Pour Emmanuel Poinas, vice-président
du tribunal de première instance de Nouméa, délégué général du syndicat
CFDT-magistrats, cet arrêt récent du Conseil d’Etat s’inscrit dans une « série »
de sanctions infligées à l’administration relativement aux conditions de
nomination et à l’exercice des fonctions juridictionnelles, au lendemain d’une
nouvelle réforme de la loi organique relative au statut de la magistrature dont
toutes les dispositions ne sont pas rentrées en application.
Dans un arrêt inédit n°
467027 en date du 29 janvier 2024 le Conseil d’Etat a annulé la nomination d’un
juge d’instruction appelé à compléter la composition du pôle « crime sériels et
non élucidés », formation spécialisée installée au tribunal judiciaire de
Nanterre.
Ce pôle « cold
case » en bon français de France, comme diraient nos amis Québécois, a été
installé par le ministère de la Justice avec une certaine publicité il y a
moins de deux ans et fait figure de vitrine des politiques innovantes en
matière de traitement d’affaires non résolues.
Le Conseil d’Etat rappelle l’obligation
de respecter le principe d’égalité de traitement
Une magistrate ayant postulé
à l’exercice de ces fonctions avait déposé un recours visant à voir critiquer
les conditions de son absence de nomination. Le Conseil d’Etat a fait droit à
ses demandes, en laissant à l’administration un délai de six mois pour procéder
à un nouvel examen de la situation.
Les motifs retenus par la haute juridiction administrative à l’appui de son raisonnement sont
particulièrement intéressants, car ils viennent exprimer une nouvelle fois
l’obligation de respecter le principe d’égalité de traitement des magistrats
dans l’examen de leurs candidatures.
Cette obligation avait notamment
été édictée par le Conseil constitutionnel dans une décision n° 2001-445 DC du
19 juin 2001 qui rappelait qu’en matière de nomination des magistrats, comme en
matière d’accès aux charges et emplois publics en général, les distinctions ne peuvent être fondées que
sur une appréciation des capacités vertus et talents des différents candidats.
Le Conseil d’Etat, à
plusieurs reprises, a pu sanctionner les atteintes caractérisées au principe
d’égalité d’examen des candidatures à une fonction juridictionnelle(1), ainsi
que l’existence de nominations « pour ordre » (2). S’il reconnaît à
l’administration du ministère de la Justice et au Conseil supérieur de la
magistrature un large pouvoir d’appréciation pour l’examen des candidatures qui
lui sont proposées (3), en revanche, il n’hésite pas à sanctionner une
violation des règles de procédure ayant précédé l’examen de ces candidatures (4).
Il exerce un contrôle visant à prévenir les cas de détournement de pouvoir (5)
ainsi que l’erreur de droit (6).
L’absence de garantie a vicié
la procédure de nomination
En l’espèce, le Conseil
d’Etat a retenu que les conditions d’examen de la candidature ne pouvaient
établir la régularité de la procédure suivie pour la nomination du magistrat
finalement choisi. En effet, il existait une discordance entre les circulaires
publiées visant à déterminer le nombre des magistrats ayant postulé et dont la
candidature a été soumise au CSM, avec les documents publiés postérieurement à
la réunion du CSM visant à permettre l’examen de ces candidatures.
Pour le dire simplement, la
requérante n’était pas certaine, au vu des documents publiés par
l’administration, que sa candidature ait été effectivement soumise au CSM par
l’administration qui avait néanmoins accusé réception de sa demande.
L’administration a été dans l’incapacité de démontrer que les documents qu’elle
produisait et qui consistaient principalement en un « tableau de synthèse
des candidatures » (document dont aucune disposition de l’ordonnance
portant loi organique relative au statut de la magistrature, pas plus que de
son décret d’application, ni de la loi organique relative au Conseil supérieur
de la magistrature et son décret d’application ne font mention) suffisaient à
établir que les dispositions prévues avaient été respectées.
Et le Conseil d’Etat d’en
déduire que la requérante avait ainsi été prive d’une garantie et que cette
absence de garantie viciait la procédure de nomination.
Un véritable conseil de prud’hommes
de la magistrature judiciaire
Au-delà du cas d’espèce, dont
la teneur est en réalité très classique, ce qu’il convient de relever, c’est
que le Conseil d’Etat, depuis quelques semaines, est en train de jouer le rôle
d’un véritable « conseil de prud’hommes » de la magistrature
judiciaire.
En moins de deux mois, il s’est prononcé
trois fois en référé pour statuer soit sur des recours exercées contre des
mesures disciplinaires soit contre des décrets de nomination (7), outre la présente décision. La
suspension de l’avis donné par le CSM à propos de la nomination d’un magistrat
du siège demandant une réintégration après une procédure de congé parental
constitue par ailleurs un fait exceptionnel, ce type de décisions étant
extrêmement rares (8). Dans le même temps, le tribunal administratif de Paris a
condamné l’Etat à verser la somme de 30 000 € à un magistrat qui a
démontré être victime d’une procédure de harcèlement moral et de discrimination
au sein du tribunal judiciaire de Paris (9).
Un observateur extérieur ne
peut que s’interroger sur une telle « série » de sanctions infligées
à l’administration relativement aux conditions de nomination et à l’exercice
des fonctions juridictionnelles en aussi peu de temps.
Au lendemain d’une nouvelle
réforme de la loi organique relative au statut de la magistrature, dont toutes
les dispositions ne sont pas rentrées en application, l’annulation de la
nomination d’un magistrat au pôle « cold case » à la suite de la
violation du principe d’égalité de traitement jette incontestablement un froid…
Emmanuel Poinas
CE,12 décembre 2007,
n°296072, publié au Lebon
CE, Assemblée, 18 janv. 2013 n°354218, publié au
Lebon
CE, Assemblée, 8 juin
2016,n ° 382 736 publié au Lebon
CE, 12 décembre 2007
précité à propos de la nomination d’un procureur de la République qui n’avait
pas permis un examen normal des autres postulants
CE, 12 juin 2013, n°
361698, mentionné aux tables
CE, 12 décembre 2007
précité
CE,
référé, 28 décembre 2023, n° 489 897, inédit, Rejet CE
référé, 21 décembre 2023 n° 489 598 , inédit, suspension d’un avis de
nomination du CSM « siège », la formation du CSM ayant accusé le
magistrat de « fraude à la loi » dans la présentation de ses demandes
de mutation et CE, 18 janvier 2024, 490407, inédit, suspendant une décision
disciplinaire du CSM « parquet ».
Cf CE, 21 décembre 2023
ci-dessus
TA Paris, 2° Chambre, 11 janvier 2024 n°2116343 inédit