L’extension importante de
la responsabilité des entreprises a une incidence directe sur celles des
structures de gouvernance. Au premier chef, le Conseil d’administration voit
étendu son périmètre de supervision donc de responsabilité juridique ;
mais l’évolution semble pouvoir devenir plus complexe que cela, avec la
possible mise en cause individuelle des mandataires sociaux et une
interrogation nouvelle sur le périmètre respectif entre le conseil et le CoDir
dont l’existence légale est désormais reconnue. Il appartient à l’entreprise
dans le cadre de l’exercice de compliance, aux parties prenantes, mais aussi
aux juges de clarifier ces évolutions, et l’exercice a de quoi occuper
largement chercheurs et praticiens.
L’entreprise face à des responsabilités augmentées
On constate ces dernières années, avec une accélération
depuis la pandémie, une extension des responsabilités de l’entreprise, à la fois en
termes de domaines et de champs. Générée par des textes de source nationale,
européenne mais aussi parfois mondiale, et des exigences notamment des investisseurs.
• Les exigences d’ordre réglementaire : on
citera, entre autres, les exigences RSE intégrées par la loi PACTE à l’objet
social, les critères non financiers ESG (pour écologie, social et gouvernance),
la loi Sapin 2?sur la corruption, mais aussi la protection des lanceurs
d’alerte, la Déclaration de performance non financière, mais aussi
l’application du devoir de vigilance qui crée une extension du champ matériel
(périmètre de sociétés non contrôlées) et géographique (périmètre mondial) de la
responsabilité de l’entreprise.
• Les
interpellations liées à un activisme sociétal : le
questionnement d’actionnaires activistes sociétaux se développe en
parallèle : le FIR1?ou Phitrust2, par exemple, interrogent sur les actions
relatives au réchauffement climatique (appel au say on climate avec
Terra Nova3) et à la biodiversité ;
le respect des règles de concurrence à l’étranger ; une pratique éthique
des affaires sur l’optimisation des impôts d’un groupe ou ses pratiques de
lobbying, la sécurité des collaborateurs dans le contexte Covid ; mais
aussi le respect des règles RGPD et e-privacy en matière de traitement des
données personnelles internes ou externes.
Lettres aux dirigeants, présidents des conseils et
administrateurs référents en amont des AG, demandes d’entretiens avec les
dirigeants, votes contre des résolutions sur le say on pay ou la
nomination d’administrateur en assemblées générales, questions écrites et
orales et même des initiatives publiques…
On constate aussi un activisme externe avec des
modifications de la stratégie des ONG qui passent du name and shame4?aux procès orchestrés5?(ou contentieux stratégiques). Même si les
contentieux sont encore rares, les entreprises attraites devant les tribunaux
ont fort à faire pour argumenter en droit tandis que leur réputation risque
d’être entachée.
Cette extension des domaines et la montée d’une
compliance de plus en plus scrutée sur un champ mouvant et multi dimensionnel
est vertigineuse, même si elle est vertueuse.
Cette responsabilisation a une incidence directe sur
celle du conseil d’administration qui se traduit par des exigences sur le
fonctionnement du conseil et son professionnalisme, son évaluation, mais aussi
la composition de l’équipe et la vérification individuelle des expertises des
administrateurs. Elle interpelle la responsabilité du conseil, mais aussi de
chacun de ses membres.
Une responsabilité qui pourrait s’étendre du conseil à
l’administrateur
Le
conseil est un organe collégial, les administrateurs sont donc solidairement responsables
sauf à avoir fait état d’une opposition à une décision. L’arrêt célèbre de la
Cour de cassation « Crédit Martiniquais » du 30?mars 2010
indique : « Commet une faute individuelle chacun des membres du
conseil d’administration ou du directoire d’une société anonyme qui, par son
action ou abstention, participe à une décision fautive de cet organe sauf à
démontrer qu’il s’est comporté en administrateur prudent et diligent, notamment
en s’opposant à cette décision. » Le droit commun de la responsabilité
s’applique : une faute détachable ou non des fonctions (à l’égard des
tiers une faute détachable des fonctions doit être démontrée)6, un préjudice (pour les actionnaires,
distinct de celui de la société) et un lien de causalité entre les deux. La
« faute de gestion » est
une action ou une inaction contraire à l’intérêt de l’entreprise, imputable à
un groupe (le conseil) plutôt qu’à un seul individu, mais le nouvel article?1833?du
Code civil prévoit que « la société est
gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux
et environnementaux de son activité » ; une évolution de la notion de faute
peut donc être anticipée dans ce cadre élargi.
Par
ailleurs, on remarque une tendance à individualiser la faute à une partie du
conseil (comité) voire à un membre de celui-ci. Ainsi, si la proposition, lors
des débats parlementaires de la loi Rixain, d’instituer un comité de nomination
obligatoire chargé de faire des propositions sur la succession des membres du
conseil et veiller à la mixité n’a pas été adoptée, elle est révélatrice d’une
tendance qui voudrait que le conseil ne soit plus le seul maître à bord. Autre
exemple, celui de l’ordonnance du 7?mars 2016?qui requiert l’approbation
préalable par le comité d’audit des services autres que la certification des
comptes du commissaire aux comptes, sous le contrôle du Haut Conseil du
Commissariat aux comptes, alors que jusqu’à présent, les comités sont des
émanations du conseil.
Des questions d’actionnaires sont adressées à des
administrateurs individualisés : Phitrust7?a
demandé à chaque administrateur de s’exprimer sur sa vision de la stratégie de
Danone après le départ de son PDG Emmanuel Faber8 ; des votes
interviennent contre le renouvellement de mandat du président du comité de
rémunérations pour protester contre une rémunération du dirigeant trop élevée. Le
PDG de Véolia Antoine Frérot, irrité de la résistance du conseil de Suez contre
son offre d’achat, affirmait ainsi «
qu’il ira rechercher la responsabilité des administrateurs ».
Ces
indices peuvent laisser entendre, même s’il
n’y a pas
encore eu de décision judiciaire à l’encontre
d’administrateurs individuels, que
le juge pourrait être tenté d’ouvrir cette porte de l’individualisation de la
responsabilité lorsqu’il a le moyen d’identifier que tel ou tel administrateur
a eu un rôle déterminant sur une décision préjudiciable à la société ou un
actionnaire ? Par ailleurs, les règles à portée extra-territorialité
peuvent faire que des administrateurs soient considérés comme responsables par
des juridictions de pays tiers qui n’ont pas nos règles.
Deux nouvelles zones d’ombre
La question du juge compétent en ces sujets est cruciale,
car elle questionne à son tour sur sa capacité à évaluer le caractère suffisant
des politiques mises en place par l’entreprise pour honorer ses obligations. Prenons le
devoir de vigilance (avec un texte européen en préparation) ou encore la notion
d’intérêt social élargi de la loi PACTE. Ces notions peuvent être interprétées
très largement par un juge peut-être plus habitué aux litiges civils qu’aux réalités de l’entreprise. Or, la compétence
du tribunal de commerce affirmée par le président du tribunal judiciaire de
Nanterre (TJ Nanterre, ord. réf., 30?janv. 2010) et confirmée par la cour
d’appel de Versailles (10?déc. 2020) n’emporte pas l’adhésion de tous puisque « lorsque le demandeur est un
non-commerçant, il dispose du choix de saisir le tribunal civil ou le tribunal
de commerce ». Le tribunal judiciaire de Versailles a ainsi rejeté
l’exception d’incompétence matérielle dont il était saisi et une décision de la
CA de Versailles est attendue.
Le consensus selon lequel le management agit et le conseil
supervise peut-il être brisé avec la loi Rixain qui officialise l’existence en
droit des instances de direction type CoDir ? Quel
bouleversement des équilibres entre conseil d’administration et management !
1) https://www.frenchsif.org/isr-esg/
2) https://www.phitrust.com/
3) https://tnova.fr/ecologie/climat/le-une-solution-urgente-et-pragmatique/
4) https://www.novethic.fr/lexique/detail/name-and-shame.html
5) https://europe.vivianedebeaufort.fr/proces-orchestre-environnement-la-faute-de-letat-reconnue-novethic-fr/
Viviane de Beaufort,
Docteure en Droit et professeure à l’ESSEC