, fut une guerrière avant de devenir une sainte et une héroïne nationale.

Elle fit surtout l’objet d’une procédure judiciaire irrégulière, inéquitable et violant le droit canonique qui la mena au bûcher.

Auparavant, alors même qu’elle chevauchait à travers la France et qu’elle allait lever le siège d’Orléans, elle inspira un greffier qui ne l’avait jamais rencontrée mais qui la dessina dans un registre du parlement.

Née vers 1412 dans le petit village de Domrémy dans les Vosges, elle entend ou croit entendre dès ses 13 ans des voix de l’au-delà, émanant de l’Archange Michel, de Sainte Catherine et de Sainte Marguerite, qui lui demandent de libérer la France. Le pays est en effet occupé en grande partie par les Anglais, sous la régence de Jean de Bedford pendant la minorité du roi Henri VI d’Angleterre.

En 1428, les nouvelles du siège d’Orléans par les troupes anglaises lui parviennent et les voix se font plus insistantes.

Jeanne réussit à convaincre à Vaucouleurs le capitaine Robert de Baudricourt de lui fournir une escorte.


La maison natale de Jeanne d’Arc à Domrémy-la-Pucelle (Vosges), entourée d’un jardin de simples, et la pièce où elle est née. © Étienne Madranges

Un croquis insolite

Après avoir rencontré le futur Charles VII, Jeanne, « portant bannière », arrive à Orléans le 29 avril 1429 et met fin le 8 mai au siège de la ville qui durait depuis 6 mois.

Les Parisiens, apprenant la nouvelle, ne se réjouissent guère car ils estiment avoir pour roi légitime Henri VI de Lancastre et ils n’aiment guère Charles VII.

Deux jours après, le 10 mai, un greffier civil du Parlement de Paris, Clément de Fauquembergue, qui n’a jamais rencontré la Pucelle, mais qui en a indiscutablement entendu parler, doit compléter le Registre du conseil. Dans ce registre sont consignés les arrêts du Parlement, les ordonnances royales et les événements politiques marquants. Le greffier écrit : « Le mardi 10 mai 1429, il fut dit publiquement que les Anglais, qui assiégeaient Orléans, avaient levé le siège le dimanche précédent, et qu’ils avaient en leur compagnie une Pucelle seule ayant bannière ».

Et il dessine dans la marge du feuillet manuscrit une jeune fille représentant Jeanne d’Arc, minuscule portrait à l’encre de 6 cm de haut.

C’est la seule représentation, certes imaginaire et stéréotypée, et peut-être satirique ou dépréciative, de la Pucelle d’Orléans, réalisée de son vivant, parvenue intacte jusqu’au XXIe siècle.


A gauche la page originale du registre du conseil du 10 mai 1429 sur laquelle le greffier Clément de Fauquembergue a dessiné une Jeanne d’Arc imaginaire ; l’affiche réalisée par les Archives Nationales afin d’annoncer l’exposition de ce document ; le panneau métallique conçu à l’intention des non-voyants ; et à droite un essai de reconstitution du portrait par l’IA. © Étienne Madranges

Certains historiens, comme la médiéviste Claude Gauvard, estiment que le greffier a réalisé le portrait non pas d’une libératrice, mais d’une « ribaude », sorte de prostituée, d’amazone, d’aventurière. En effet, la représentation est ambiguë : cheveux longs dénoués, décolleté, étendard se terminant par des serpents ou des dragons.

L’idée de représenter une sorcière à travers cette jeune femme présumée d’origine paysanne armée comme un homme n’est pas absurde pour des Parisiens favorables aux Anglais qui désespèrent d’apprendre le miracle survenu sur les bords de Loire.

En tout état de cause, le greffier dessinateur ne semble pas favorable à l’héroïne lorraine ni à ses exploits et tente par son esquisse de la discréditer.

Mais le débat demeure ouvert.

Un procès politique sous couvert d’Inquisition

Après sa victoire à Patay le 18 juin 1429 et son échec à La Charité-sur-Loire, Jeanne, malgré ses qualités de stratège, tombe le 23 mai 1430 à Compiègne aux mains de Jean de Luxembourg, du parti bourguignon, qui la vend aux Anglais pour 10 000 écus d’or. Elle arrive le 23 décembre à Rouen où réside l’évêque Pierre Cauchon, dépossédé de son siège à Beauvais par l’avancée des troupes françaises.

Le 21 février 1431, le procès de Jeanne s’ouvre dans la salle de parement de la chapelle royale du château de Rouen. Il s’agit en réalité d’une instruction à charge de quatre mois qui se terminera le 23 mai.

Accusée d’hérésie, elle est emprisonnée dans une tour du château.

Elle se défend avec courage face à ses accusateurs. Le 24 février, lorsque l’évêque qui mène les débats lui demande de « jurer et de prêter serment sans aucune condition », Jeanne refuse et répond : « il me semble que c’est assez d’avoir juré deux fois en justice ».

Elle précise qu’elle n’est pas bergère : « Quand j’étais dans la maison de mon père, je vaquais aux besognes familières de la maison, et je n’allais pas aux champs avec les brebis et les autres bêtes ».

L’évêque organise non pas un véritable procès ecclésiastique mais un simulacre de justice. Sous l’habit de l’Inquisition, il met en scène une mise à mort politique savamment orchestrée. Sous couvert de religion, et tandis que le roi de France Charles VII reste étrangement silencieux, celle qui est déjà une légende vivante est sacrifiée au profit des intérêts des Anglais dans un pseudo procès d’Inquisition.

L’évêque, évincé de son diocèse, tient sa revanche et fait du procès de Jeanne une affaire personnelle afin de discréditer tant l’héroïne que Charles VII. L’objectif est clair : faire vaciller le roi de France que l’intervention de la jeune Lorraine a permis de faire sacrer à Reims le 17 juillet 1429.

L’Inquisition est instrumentalisée et ne donne qu’une simple apparence de légitimité au procès. Le verdict est écrit d’avance pour cette femme controversée qui porte un habit d’homme et dirige des hommes, est libre dans son attitude et ses propos, se montre en armure et contrevient en conséquence à l’ordre social.

Toutes les réponses de la pucelle, qui se dit en mission, et qui demeure intraitable, sont auscultées. Les voix entendues par Jeanne, émanant de Saint Michel, Sainte Catherine et Sainte Marguerite, cristallisent les tensions et passent pour des hallucinations démoniaques.

On peut raisonnablement affirmer que le procès de Jeanne est irrégulier en raison de vices de procédure, tels les conditions opaques de son organisation, l’absence de défenseur, le non-respect du droit d’appel qui existait pourtant à l’époque, la falsification des actes de procédure, le non-respect de la procédure inquisitoriale, les pressions sur les juges et les témoins.

Toutes ces irrégularités en font l’un des plus grands scandales judiciaires du moyen âge. Elles font de celle, adolescente et analphabète, qui avait su naviguer dans les arcanes du pouvoir, galvaniser des armées et fait trembler les puissants, une martyre politique.

Ces irrégularités participeront en 1456 à la réhabilitation pleine et entière de Jeanne lors d’un nouveau procès qui annulera celui de 1431.

Deux autres procès se dérouleront au début du XXe siècle : un procès en béatification qui la fera Bienheureuse en 1909 puis un procès en canonisation au Vatican qui en fera une sainte en 1920.

Le piège tendu mais déjoué

Le samedi 24 février 1431, Jean Beaupère, chanoine de Notre Dame de Paris, recteur de l’université de Paris, protégé du duc de Bedford, ami de l’évêque Cauchon, interroge Jeanne et, roué, tente de la piéger.

Il lui demande : « savez-vous si vous êtes en la grâce de Dieu ? ».

Le piège est évident. Si Jeanne affirme qu’elle est en état de grâce, elle tombe dans le péché d’orgueil, ce que condamnent les théologiens. Si au contraire elle déclare qu’elle n’est pas en état de grâce, elle avoue être en état permanent de péché et ne saurait donc prétendre être une envoyée de Dieu.

Jeanne (les croyants penseront qu’elle est sans doute inspirée par l’Esprit Saint) répond avec une simplicité lumineuse : « Si je n’y suis, Dieu m’y mette ; et si j’y suis, Dieu m’y tienne. Je serais la plus dolente du monde si je savais n’être pas en la grâce de Dieu. Et si j’étais en péché, je crois que la voix ne viendrait pas à moi. Et je voudrais que chacun l’entendit aussi bien comme moi ».

Cette réponse implacable, théologiquement irréprochable, face à des docteurs, des universitaires, des érudits, des théologiens qui n’ont pour objectif que sa perte, est d’une hauteur d’âme tout à fait déconcertante. Jeanne, par cette réponse, se montre en croyante authentique, sincère, à la foi éblouissante, qui impose ses règles.

Ses juges n’ont cependant que faire de sa sincérité et de sa foi profonde.


D’innombrables églises de France possèdent une statue de Jeanne d’Arc ou des vitraux évoquant la vie de la sainte ; ici dans la cathédrale de Saint-Flour (Cantal) : les voix, Chinon, Orléans, le sacre, l’arrestation, le bûcher.
© Étienne Madranges

Déclarée hérétique et relapse, Jeanne est condamnée à mort par des juges persuadés de ses mensonges et de ses blasphèmes et ne supportant pas de savoir et d’avoir constaté qu’elle a porté des habits d’homme. Elle échappe toutefois à la torture de la « question ».

Le 30 mai 1431, la charrette du bourreau de Rouen Geoffroy Thérage, entourée par une escorte anglaise, conduit la suppliciée, âgée de 19 ans, sur la place du Vieux-Marché à Rouen. Elle est brûlée vive telle une sorcière devant les autorités religieuses et civiles, mais succombe sans doute aux émanations gazeuses de l’incendie. La crémation dure plusieurs heures, et son cœur est jeté dans la Seine.


La basilique du Bois-Chenu Sainte Jeanne d’Arc devant laquelle et dans le décor de laquelle Jeanne d’Arc est omniprésente a été construite à partir de 1891 à Domrémy (Vosges) ; à droite, sur la place du Vieux-Marché à Rouen (Seine-Maritime), l’église Sainte Jeanne d’Arc, qui rappelle les flammes, a été inaugurée sur le lieu du bûcher en 1979. © Étienne Madranges

On rapporte que Jean Tressart, secrétaire du roi d’Angleterre aurait dit : « Nous sommes tous perdus ! Nous avons brûlé une sainte ! », et qu’un chanoine de Rouen, Jean Alespée, aurait de son côté murmuré : « je voudrais que mon âme fût où je crois qu’est l’âme de cette femme ».

Étienne Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 257

* voir sa 72ème chronique dans le JSS n° 2 du 9 janvier 2019

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