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Responsabilités du conseil d’administration : quelles évolutions ou bouleversements potentiels ?

Responsabilités du conseil d’administration : quelles évolutions ou bouleversements potentiels ?
Publié le 24/03/2022 à 09:00

L’extension importante de la responsabilité des entreprises a une incidence directe sur celles des structures de gouvernance. Au premier chef, le Conseil d’administration voit étendu son périmètre de supervision donc de responsabilité juridique ; mais l’évolution semble pouvoir devenir plus complexe que cela, avec la possible mise en cause individuelle des mandataires sociaux et une interrogation nouvelle sur le périmètre respectif entre le conseil et le CoDir dont l’existence légale est désormais reconnue. Il appartient à l’entreprise dans le cadre de l’exercice de compliance, aux parties prenantes, mais aussi aux juges de clarifier ces évolutions, et l’exercice a de quoi occuper largement chercheurs et praticiens.

 

 

L’entreprise face à des responsabilités augmentées

On constate ces dernières années, avec une accélération depuis la pandémie, une extension des responsabilités de l’entreprise, à la fois en termes de domaines et de champs. Générée par des textes de source nationale, européenne mais aussi parfois mondiale, et des exigences notamment des investisseurs.

 

Les exigences d’ordre réglementaire : on citera, entre autres, les exigences RSE intégrées par la loi PACTE à l’objet social, les critères non financiers ESG (pour écologie, social et gouvernance), la loi Sapin 2?sur la corruption, mais aussi la protection des lanceurs d’alerte, la Déclaration de performance non financière, mais aussi l’application du devoir de vigilance qui crée une extension du champ matériel (périmètre de sociétés non contrôlées) et géographique (périmètre mondial) de la responsabilité de l’entreprise.

 

Les interpellations liées à un activisme sociétal : le questionnement d’actionnaires activistes sociétaux se développe en parallèle : le FIR1?ou Phitrust2, par exemple, interrogent sur les actions relatives au réchauffement climatique (appel au say on climate avec Terra Nova3) et à la biodiversité ; le respect des règles de concurrence à l’étranger ; une pratique éthique des affaires sur l’optimisation des impôts d’un groupe ou ses pratiques de lobbying, la sécurité des collaborateurs dans le contexte Covid ; mais aussi le respect des règles RGPD et e-privacy en matière de traitement des données personnelles internes ou externes.

Lettres aux dirigeants, présidents des conseils et administrateurs référents en amont des AG, demandes d’entretiens avec les dirigeants, votes contre des résolutions sur le say on pay ou la nomination d’administrateur en assemblées générales, questions écrites et orales et même des initiatives publiques…

On constate aussi un activisme externe avec des modifications de la stratégie des ONG qui passent du name and shame4?aux procès orchestrés5?(ou contentieux stratégiques). Même si les contentieux sont encore rares, les entreprises attraites devant les tribunaux ont fort à faire pour argumenter en droit tandis que leur réputation risque d’être entachée.

Cette extension des domaines et la montée d’une compliance de plus en plus scrutée sur un champ mouvant et multi dimensionnel est vertigineuse, même si elle est vertueuse.

Cette responsabilisation a une incidence directe sur celle du conseil d’administration qui se traduit par des exigences sur le fonctionnement du conseil et son professionnalisme, son évaluation, mais aussi la composition de l’équipe et la vérification individuelle des expertises des administrateurs. Elle interpelle la responsabilité du conseil, mais aussi de chacun de ses membres.

 

 

Une responsabilité qui pourrait s’étendre du conseil à l’administrateur

Le conseil est un organe collégial, les administrateurs sont donc solidairement responsables sauf à avoir fait état d’une opposition à une décision. L’arrêt célèbre de la Cour de cassation « Crédit Martiniquais » du 30?mars 2010 indique : « Commet une faute individuelle chacun des membres du conseil d’administration ou du directoire d’une société anonyme qui, par son action ou abstention, participe à une décision fautive de cet organe sauf à démontrer qu’il s’est comporté en administrateur prudent et diligent, notamment en s’opposant à cette décision. » Le droit commun de la responsabilité s’applique : une faute détachable ou non des fonctions (à l’égard des tiers une faute détachable des fonctions doit être démontrée)6, un préjudice (pour les actionnaires, distinct de celui de la société) et un lien de causalité entre les deux. La « faute de gestion » est une action ou une inaction contraire à l’intérêt de l’entreprise, imputable à un groupe (le conseil) plutôt qu’à un seul individu, mais le nouvel article?1833?du Code civil prévoit que « la société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité » ; une évolution de la notion de faute peut donc être anticipée dans ce cadre élargi.

Par ailleurs, on remarque une tendance à individualiser la faute à une partie du conseil (comité) voire à un membre de celui-ci. Ainsi, si la proposition, lors des débats parlementaires de la loi Rixain, d’instituer un comité de nomination obligatoire chargé de faire des propositions sur la succession des membres du conseil et veiller à la mixité n’a pas été adoptée, elle est révélatrice d’une tendance qui voudrait que le conseil ne soit plus le seul maître à bord. Autre exemple, celui de l’ordonnance du 7?mars 2016?qui requiert l’approbation préalable par le comité d’audit des services autres que la certification des comptes du commissaire aux comptes, sous le contrôle du Haut Conseil du Commissariat aux comptes, alors que jusqu’à présent, les comités sont des émanations du conseil.

Des questions d’actionnaires sont adressées à des administrateurs individualisés : Phitrust7?a demandé à chaque administrateur de s’exprimer sur sa vision de la stratégie de Danone après le départ de son PDG Emmanuel Faber8 ; des votes interviennent contre le renouvellement de mandat du président du comité de rémunérations pour protester contre une rémunération du dirigeant trop élevée. Le PDG de Véolia Antoine Frérot, irrité de la résistance du conseil de Suez contre son offre d’achat, affirmait ainsi « qu’il ira rechercher la responsabilité des administrateurs ».

Ces indices peuvent laisser entendre, même sil ny a pas encore eu de décision judiciaire à lencontre dadministrateurs individuels, que le juge pourrait être tenté d’ouvrir cette porte de l’individualisation de la responsabilité lorsqu’il a le moyen d’identifier que tel ou tel administrateur a eu un rôle déterminant sur une décision préjudiciable à la société ou un actionnaire ? Par ailleurs, les règles à portée extra-territorialité peuvent faire que des administrateurs soient considérés comme responsables par des juridictions de pays tiers qui n’ont pas nos règles.

 

 

Deux nouvelles zones d’ombre

La question du juge compétent en ces sujets est cruciale, car elle questionne à son tour sur sa capacité à évaluer le caractère suffisant des politiques mises en place par l’entreprise pour honorer ses obligations. Prenons le devoir de vigilance (avec un texte européen en préparation) ou encore la notion d’intérêt social élargi de la loi PACTE. Ces notions peuvent être interprétées très largement par un juge peut-être plus habitué aux litiges civils qu’aux réalités de l’entreprise. Or, la compétence du tribunal de commerce affirmée par le président du tribunal judiciaire de Nanterre (TJ Nanterre, ord. réf., 30?janv. 2010) et confirmée par la cour d’appel de Versailles (10?déc. 2020) n’emporte pas l’adhésion de tous puisque « lorsque le demandeur est un non-commerçant, il dispose du choix de saisir le tribunal civil ou le tribunal de commerce ». Le tribunal judiciaire de Versailles a ainsi rejeté l’exception d’incompétence matérielle dont il était saisi et une décision de la CA de Versailles est attendue.

Le consensus selon lequel le management agit et le conseil supervise peut-il être brisé avec la loi Rixain qui officialise l’existence en droit des instances de direction type CoDir ? Quel bouleversement des équilibres entre conseil d’administration et management !

 

1) https://www.frenchsif.org/isr-esg/

2) https://www.phitrust.com/

3) https://tnova.fr/ecologie/climat/le-une-solution-urgente-et-pragmatique/

4) https://www.novethic.fr/lexique/detail/name-and-shame.html

5) https://europe.vivianedebeaufort.fr/proces-orchestre-environnement-la-faute-de-letat-reconnue-novethic-fr/

 

 

Viviane de Beaufort,

Docteure en Droit et professeure à l’ESSEC

 

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