JUSTICE

Responsabilité civile : le cas de l'expert-comptable de Justice

Responsabilité civile : le cas de l'expert-comptable de Justice
Publié le 07/06/2025 à 07:00

Dans un litige où tout se passe bien, les parties et le juge acceptent le travail de l’expert-comptable de Justice. Indépendant, son intervention est censée éclairer la cour et les antagonistes. Mais dans les cas où son analyse est contestée, l’expert court-il un risque ?

La compétence des experts-comptables de Justice est tout particulièrement recherchée par les parties lorsqu’elles sont en difficulté, voire en conflit, sur une évaluation ou sur la fixation du prix d’un ou de plusieurs biens – matériels ou immatériels –, en leur qualité de professionnels de la comptabilité, qui fait d’eux les spécialistes de l’estimation qui leur est ainsi confiée.

Néanmoins, il n’est pas de science véritablement exacte et, de surcroît, l’erreur est humaine, ce qui conduit, comme pour tout professionnel, à s’interroger sur les conditions d’une éventuelle responsabilité lors de l’exécution d’une mission d’estimation, a fortiori lorsque celle-ci est ultérieurement contestée par l’une ou l’autre des parties concernées.

A défaut de développements légaux spécifiques, il est éventuellement renvoyé aux règles applicables au mandat et au droit commun des articles 1231 et suivants, voire 1240 et suivants du Code civil, suivant le cas – depuis la réforme du droit des obligations intervenue en 2016 –, quant à l’éventuelle mise en cause de la responsabilité que doit assumer tout évaluateur ; en effet, celui-ci est considéré comme un prestataire de services ou comme un mandataire technique, en sa qualité de praticien de l’évaluation.

C’est ainsi à la jurisprudence qu’il est revenu de préciser ce qu’il en est du risque d’une contestation de la bonne exécution de la mission confiée à ce technicien, donc de préciser ce qu’il en est des conditions d’une telle responsabilité professionnelle, étant rappelé que la vertu cardinale de tout expert est d’abord son indépendance, qui domine l’impératif de son impartialité dans l’exécution de sa mission (sur le grief de partialité d’un expert-estimateur, v. not., exigeant qu’existe un « doute légitime et actuel » sur l’impartialité de l’expert : Cass. com., 5 oct. 2004, n° 02-21.545, inédit ; Cass. com., 24 mai 2017, n° 15-20.213, F-D : RTD com. 2017, p. 647, obs. J. Moury).

Or, il apparaît aussitôt, même au profane, que le concept central retenu par les juridictions françaises qui sont saisies d’une contestation sur l’estimation de la valeur d’un bien ou sur la fixation de son prix – tant sur le fondement des dispositions de l’article 1592 du Code civil que sur le fondement des règles posées par l’article 1843-4 du même Code –, est celui d’erreur grossière, dont on ignore souvent ce que cette notion recouvre exactement et ce à quoi elle sert ; pour l’approcher, force est de recourir aux illustrations qu’en donnent, dans un sens positif ou dans un sens négatif, quelques décisions judiciaires connues.

Deux évaluations ne font pas une erreur grossière

Tout d’abord et de façon négative, il ressort d’une récente décision de la chambre commerciale de la Cour de cassation que ne constitue pas une erreur grossière le fait, pour l’expert évaluateur, nommé sur le fondement de l’article 1843-4 du Code civil et confronté au désaccord des parties sur l’interprétation du contrat qu’elles avaient conclu, de proposer deux évaluations correspondant à chacune des interprétations avancées par les contractants, à charge pour le juge saisi de la contestation de l’une des parties, d’interpréter lui-même le contrat et d’appliquer l’évaluation de l’expert coïncidant avec l’interprétation choisie par le juge, qui ne saurait alors modifier l’évaluation correspondante (Cass. com., 7 mai 2025, n° 23-24.041, F-B : JCP E 2025, 435 ; D. 2025, p. 888 ; BRDA 2025/11, p. 6, n° 4). En effet, l’expert doit évaluer en respectant la convention des parties, qu’interprète le juge en cas de défaut de clarté ou de précision de la volonté commune des contractants (Cass. com., 17 janv. 2024, n° 22-15.897, F-B : BJS mars 2024, n° BJS202v5, p. 11, note A. Reygrobellet).

De même, toujours de façon négative, ne commet pas d’erreur grossière l’expert évaluateur, nommé sur le fondement de l’article 1843-4 du Code civil, qui procède à un retraitement comptable sur plusieurs exercices afin de respecter le principe de permanence des méthodes comptables qu’imposait la convention des parties (Cass. com., 9 oct. 2024, n° 22-23.241, F : BRDA 2024/22, p.7, n° 5). A cette fin, l’expert nommé peut obtenir du juge des référés (ou même du juge qui a procédé à sa nomination, fût-ce, depuis le 3 août 2014, selon la procédure accélérée au fond) que les comptes développés sur plusieurs exercices lui soient communiqués, malgré l’opposition de l’une des parties (Cass. 2e civ., 3 oct. 2024, n° 22-15.788, F-B, et Cass. com., 27 nov. 2024, n° 23-17.536, F-B : Rev. sociétés 2025, p. 130, note G. Pillet).

De même encore et toujours de façon négative, ne commet pas d’erreur grossière l’expert évaluateur, nommé sur le fondement de l’article 1843-4, qui, pour apprécier la valeur des parts du retrayant d’une SCP de notaires, s’est conformé strictement aux usages professionnels que prétendaient pourtant réfuter les coassociés du retrayant ; mais, en toute hypothèse, l’expert aurait-il commis une erreur manifeste en appliquant ces règles, les juges ne sauraient se substituer à lui pour évaluer les parts litigieuses (Cass. 1re civ., 25 janv. 2005, n° 01-10.395, FS-PB : BJS mai 2005, p. 637, § 140, note J.-J. Daigre).

Comment définir les erreurs grossières ?

En sens positif, commet une erreur grossière l’expert évaluateur (C. civ., art. 1843-4) qui n’a pas respecté les décisions d’assemblée générale qui avaient précédemment fixé la valeur des parts et les conditions de leur remboursement (cassation de l’arrêt d’appel qui avait jugé le contraire : Cass. com., 8 nov. 2023, n° 22-11.766, FS-B : BJS janv. 2024, n° BJS202r0, p. 27, note E. Schlumberger). De même, commettrait une erreur grossière le tiers estimateur (C. civ., art. 1592) qui ne suivrait pas les directives stipulées par les parties (CA Paris, 25 mars 2014, n° 13/04134 : Dr. sociétés 2014, comm. 141, note R. Mortier), ou qui ne respecterait pas la méthode d’évaluation choisie par les parties (Cass. com., 6 juin 2001, n° 98-18.503, inédit : JCP G 2001, I, 372, n° 2, obs. A. Viandier et J.-J. Caussain ; JCP E 2002, 1292, note D. Cohen).

Commet également une erreur grossière l’évaluateur de parts d’une SARL qui, après le décès d’un associé, se fonde, pour apprécier les parts des héritiers, sur une baisse (purement hypothétique) des résultats et du chiffre d’affaires de la société après ce décès (CA Nîmes, 17 mai 2023, n° 21/02058 : Dr. sociétés 2024, comm. 1, note R. Mortier).

Commet encore une erreur grossière l’expert chargé d’évaluer les parts d’une SCI propriétaire d’un terrain à bâtir qui fonde son évaluation sur la constructibilité de ce terrain en vue d’édifier un lotissement, sans prévoir le risque d’un défaut de construction né des sérieuses réserves sur la faculté d’une telle mise en valeur du terrain (Cass. com., 11 mai 2023, n° 21-21.027, F-D : Dr. sociétés 2023, comm. 97, note R. Mortier).

Quant à la date d’évaluation, commettrait une erreur grossière l’expert qui fixerait la valeur des droits à évaluer à la date de son rapport (Cass. com., 9 nov. 2022, n° 20-20.830, F-B : BJS janv. 2023, n° BJS201p7, p. 41, note B. Saintourens), ou à la date indiquée par le Président du tribunal qui l’a nommé (Cass. com., 3 mai 2012, n° 11-12.717, F-D : JCP E 2012, 1395, note A. Viandier), alors que l’expert doit se référer à la date la plus proche du remboursement de la valeur des droits sociaux en cause (Cass. com., 9 nov. 2022, préc. ; précédemment : Cass. com., 15 janv. 2013, n° 12-11.666, F-PB, D. 2013, p. 342, note A. Couret).

Commettrait aussi une erreur grossière le tiers estimateur (C. civ., art. 1592) qui ne respecterait pas le principe du contradictoire, en omettant de convoquer l’une des parties ou en ne prenant pas en considération l’interprétation que cette partie avance sur ce qui avait été convenu avec l’autre (Cass. com., 6 juin 2001, n° 98-18.503, préc. : JCP E 2002, 1292, note D. Cohen).

Bien qu’il ait été jugé autrefois que l’expert désigné pour évaluer des droits sociaux en application de l’article 1843-4 du Code civil ne serait pas soumis au principe de la contradiction et à l’obligation, avant le dépôt de son rapport, de communiquer l’identité et l’avis des sachants qu’il a consultés (Cass. com., 19 avr. 2005, n° 03-11.790, FS-PBR : BJS déc. 2005, p. 1392, § 302, note H. Le Nabasque ; v. aussi, mais de manière beaucoup moins nette, Cass. com., 26 sept. 2018, n° 15-26.172, F-D, sur le 2ème moyen : Gaz. Pal. 18 déc. 2018, p. 72, obs. Cl. Barrillon), il convient de souligner qu’il en va désormais différemment – depuis la réécriture de l’article 1843-4, en 2014 –, et que l’expert évaluateur ne saurait demeurer dans un superbe isolement en refusant tout dialogue contradictoire avec chacune des parties en cause et en ignorant les différences d’analyse entre elles (v. en ce sens Cass. com., 7 mai 2025, n° 23-24.041, F-B : JCP E 2025, 435; D. 2025, p. 888 ; BRDA 2025/11, p. 6, n° 4) : une telle méconnaissance des opinions et positions des parties constituerait une faute « grave », reprochée à juste raison à l’expert.

Erreur grossière ou absence d’erreur grossière, un point de bascule pour l’auteur

Mais quelle est alors l’incidence judiciaire du constat d’une éventuelle erreur grossière (parfois nommée « erreur manifeste » ou « faute grave »), dont la commission aurait été reprochée par le juge à un expert, qu’il soit tiers estimateur sur le fondement de l’article 1592 du Code civil, ou évaluateur, nommé au titre de l’article 1843-4 du même Code ?

La réponse à la question paraît identique dans les deux cas de figure : le constat judiciaire de la commission d’une erreur grossière par l’expert n’a d’incidence majeure que sur le bien-fondé de son rapport dont la conclusion (l’estimation, l’évaluation, la détermination d’un prix) est ainsi privée de toute pertinence (v. par ex., Cass. com., 6 juin 2001, n° 98-18.503, JCP G 2001, I, 372, n° 2, obs. A. Viandier et J.-J. Caussain ; JCP E 2002, 1292, note D. Cohen : « seule une erreur grossière sur le prix permet de remettre en cause le prix définitif déterminé par l’expert », en l’occurrence celui choisi par les parties). A l’inverse, il est donc jugé « qu’à défaut d’erreur grossière, il n’appartient pas au juge de remettre en cause le caractère définitif de l’estimation de l’expert désigné conformément à l’article 1843-4 du Code civil » (Cass. com., 11 mai 2023, n° 21-21.027, F-D : Dr. sociétés 2023, comm. 97, note R. Mortier).

En conséquence, la commission d’une erreur grossière par l’expert interdit aux parties de se prévaloir de la ou des valeurs que cet évaluateur avait retenues dans son rapport (v. par ex., pour l’évaluation des parts d’une SCI, propriétaire d’un terrain constructible, dont une associée, retrayante de cette société, entendait se prévaloir, en dépit de l’erreur d’appréciation reprochée à juste raison à l’experte par la SCI car le rapport aurait dû retenir non pas une, mais deux hypothèses d’évaluation du terrain, avant de retenir la plus raisonnable au regard du contexte factuel : Cass. com., 11 mai 2023, n° 21-21.027, Dr. sociétés 2023, comm. 97, note R. Mortier, rejetant le pourvoi formé contre l’arrêt d’appel qui avait débouté l’associée retrayante qui prétendait faire appliquer la valorisation expertale de ses parts sociales – plus favorable pour la retrayante – malgré l’erreur relevée par la cour).

Mais encore la commission d’une erreur grossière par l’expert, erreur qui a privé son rapport de toute pertinence et qui interdit aux parties de se prévaloir de ses conclusions, fait perdre les honoraires qui étaient dus au professionnel pour l’exécution de sa mission et peut éventuellement, au-delà de cette privation, le contraindre à assumer la rémunération des sapiteurs dont il aurait sollicité le concours.

Toutefois, si l’« erreur grossière », qui paraît être un concept voisin de la « faute lourde » du droit administratif ou du droit social générant une responsabilité, selon le cas, de l’agent public, du salarié ou de l’employeur, est susceptible de générer la responsabilité de l’expert auquel elle serait imputée, elle ne constituerait que l’un des facteurs d’appréciation de cette responsabilité sans en être synonyme. En effet, une fois encore et particulièrement pour un expert estimateur nommé sur le fondement de l’article 1592 du Code civil, l’erreur grossière est avant tout « une condition de la remise en cause de la détermination du prix à dire d’expert et non de la responsabilité du mandataire qui en est chargé, laquelle ressortit au droit commun du mandat » (Cass. com., 4 févr. 2004, n° 01-13.516 : Bull. civ. IV, n° 23 ; BJS juin 2004, p. 814, § 163, note H. Le Nabasque).

Il semble d’ailleurs en être de même pour la mission d’évaluation qui serait confiée à un expert évaluateur – nommé sur le fondement de l’article 1843-4 du Code civil – car la Cour de cassation a rejeté le pourvoi contre un arrêt de la cour de Rennes qui, après avoir écarté le grief d’erreur grossière dans l’évaluation critiquée, n’avait pas exclu que la responsabilité de l’expert désigné « puisse être engagée pour un comportement fautif distinct de l’erreur grossière », étant précisé toutefois que « le manquement au principe de la contradiction [serait] impropre à établir une faute [de cet expert] » (mais cette dernière considération est dépassée aujourd’hui, en raison de la réécriture, opérée en 2014, de l’article 1843-4 dont les dispositions modifiées n’étaient pas encore applicables dans cette espèce : Cass. com., 26 sept. 2018, n° 15-26.172, F-D, Gaz. Pal. 18 déc. 2018, p. 72, obs. Cl. Barrillon).

Selon ces décisions, la responsabilité de l’expert pourrait donc, comme en droit commun, naître de plusieurs sources, au-delà de la commission d’une « erreur grossière » que visent volontiers les magistrats pour en retenir l’existence ou pour l’écarter.

A priori, le risque est faible pour l’expert

Néanmoins, en premier lieu, on ne peut que relever la rareté des décisions connues de la Cour de cassation et des juridictions du fond qui traitent de litiges où cette responsabilité d’experts estimateurs (C. civ., art. 1592) ou évaluateurs (C. civ., art. 1842-4) était en cause ; sans doute faut-il en conclure que de nombreux dossiers correspondants sont traités dans le cercle feutré des assurances plutôt que dans celui, plus retentissant, des prétoires.

Mais aussi, l’explication du faible nombre d’espèces judiciaires où a été en débat la responsabilité des experts paraît se trouver dans la préoccupation majeure des parties concernées par l’exécution de la mission confiée aux professionnels : parvenir à une évaluation équilibrée, qui satisfasse au mieux chacun des intéressés. En effet, la recherche d’un tel objectif n’est guère compatible avec un combat d’arrière-garde dès lors qu’il est possible, par la faculté de faire nommer un autre expert, de parvenir à ce qui est souhaité sans qu’il soit utile de mener une instance hasardeuse sur le terrain de la responsabilité de l’expert précédent, litige nouveau dont l’issue serait de surcroît aléatoire et probablement décevante en termes d’indemnisation du préjudice (encore faudrait-il d’ailleurs démontrer l’existence d’un préjudice réparable). L’analyse des arrêts publiés confirme cela de façon d’autant plus manifeste qu’aucune demande d’indemnisation n’y a été satisfaite en dépit, pour l’affaire la plus importante et la plus développée, d’une longue procédure qui a compris deux interventions, semblant inverses, de la chambre commerciale de la Cour de cassation.

Difficile d’engager la responsabilité de l’expert…

Quant à son fondement, la responsabilité de l’expert est de nature contractuelle lorsqu’elle résulte de la souscription d’une lettre de mission, pour les souscripteurs de celle-ci, et de nature délictuelle pour les tiers, lesquels pourraient faire état du préjudice qui serait résulté pour eux de l’exécution fautive de la lettre de mission, selon une jurisprudence acquise de deux arrêts prononcés en Assemblée plénière et sous réserve d’un arrêt récent de la chambre commerciale relatif à l’opposabilité aux tiers d’une clause limitative de responsabilité.

C’est ce qu’exprime fort bien, pour l’estimation d’un prix de cession de droits sociaux par un collège d’experts, un premier arrêt de la chambre commerciale intervenu le 4 février 2004. Pour la Haute formation de la Cour, il résulte des articles 1592 et 1992 du Code civil, selon le premier de ces textes, « que les parties à un contrat de vente peuvent donner mandat à un tiers de procéder à la détermination du prix ; qu'aux termes du second, le mandataire répond non seulement de son dol, mais encore de toutes les fautes qu'il commet dans sa gestion » ; il en résulte aussi « que le vendeur est en droit d'obtenir réparation du préjudice que lui cause la sous-évaluation fautive de la chose vendue ».

Néanmoins, pour la chambre commerciale et comme cela a été souligné précédemment, « l'erreur grossière est une condition de la remise en cause de la détermination du prix et non de la responsabilité du mandataire chargé de celle-ci », de sorte que devait être cassé l’arrêt de la cour de Paris qui avait écarté la responsabilité des experts estimateurs en l’absence de preuve de la commission d’une erreur grossière qui leur fût imputable ; mais encore fallait-il que fussent rapportées, devant la cour d’appel à laquelle le dossier était renvoyé, les preuves d’autres fautes professionnelles qu’eussent commis les estimateurs.

Or, sur renvoi de l’affaire par la chambre commerciale (Cass. com., 4 févr. 2004, n° 01-13.516 : Bull. civ. IV, n° 23) devant la cour de Versailles, celle-ci, après avoir posé pour règle que le tiers arbitre (un collège d’experts, en l’espèce) chargé d’évaluer des droits sociaux n’est tenu que d’une obligation de moyens, et non de résultat, a écarté successivement le grief fait aux experts d’avoir adopté un « prix de compromis » et non pas une estimation bien fondée en comptabilité, le grief d’avoir méconnu le principe du contradictoire (qui aurait pu conduire à relever la commission d’une « erreur grossière » par les professionnels), puis les différentes critiques portant sur les méthodes et appréciations retenues, ainsi que sur la valorisation d’une filiale et d’un établissement étranger (CA Versailles, 27 sept. 2005 : D. 2005, p. 2942, obs. X. Delpech).

Saisie d’un second pourvoi par le vendeur qui estimait son préjudice constitué par la différence entre le prix retenu par les experts et, selon lui, la valeur réelle supérieure des droits sociaux qu’il avait cédés, la chambre commerciale ne pouvait que relever l’absence de griefs sérieux qui puissent être reprochés au collège d’évaluateurs, la cour de Versailles avait écarté toutes les critiques faites au travail des experts ; d’où est résulté un rejet du pourvoi qui, pour autant, ne remet pas en question ce que la chambre commerciale avait précédemment jugé en 2004 sur les principes de responsabilité du tiers estimateur (Cass. com., 6 févr. 2007, n° 05-21.271 : Bull. civ. IV, n° 30).

L’autre affaire parfois citée (Cass. com., 26 sept. 2018, n° 15-26.172, F-D : Gaz. Pal. 18 déc. 2018, p. 72, obs. Cl. Barrillon) mérite également l’attention, bien que son application des dispositions de l’article 1844-3 relève de l’état du droit antérieur à la réécriture du texte, qui est applicable aujourd’hui aux affaires postérieures au 3 août 2014. La chambre commerciale y approuve la cour de Rennes d’avoir rejeté les prétentions d’un demandeur en réparation – au demeurant jugé trop agissant – car, ayant « écarté l'erreur grossière dans l'évaluation critiquée, la cour d'appel, qui n'a pas exclu que la responsabilité de [l’expert évaluateur] puisse être engagée pour un comportement fautif distinct de l'erreur grossière mais qui s'est prononcée sur les seuls éléments invoqués par [le demandeur], outre le manquement au principe de la contradiction impropre à établir une faute de ce dernier, a pu statuer comme elle a fait ».

Il en ressort que, hormis la dernière considération (surlignée en italique) de l’arrêt qui n’est plus d’actualité juridique dans les contentieux nés après le 3 août 2014, il revient au demandeur qui n’a pas réussi à démontrer la commission d’une erreur grossière par l’expert, de rapporter la preuve de « comportements fautifs » tels que des retards fautifs ou d’autres manquements aux principes d’évaluation comptable, manquements qui passeront ensuite au filtre d’une appréciation judiciaire exigeante quant à leur réalité (v. not. CA Versailles, 27 sept. 2005 : D. 2005, p. 2942, obs. X. Delpech, préc.).

Il faut en conclure qu’au plan théorique et comme en droit commun, la démonstration de la commission de toute faute professionnelle, autre qu’une erreur grossière relevant des illustrations jurisprudentielles citées précédemment (v. supra, I), permettrait au demandeur en réparation d’un préjudice de fonder une action en responsabilité. Mais en pratique et à la vérité, il semble bien ressortir de cette jurisprudence qu’en dépit de l’affirmation prétorienne selon laquelle la preuve d’une erreur grossière ne serait pas une condition de la responsabilité de l’expert estimateur ou évaluateur, elle constitue le fondement principal, sinon le seul, d’une recherche de la responsabilité de ce professionnel : les juges du fond paraissent ne retenir que les erreurs « manifestes » qu’auraient pu commettre les experts, les autres manquements étant systématiquement écartés.

… Et aussi d’obtenir réparation

Quant au préjudice réparable en relation causale avec le manquement reproché à l’expert, le litige soumis par deux fois à la Cour de cassation les 4 février 2004 et 6 février 2007 (arrêts précités) est instructif sur sa réalité et sur son éventuelle composition : le demandeur, qui avait cédé ses droits sociaux pour un prix déterminé par un collège d’experts, sollicitait réparation de la différence qui aurait existé entre l’estimation retenue par les experts et la valeur réelle qui, selon lui, aurait dû être attribuée aux droits qu’il avait cédés.

Toutefois et d’une part, cela supposait que l’estimation retenue par les experts qui leur avait permis de déterminer un prix fût annulée ; or, elle ne pouvait l’être que sur démonstration de la commission par eux d’une erreur grossière, non avérée en l’espèce. D’autre part, la preuve d’un écart de valeur supposait une seconde estimation par voie d’une nouvelle expertise ; or, celle-ci ne pouvait être obtenue qu’après annulation de la première, qui n’a pas été prononcée dans cette affaire. D’ailleurs, encore eût-il fallu que le second expert procédât, plusieurs années plus tard, à une estimation de la valeur des droits à la date de règlement du prix … La mission eût été difficile et aléatoire quant à la démonstration d’un écart favorable au demandeur en réparation.

Ensuite et même dans le cas de figure où la preuve aurait pu être rapportée d’une différence entre l’estimation initiale et la valorisation réelle des droits sociaux par une seconde expertise, écart consécutif à une erreur grossière commise par le premier expert, tout au plus ce dernier pourrait-il être condamné à réparer la perte d’une chance d’éviter ce décalage de valeur. Or, selon une jurisprudence aujourd’hui solidement assise, la réparation d’une telle perte de chance ne représente qu’un pourcentage, généralement faible, du montant de l’écart observé.

Enfin, pour ce qui est de la réparation des autres préjudices concevables – temps perdu dans l’attente d’une nouvelle estimation, frais afférents à celle-ci –, à supposer qu’ils puissent être réparés, la pratique judiciaire française, que gouverne le principe d’absence de tout enrichissement dont, du chef de la réparation prononcée, pourrait bénéficier indirectement la victime, relève souvent d’une indemnisation symbolique qui ne satisfait guère les victimes.

Clauses utiles et inutiles pour une mission d’évaluation

La rédaction de la lettre de mission que l’expert pourrait soumettre à la souscription des parties qui ont sollicité son évaluation appelle deux observations au regard de l’éventuelle responsabilité du ou des professionnels participant à l’exécution de la mission. En premier lieu, étant rappelé que la commission d’une erreur grossière est assimilée, en jurisprudence, à celle d’une faute lourde, il faut souligner que l’insertion, dans la lettre de mission, d’une clause élusive ou limitative de responsabilité serait inefficace car cette disposition serait réputée non écrite en cas de commission d’une telle faute, quand bien même la restriction de responsabilité qui en résulterait pourrait être exceptionnellement retenue pour la commission de fautes moins graves.

En second lieu, pourraient au contraire se révéler efficaces à limiter dans le temps le risque d’une action en responsabilité, soit une clause particulière de la lettre de mission réduisant la durée de la prescription de cinq ans à un an, à compter de la révélation du préjudice, comme l’autorise l’article 2254 du Code civil, soit même l’insertion spéciale d’une clause de forclusion qui permet de ramener le temps d’engagement de l’action en responsabilité au-dessous d’un an – clause de forclusion opposable, il est vrai, aux seuls demandeurs professionnels dans le cadre de leurs activités –, conformément à la dernière jurisprudence applicable aux missions d’expertise comptable (v., acceptant une forclusion fixée à trois mois à compter de la découverte du préjudice : Cass. com., 11 oct. 2023, n° 22-10.521, F-B : BJS déc. 2023, n° BJS202o2, p. 33, note J.-F. Barbièri ; JCP E 2024, 1024, note Y. Idani – Cass. 1re civ., 15 mai 2024, n° 22-23.166, F-D : BRDA 2024/15-16, p. 18, n° 17).

On notera cependant que l’insertion d’une clause de forclusion dans la lettre de mission, qui ne saurait être opposée à des non-professionnels, ne fait pas davantage obstacle à la demande de désignation d’un expert in futurum par la voie du référé probatoire (CPC, art. 145), en vue d’une action en responsabilité à venir (v. en ce sens CA Riom, 9 nov. 2022, n° 22/00319 : BJS févr. 2023, n° BJS201p9, p. 36, note J.-F. Barbièri), quand bien même cette action devrait se heurter ultérieurement à l’application de la forclusion qui avait été convenue entre les parties par clause spéciale de la lettre de mission. On notera aussi qu’il est souvent estimé, parmi les juges du fond, qu’un délai de forclusion réduit à trois mois pour agir en responsabilité contre l’auteur d’une faute professionnelle est excessivement protecteur de celui-ci, même si l’application de ce court délai ne saurait être invoqué qu’entre professionnels ayant agi dans le cadre de leurs activités professionnelles : la licéité d’une clause trop stricte serait certainement contestée.

La conclusion générale s’impose d’elle-même : la mission d’évaluation qu’assume le professionnel choisi ou désigné est lourde et périlleuse. Néanmoins, dans la réalité des faits, le risque d’engagement d’une action en responsabilité contre l’évaluateur demeure faible ; de surcroît, si une telle action visant la réparation d’un préjudice était engagé contre l’expert, le risque apparaît plutôt côté demandeur, menacé d’échouer ou, au mieux, d’être faiblement satisfait, quand bien même le défendeur à l’action devrait subir les désagréments d’avoir défendre en justice.

Jean-François Barbièri
Professeur des Universités
Avocat à la cour de Toulouse

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