Dans
un litige où tout se passe bien, les parties et le juge acceptent le travail de
l’expert-comptable de Justice. Indépendant, son intervention est censée éclairer la cour et les antagonistes. Mais dans les cas où son analyse est contestée,
l’expert court-il un risque ?
La compétence des
experts-comptables de Justice est tout particulièrement recherchée par les
parties lorsqu’elles sont en difficulté, voire en conflit, sur une évaluation
ou sur la fixation du prix d’un ou de plusieurs biens – matériels ou
immatériels –, en leur qualité de professionnels de la comptabilité, qui fait
d’eux les spécialistes de l’estimation qui leur est ainsi confiée.
Néanmoins, il n’est pas de
science véritablement exacte et, de surcroît, l’erreur est humaine, ce qui
conduit, comme pour tout professionnel, à s’interroger sur les conditions d’une
éventuelle responsabilité lors de l’exécution d’une mission d’estimation, a fortiori lorsque celle-ci est
ultérieurement contestée par l’une ou l’autre des parties concernées.
A défaut de développements
légaux spécifiques, il est éventuellement renvoyé aux règles applicables au
mandat et au droit commun des articles 1231 et suivants, voire 1240 et suivants
du Code civil, suivant le cas – depuis la réforme du droit des obligations
intervenue en 2016 –, quant à l’éventuelle mise en cause de la responsabilité
que doit assumer tout évaluateur ; en effet, celui-ci est considéré comme
un prestataire de services ou comme un mandataire technique, en sa qualité de
praticien de l’évaluation.
C’est ainsi à la
jurisprudence qu’il est revenu de préciser ce qu’il en est du risque d’une
contestation de la bonne exécution de la mission confiée à ce technicien, donc
de préciser ce qu’il en est des conditions d’une telle responsabilité
professionnelle, étant rappelé que la vertu cardinale de tout expert est
d’abord son indépendance, qui domine l’impératif de son impartialité dans
l’exécution de sa mission (sur le grief de partialité d’un expert-estimateur,
v. not., exigeant qu’existe un « doute
légitime et actuel » sur l’impartialité de l’expert : Cass. com.,
5 oct. 2004, n° 02-21.545, inédit ; Cass. com., 24 mai 2017, n° 15-20.213,
F-D : RTD com. 2017, p. 647, obs. J. Moury).
Or, il apparaît aussitôt,
même au profane, que le concept central retenu par les juridictions françaises
qui sont saisies d’une contestation sur l’estimation de la valeur d’un bien ou
sur la fixation de son prix – tant sur le fondement des dispositions de
l’article 1592 du Code civil que sur le fondement des règles posées par
l’article 1843-4 du même Code –, est celui d’erreur grossière, dont on ignore
souvent ce que cette notion recouvre exactement et ce à quoi elle sert ;
pour l’approcher, force est de recourir aux illustrations qu’en donnent, dans
un sens positif ou dans un sens négatif, quelques décisions judiciaires
connues.
Deux
évaluations ne font pas une erreur grossière
Tout d’abord et de façon
négative, il ressort d’une récente décision de la chambre commerciale de la
Cour de cassation que ne constitue pas une erreur grossière le fait, pour
l’expert évaluateur, nommé sur le fondement de l’article 1843-4 du Code civil
et confronté au désaccord des parties sur l’interprétation du contrat qu’elles
avaient conclu, de proposer deux évaluations correspondant à chacune des
interprétations avancées par les contractants, à charge pour le juge saisi de
la contestation de l’une des parties, d’interpréter lui-même le contrat et
d’appliquer l’évaluation de l’expert coïncidant avec l’interprétation choisie
par le juge, qui ne saurait alors modifier l’évaluation correspondante (Cass.
com., 7 mai 2025, n° 23-24.041, F-B : JCP E 2025, 435 ; D. 2025, p.
888 ; BRDA 2025/11, p. 6, n° 4). En effet, l’expert doit évaluer en
respectant la convention des parties, qu’interprète le juge en cas de défaut de
clarté ou de précision de la volonté commune des contractants (Cass. com., 17
janv. 2024, n° 22-15.897, F-B : BJS mars 2024, n° BJS202v5, p. 11, note A.
Reygrobellet).
De même, toujours de façon
négative, ne commet pas d’erreur grossière l’expert évaluateur, nommé sur le
fondement de l’article 1843-4 du Code civil, qui procède à un retraitement
comptable sur plusieurs exercices afin de respecter le principe de permanence
des méthodes comptables qu’imposait la convention des parties (Cass. com., 9
oct. 2024, n° 22-23.241, F : BRDA 2024/22, p.7, n° 5). A cette fin,
l’expert nommé peut obtenir du juge des référés (ou même du juge qui a procédé
à sa nomination, fût-ce, depuis le 3 août 2014, selon la procédure accélérée au
fond) que les comptes développés sur plusieurs exercices lui soient
communiqués, malgré l’opposition de l’une des parties (Cass. 2e
civ., 3 oct. 2024, n° 22-15.788, F-B, et Cass. com., 27 nov. 2024, n°
23-17.536, F-B : Rev. sociétés 2025, p. 130, note G. Pillet).
De même encore et toujours de
façon négative, ne commet pas d’erreur grossière l’expert évaluateur, nommé sur
le fondement de l’article 1843-4, qui, pour apprécier la valeur des parts du
retrayant d’une SCP de notaires, s’est conformé strictement aux usages
professionnels que prétendaient pourtant réfuter les coassociés du
retrayant ; mais, en toute hypothèse, l’expert aurait-il commis une erreur
manifeste en appliquant ces règles, les juges ne sauraient se substituer à lui
pour évaluer les parts litigieuses (Cass. 1re civ., 25 janv. 2005,
n° 01-10.395, FS-PB : BJS mai 2005, p. 637, § 140, note J.-J. Daigre).
Comment définir les erreurs
grossières ?
En sens positif, commet une
erreur grossière l’expert évaluateur (C. civ., art. 1843-4) qui n’a pas
respecté les décisions d’assemblée générale qui avaient précédemment fixé la
valeur des parts et les conditions de leur remboursement (cassation de l’arrêt
d’appel qui avait jugé le contraire : Cass. com., 8 nov. 2023, n°
22-11.766, FS-B : BJS janv. 2024, n° BJS202r0, p. 27, note E.
Schlumberger). De même, commettrait une erreur grossière le tiers estimateur
(C. civ., art. 1592) qui ne suivrait pas les directives stipulées par les
parties (CA Paris, 25 mars 2014, n° 13/04134 : Dr. sociétés 2014, comm.
141, note R. Mortier), ou qui ne respecterait pas la méthode d’évaluation
choisie par les parties (Cass. com., 6 juin 2001, n° 98-18.503, inédit :
JCP G 2001, I, 372, n° 2, obs. A. Viandier et J.-J. Caussain ; JCP E 2002,
1292, note D. Cohen).
Commet également une erreur
grossière l’évaluateur de parts d’une SARL qui, après le décès d’un associé, se
fonde, pour apprécier les parts des héritiers, sur une baisse (purement
hypothétique) des résultats et du chiffre d’affaires de la société après ce
décès (CA Nîmes, 17 mai 2023, n° 21/02058 : Dr. sociétés 2024, comm. 1,
note R. Mortier).
Commet encore une erreur
grossière l’expert chargé d’évaluer les parts d’une SCI propriétaire d’un
terrain à bâtir qui fonde son évaluation sur la constructibilité de ce terrain
en vue d’édifier un lotissement, sans prévoir le risque d’un défaut de construction
né des sérieuses réserves sur la faculté d’une telle mise en valeur du
terrain (Cass. com., 11 mai 2023, n° 21-21.027, F-D : Dr. sociétés 2023,
comm. 97, note R. Mortier).
Quant à la date d’évaluation,
commettrait une erreur grossière l’expert qui fixerait la valeur des droits à
évaluer à la date de son rapport (Cass. com., 9 nov. 2022, n° 20-20.830,
F-B : BJS janv. 2023, n° BJS201p7, p. 41, note B. Saintourens), ou à la
date indiquée par le Président du tribunal qui l’a nommé (Cass. com., 3 mai
2012, n° 11-12.717, F-D : JCP E 2012, 1395, note A. Viandier), alors que
l’expert doit se référer à la date la
plus proche du remboursement de la valeur des droits sociaux en cause (Cass.
com., 9 nov. 2022, préc. ; précédemment : Cass. com., 15 janv. 2013,
n° 12-11.666, F-PB, D. 2013, p. 342, note A. Couret).
Commettrait aussi une erreur
grossière le tiers estimateur (C. civ., art. 1592) qui ne respecterait pas le
principe du contradictoire, en omettant de convoquer l’une des parties ou en ne
prenant pas en considération l’interprétation que cette partie avance sur ce
qui avait été convenu avec l’autre (Cass. com., 6 juin 2001, n° 98-18.503,
préc. : JCP E 2002, 1292, note D. Cohen).
Bien qu’il ait été jugé
autrefois que l’expert désigné pour évaluer des droits sociaux en application
de l’article 1843-4 du Code civil ne serait pas soumis au principe de la
contradiction et à l’obligation, avant le dépôt de son rapport, de communiquer l’identité
et l’avis des sachants qu’il a consultés (Cass. com., 19 avr. 2005, n°
03-11.790, FS-PBR : BJS déc. 2005, p. 1392, § 302, note H. Le
Nabasque ; v. aussi, mais de manière beaucoup moins nette, Cass. com., 26
sept. 2018, n° 15-26.172, F-D, sur le 2ème moyen : Gaz. Pal. 18
déc. 2018, p. 72, obs. Cl. Barrillon), il convient de souligner qu’il en va
désormais différemment – depuis la réécriture de l’article 1843-4, en 2014 –,
et que l’expert évaluateur ne saurait demeurer dans un superbe isolement en
refusant tout dialogue contradictoire avec chacune des parties en cause et en
ignorant les différences d’analyse entre elles (v. en ce sens Cass. com., 7 mai
2025, n° 23-24.041, F-B : JCP E 2025, 435; D. 2025, p. 888 ; BRDA 2025/11,
p. 6, n° 4) : une telle méconnaissance des opinions et positions des
parties constituerait une faute « grave », reprochée à juste raison à
l’expert.
Erreur grossière ou absence
d’erreur grossière, un point de bascule pour l’auteur
Mais quelle est alors
l’incidence judiciaire du constat d’une éventuelle erreur grossière (parfois
nommée « erreur manifeste » ou « faute grave »), dont la
commission aurait été reprochée par le juge à un expert, qu’il soit tiers estimateur
sur le fondement de l’article 1592 du Code civil, ou évaluateur, nommé au titre
de l’article 1843-4 du même Code ?
La réponse à la question
paraît identique dans les deux cas de figure : le constat judiciaire de la
commission d’une erreur grossière par l’expert n’a d’incidence majeure que sur
le bien-fondé de son rapport dont la
conclusion (l’estimation, l’évaluation, la détermination d’un prix) est ainsi privée de toute pertinence (v.
par ex., Cass. com., 6 juin 2001, n° 98-18.503, JCP G 2001, I, 372, n° 2, obs.
A. Viandier et J.-J. Caussain ; JCP E 2002, 1292, note D. Cohen :
« seule une erreur grossière sur le prix permet de remettre en cause le
prix définitif déterminé par l’expert », en l’occurrence celui choisi par
les parties). A l’inverse, il est donc jugé « qu’à défaut d’erreur
grossière, il n’appartient pas au juge de remettre en cause le caractère définitif
de l’estimation de l’expert désigné conformément à l’article 1843-4 du Code
civil » (Cass. com., 11 mai 2023, n° 21-21.027, F-D : Dr. sociétés
2023, comm. 97, note R. Mortier).
En conséquence, la commission
d’une erreur grossière par l’expert interdit aux parties de se prévaloir de la
ou des valeurs que cet évaluateur avait retenues dans son rapport (v. par ex.,
pour l’évaluation des parts d’une SCI, propriétaire d’un terrain constructible,
dont une associée, retrayante de cette société, entendait se prévaloir, en
dépit de l’erreur d’appréciation reprochée à juste raison à l’experte par la
SCI car le rapport aurait dû retenir non pas une, mais deux hypothèses
d’évaluation du terrain, avant de retenir la plus raisonnable au regard du
contexte factuel : Cass. com., 11 mai 2023, n° 21-21.027, Dr. sociétés 2023,
comm. 97, note R. Mortier, rejetant le pourvoi formé contre l’arrêt d’appel qui
avait débouté l’associée retrayante qui prétendait faire appliquer la
valorisation expertale de ses parts sociales – plus favorable pour la
retrayante – malgré l’erreur relevée par la cour).
Mais encore la commission
d’une erreur grossière par l’expert, erreur qui a privé son rapport de toute
pertinence et qui interdit aux parties de se prévaloir de ses conclusions, fait
perdre les honoraires qui étaient dus au professionnel pour l’exécution de sa
mission et peut éventuellement, au-delà de cette privation, le contraindre à
assumer la rémunération des sapiteurs dont il aurait sollicité le concours.
Toutefois, si l’« erreur
grossière », qui paraît être un concept voisin de la « faute
lourde » du droit administratif ou du droit social générant une
responsabilité, selon le cas, de l’agent public, du salarié ou de l’employeur,
est susceptible de générer la responsabilité de l’expert auquel elle serait
imputée, elle ne constituerait que l’un des facteurs d’appréciation de cette
responsabilité sans en être synonyme. En effet, une fois encore et
particulièrement pour un expert estimateur nommé sur le fondement de l’article
1592 du Code civil, l’erreur grossière est avant tout « une condition de
la remise en cause de la détermination du prix à dire d’expert et non de la
responsabilité du mandataire qui en est chargé, laquelle ressortit au droit
commun du mandat » (Cass. com., 4 févr. 2004, n° 01-13.516 : Bull.
civ. IV, n° 23 ; BJS juin 2004, p. 814, § 163, note H. Le Nabasque).
Il semble d’ailleurs en être
de même pour la mission d’évaluation qui serait confiée à un expert évaluateur
– nommé sur le fondement de l’article 1843-4 du Code civil – car la Cour de
cassation a rejeté le pourvoi contre un arrêt de la cour de Rennes qui, après
avoir écarté le grief d’erreur grossière dans l’évaluation critiquée, n’avait
pas exclu que la responsabilité de l’expert désigné « puisse être engagée
pour un comportement fautif distinct de l’erreur grossière », étant
précisé toutefois que « le manquement au principe de la contradiction
[serait] impropre à établir une faute [de cet expert] » (mais cette
dernière considération est dépassée aujourd’hui, en raison de la réécriture,
opérée en 2014, de l’article 1843-4 dont les dispositions modifiées n’étaient
pas encore applicables dans cette espèce : Cass. com., 26 sept. 2018, n°
15-26.172, F-D, Gaz. Pal. 18 déc. 2018, p. 72, obs. Cl. Barrillon).
Selon ces décisions, la
responsabilité de l’expert pourrait donc, comme en droit commun, naître de
plusieurs sources, au-delà de la commission d’une « erreur
grossière » que visent volontiers les magistrats pour en retenir
l’existence ou pour l’écarter.
A
priori, le risque est faible pour l’expert
Néanmoins, en premier lieu,
on ne peut que relever la rareté des décisions connues de la Cour de cassation
et des juridictions du fond qui traitent de litiges où cette responsabilité
d’experts estimateurs (C. civ., art. 1592) ou évaluateurs (C. civ., art.
1842-4) était en cause ; sans doute faut-il en conclure que de nombreux
dossiers correspondants sont traités dans le cercle feutré des assurances
plutôt que dans celui, plus retentissant, des prétoires.
Mais aussi, l’explication du
faible nombre d’espèces judiciaires où a été en débat la responsabilité des
experts paraît se trouver dans la préoccupation majeure des parties concernées
par l’exécution de la mission confiée aux professionnels : parvenir à une
évaluation équilibrée, qui satisfasse au mieux chacun des intéressés. En effet,
la recherche d’un tel objectif n’est guère compatible avec un combat
d’arrière-garde dès lors qu’il est possible, par la faculté de faire nommer un
autre expert, de parvenir à ce qui est souhaité sans qu’il soit utile de mener
une instance hasardeuse sur le terrain de la responsabilité de l’expert
précédent, litige nouveau dont l’issue serait de surcroît aléatoire et
probablement décevante en termes d’indemnisation du préjudice (encore
faudrait-il d’ailleurs démontrer l’existence d’un préjudice réparable).
L’analyse des arrêts publiés confirme cela de façon d’autant plus manifeste
qu’aucune demande d’indemnisation n’y a été satisfaite en dépit, pour l’affaire
la plus importante et la plus développée, d’une longue procédure qui a compris
deux interventions, semblant
inverses, de la chambre commerciale de la Cour de cassation.
Difficile d’engager la
responsabilité de l’expert…
Quant à son fondement, la
responsabilité de l’expert est de nature contractuelle lorsqu’elle résulte de
la souscription d’une lettre de mission, pour les souscripteurs de celle-ci, et
de nature délictuelle pour les tiers, lesquels pourraient faire état du
préjudice qui serait résulté pour eux de l’exécution fautive de la lettre de
mission, selon une jurisprudence acquise de deux arrêts prononcés en Assemblée
plénière et sous réserve d’un arrêt récent de la chambre commerciale relatif à
l’opposabilité aux tiers d’une clause limitative de responsabilité.
C’est ce qu’exprime fort
bien, pour l’estimation d’un prix de cession de droits sociaux par un collège
d’experts, un premier arrêt de la chambre commerciale intervenu le 4 février
2004. Pour la Haute formation de la Cour, il résulte des articles 1592 et 1992
du Code civil, selon le premier de ces textes, « que les parties à un
contrat de vente peuvent donner mandat à un tiers de procéder à la
détermination du prix ; qu'aux termes du second, le mandataire répond non
seulement de son dol, mais encore de toutes les fautes qu'il commet dans sa
gestion » ; il en résulte aussi « que le vendeur est en droit
d'obtenir réparation du préjudice que lui cause la sous-évaluation fautive de
la chose vendue ».
Néanmoins, pour la chambre
commerciale et comme cela a été souligné précédemment, « l'erreur
grossière est une condition de la remise en cause de la détermination du prix
et non de la responsabilité du mandataire chargé de celle-ci », de sorte que
devait être cassé l’arrêt de la cour de Paris qui avait écarté la
responsabilité des experts estimateurs en l’absence de preuve de la commission
d’une erreur grossière qui leur fût imputable ; mais encore fallait-il que
fussent rapportées, devant la cour d’appel à laquelle le dossier était renvoyé,
les preuves d’autres fautes professionnelles qu’eussent commis les estimateurs.
Or, sur renvoi de l’affaire
par la chambre commerciale (Cass. com., 4 févr. 2004, n° 01-13.516 : Bull.
civ. IV, n° 23) devant la cour de Versailles, celle-ci, après avoir posé pour
règle que le tiers arbitre (un collège d’experts, en l’espèce) chargé d’évaluer
des droits sociaux n’est tenu que d’une obligation
de moyens, et non de résultat, a écarté successivement le grief fait aux
experts d’avoir adopté un « prix de compromis » et non pas une
estimation bien fondée en comptabilité, le grief d’avoir méconnu le principe du
contradictoire (qui aurait pu conduire à relever la commission d’une
« erreur grossière » par les professionnels), puis les différentes
critiques portant sur les méthodes et appréciations retenues, ainsi que sur la
valorisation d’une filiale et d’un établissement étranger (CA Versailles, 27
sept. 2005 : D. 2005, p. 2942, obs. X. Delpech).
Saisie d’un second pourvoi
par le vendeur qui estimait son préjudice constitué par la différence entre le
prix retenu par les experts et, selon lui, la valeur réelle supérieure des
droits sociaux qu’il avait cédés, la chambre commerciale ne pouvait que relever
l’absence de griefs sérieux qui puissent être reprochés au collège
d’évaluateurs, la cour de Versailles avait écarté toutes les critiques faites
au travail des experts ; d’où est résulté un rejet du pourvoi qui, pour
autant, ne remet pas en question ce que la chambre commerciale avait
précédemment jugé en 2004 sur les principes de responsabilité du tiers
estimateur (Cass. com., 6 févr. 2007, n° 05-21.271 : Bull. civ. IV, n°
30).
L’autre affaire parfois citée
(Cass. com., 26 sept. 2018, n° 15-26.172, F-D : Gaz. Pal. 18 déc. 2018, p.
72, obs. Cl. Barrillon) mérite également l’attention, bien que son application
des dispositions de l’article 1844-3 relève de l’état du droit antérieur à la
réécriture du texte, qui est applicable aujourd’hui aux affaires postérieures
au 3 août 2014. La chambre commerciale y approuve la cour de Rennes d’avoir
rejeté les prétentions d’un demandeur en réparation – au demeurant jugé trop
agissant – car, ayant « écarté l'erreur grossière dans l'évaluation
critiquée, la cour d'appel, qui n'a pas exclu que la responsabilité de
[l’expert évaluateur] puisse être engagée pour un comportement fautif distinct
de l'erreur grossière mais qui s'est prononcée sur les seuls éléments invoqués
par [le demandeur], outre le manquement au principe de la contradiction impropre à établir une faute de ce dernier,
a pu statuer comme elle a fait ».
Il en ressort que, hormis la
dernière considération (surlignée en italique) de l’arrêt qui n’est plus
d’actualité juridique dans les contentieux nés après le 3 août 2014, il revient
au demandeur qui n’a pas réussi à démontrer la commission d’une erreur grossière
par l’expert, de rapporter la preuve de « comportements fautifs »
tels que des retards fautifs ou d’autres manquements aux principes d’évaluation
comptable, manquements qui passeront ensuite au filtre d’une appréciation
judiciaire exigeante quant à leur réalité (v. not. CA Versailles, 27 sept. 2005
: D. 2005, p. 2942, obs. X. Delpech, préc.).
Il faut en conclure qu’au
plan théorique et comme en droit commun, la démonstration de la commission de
toute faute professionnelle, autre qu’une erreur grossière relevant des
illustrations jurisprudentielles citées précédemment (v. supra, I), permettrait au demandeur en réparation d’un préjudice de
fonder une action en responsabilité. Mais en pratique et à la vérité, il semble
bien ressortir de cette jurisprudence qu’en dépit de l’affirmation prétorienne
selon laquelle la preuve d’une erreur grossière ne serait pas une condition de
la responsabilité de l’expert estimateur ou évaluateur, elle constitue le
fondement principal, sinon le seul, d’une recherche de la responsabilité de ce
professionnel : les juges du fond paraissent ne retenir que les erreurs
« manifestes » qu’auraient pu commettre les experts, les autres
manquements étant systématiquement écartés.
… Et aussi d’obtenir
réparation
Quant au préjudice réparable
en relation causale avec le manquement reproché à l’expert, le litige soumis
par deux fois à la Cour de cassation les 4 février 2004 et 6 février 2007
(arrêts précités) est instructif sur sa réalité et sur son éventuelle composition :
le demandeur, qui avait cédé ses droits sociaux pour un prix déterminé par un
collège d’experts, sollicitait réparation de la différence qui aurait existé
entre l’estimation retenue par les experts et la valeur réelle qui, selon lui,
aurait dû être attribuée aux droits qu’il avait cédés.
Toutefois et d’une part, cela
supposait que l’estimation retenue par les experts qui leur avait permis de
déterminer un prix fût annulée ; or, elle ne pouvait l’être que sur
démonstration de la commission par eux d’une erreur grossière, non avérée en
l’espèce. D’autre part, la preuve d’un écart de valeur supposait une seconde
estimation par voie d’une nouvelle expertise ; or, celle-ci ne pouvait
être obtenue qu’après annulation de la première, qui n’a pas été prononcée dans
cette affaire. D’ailleurs, encore eût-il fallu que le second expert procédât,
plusieurs années plus tard, à une estimation de la valeur des droits à la date
de règlement du prix … La mission eût été difficile et aléatoire quant à la
démonstration d’un écart favorable au demandeur en réparation.
Ensuite et même dans le cas
de figure où la preuve aurait pu être rapportée d’une différence entre
l’estimation initiale et la valorisation réelle des droits sociaux par une
seconde expertise, écart consécutif à une erreur grossière commise par le
premier expert, tout au plus ce dernier pourrait-il être condamné à réparer la
perte d’une chance d’éviter ce décalage de valeur. Or, selon une jurisprudence
aujourd’hui solidement assise, la réparation d’une telle perte de chance ne
représente qu’un pourcentage, généralement faible, du montant de l’écart
observé.
Enfin, pour ce qui est de la
réparation des autres préjudices concevables – temps perdu dans l’attente d’une
nouvelle estimation, frais afférents à celle-ci –, à supposer qu’ils puissent
être réparés, la pratique judiciaire française, que gouverne le principe
d’absence de tout enrichissement dont, du chef de la réparation prononcée,
pourrait bénéficier indirectement la victime, relève souvent d’une
indemnisation symbolique qui ne satisfait guère les victimes.
Clauses utiles et inutiles
pour une mission d’évaluation
La rédaction de la lettre de
mission que l’expert pourrait soumettre à la souscription des parties qui ont
sollicité son évaluation appelle deux observations au regard de l’éventuelle
responsabilité du ou des professionnels participant à l’exécution de la
mission. En premier lieu, étant rappelé que la commission d’une erreur
grossière est assimilée, en jurisprudence, à celle d’une faute lourde, il faut
souligner que l’insertion, dans la lettre de mission, d’une clause élusive ou
limitative de responsabilité serait inefficace car cette disposition serait
réputée non écrite en cas de commission d’une telle faute, quand bien même la
restriction de responsabilité qui en résulterait pourrait être
exceptionnellement retenue pour la commission de fautes moins graves.
En second lieu, pourraient au
contraire se révéler efficaces à limiter dans le temps le risque d’une action
en responsabilité, soit une clause particulière de la lettre de mission
réduisant la durée de la prescription de cinq ans à un an, à compter de la
révélation du préjudice, comme l’autorise l’article 2254 du Code civil, soit
même l’insertion spéciale d’une clause de forclusion qui permet de ramener le
temps d’engagement de l’action en responsabilité au-dessous d’un an – clause de
forclusion opposable, il est vrai, aux seuls demandeurs professionnels dans le
cadre de leurs activités –, conformément à la dernière jurisprudence applicable
aux missions d’expertise comptable (v., acceptant une forclusion fixée à trois
mois à compter de la découverte du préjudice : Cass. com., 11 oct. 2023,
n° 22-10.521, F-B : BJS déc. 2023, n° BJS202o2, p. 33, note J.-F.
Barbièri ; JCP E 2024, 1024, note Y. Idani – Cass. 1re civ., 15
mai 2024, n° 22-23.166, F-D : BRDA 2024/15-16, p. 18, n° 17).
On notera cependant que
l’insertion d’une clause de forclusion dans la lettre de mission, qui ne
saurait être opposée à des non-professionnels, ne fait pas davantage obstacle à
la demande de désignation d’un expert in
futurum par la voie du référé probatoire (CPC, art. 145), en vue d’une
action en responsabilité à venir (v. en ce sens CA Riom, 9 nov. 2022, n°
22/00319 : BJS févr. 2023, n° BJS201p9, p. 36, note J.-F. Barbièri), quand
bien même cette action devrait se heurter ultérieurement à l’application de la
forclusion qui avait été convenue entre les parties par clause spéciale de la
lettre de mission. On notera aussi qu’il est souvent estimé, parmi les juges du
fond, qu’un délai de forclusion réduit à trois mois pour agir en responsabilité
contre l’auteur d’une faute professionnelle est excessivement protecteur de
celui-ci, même si l’application de ce court délai ne saurait être invoqué
qu’entre professionnels ayant agi dans le cadre de leurs activités
professionnelles : la licéité d’une clause trop stricte serait
certainement contestée.
La conclusion générale
s’impose d’elle-même : la mission d’évaluation qu’assume le professionnel
choisi ou désigné est lourde et périlleuse. Néanmoins, dans la réalité des
faits, le risque d’engagement d’une action en responsabilité contre l’évaluateur
demeure faible ; de surcroît, si une telle action visant la réparation
d’un préjudice était engagé contre l’expert, le risque apparaît plutôt côté
demandeur, menacé d’échouer ou, au mieux, d’être faiblement satisfait, quand
bien même le défendeur à l’action devrait subir les désagréments d’avoir
défendre en justice.
Jean-François
Barbièri
Professeur des Universités
Avocat à la cour de Toulouse