En juin dernier, en vue des commémorations du vingtième
anniversaire du 11 septembre,
l’Institut Egmont invitait Marc Hecker et élie
Tenenbaum, auteurs du livre La Guerre de
vingt ans - djihadisme et contre-terrorisme au XXIe siècle,
à présenter les grandes phases de cette période de conflit et les leçons
à en tirer. Les deux chercheurs en ont profité pour rappeler qu’en
matière de guerre asymétrique, « crier victoire
est compliqué, car il y aura toujours des acteurs pour [la] poursuivre ».
Compte rendu.
« Il
y a vingt ans, on entrait dans une guerre dont on n’anticipait pas qu’elle
allait durer aussi longtemps. Une guerre militaire, mais aussi une guerre
idéologique, politique, voire sociale. Une guerre aux contours incertains. Deux
décennies pendant lesquelles le terrorisme et la guerre contre le terrorisme
ont largement défini les relations internationales et les politiques de
sécurité », résume Thomas Renard, chercheur à l’Institut Egmont. C’est
donc à un webinaire sous forme de bilan que le représentant de ce think tank
belge dédié à la politique internationale convie ses deux interlocuteurs, Marc
Hecker et élie Tenenbaum, début
juin. Ce bilan, tous deux l’ont dressé dans un livre commun, La Guerre de
vingt ans – djihadisme et contre-terrorisme au XXIe siècle, dont
ils viennent exposer les grandes lignes.
Marc Hecker
est docteur en science politique, directeur de la recherche et de la
valorisation à l’Institut français des relations internationales (Ifri) et
rédacteur en chef de la revue Politique étrangère. Il explique que l’ouvrage
est né de la volonté de retracer l’histoire de la guerre contre le terrorisme,
afin de ne « pas oublier certains aspects importants permettant
d’opérer des liens entre des théâtres, des groupes et des individus ».
« Au-delà de la symbolique des chiffres ronds, le but était de réclamer
un droit d’inventaire, après 20 ans à dépenser beaucoup d’argent en matière
de lutte contre le terrorisme et 20 ans à s’engager dans des mesures très vastes
et ambitieuses, avec un coût humain tragique » acquiesce
élie Tenenbaum. Lui est agrégé et
docteur en histoire, directeur du Centre des études de sécurité de l’Ifri et
enseignant à Sciences Po. à
son sens, « il s’agit de regarder le résultat, pas pour donner des
leçons, mais pour en tirer ». « Qu’a-t-on fait de ces 20 ans ? Pourquoi y
sommes-nous encore ? Nous avons voulu voir ce qui a fonctionné et ce qui
n’a pas fonctionné », résume Marc Hecker, qui n’hésite pas
à parler de travail « ambitieux », « sûrement
critiquable », mais qui n’avait pas encore été entrepris :
« On s’est rendu compte qu’un tel ouvrage n’existait pas ». La
faute, explique-t-il, à un champ académique très morcelé : d’un côté, il y
a les spécialistes du djihadisme, eux-mêmes très divisés, et de l’autre côté,
ce qu’il appelle les « spécialistes de la réponse militaire,
judiciaire, policière ». Deux champs qui, selon lui, « dialoguent
trop peu ». « Or, dans le domaine de la conflictualité, comme
le disait l’officier Carl von Clausewitz, à la guerre, chacun des adversaires
impose sa loi à l’autre. Voilà pourquoi il est nécessaire d’étudier les
dynamiques stratégiques. »
11 septembre : un « changement d’ère »
Si les auteurs évoquent une « guerre de vingt ans », Marc
Hecker rappelle que le 11 septembre ne marque pas le début du terrorisme, ni
du djihadisme. Al-Qaïda s’appuie en effet sur des sources idéologiques qui
remontent aux penseurs islamiques médiévaux et ont connu une accélération au
moment du djihad en Afghanistan contre l’Union soviétique des années 80,
lorsqu’a été théorisée l’internationalisation du djihad par le cheikh
palestinien Abdallah Azzam. En revanche, pour le chercheur, le 11 septembre signe « un changement d’ère » : « par
leur létalité, les attentats marquent un saut quantitatif, mais surtout
qualitatif ». En effet, des destructions de cette nature de la part
d’acteurs non étatiques étaient impensables. « On s’imaginait que
seules des armées avec des moyens conventionnels pouvaient faire de tels
dégâts. Mais le 11 septembre, les terroristes ont innové
en transformant des avions civils en missiles de croisière », observe Marc Hecker. Une surprise stratégique
totale : bien que des éléments de renseignement laissaient penser à
l’époque qu’un attentat pouvait se produire, personne n’imaginait un attentat
de cette ampleur. « Ces attentats ont donc changé la dimension et
l’image du terrorisme », analyse le chercheur. Perçu
jusqu’alors comme une simple nuisance stratégique, il devient une menace
existentielle. Coïncidence, l’année 2001 est celle du 60e
anniversaire du bombardement japonais sur Pearl Harbor, d’autant plus dans tous
les esprits américains qu’en juin, est sorti en salles le blockbuster du même
nom. Le chercheur rapporte qu’ « Immédiatement, dans l'opinion
publique et au plus haut niveau de l’état,
les attentats sont donc perçus comme le Pearl Harbor du XXIe siècle ».
Ce choc
conduit à l'entrée en guerre des états-Unis.
George W. Bush proclame très vite une guerre globale contre le terrorisme.
« Sur le moment, on se demande si c’est un effet rhétorique, mais il
s’avère que non ». Le 18 septembre, le Congrès américain vote une autorisation d’utilisation de
la force militaire (AUMF), qui définit un cadre plutôt large pour la guerre
contre le terrorisme, puisqu’il autorise l’utilisation de la force sur un
territoire indéterminé et permet de frapper des états, des groupes, des organisations ou des individus où
qu’ils se trouvent dans le monde, non seulement s’ils sont à l’origine des
attentats du 11 septembre, mais encore s’ils ont aidé de quelque manière que ce soit.
Deux jours après ce vote, George W. Bush déclare que la guerre commencera avec
Al-Qaïda et ne s’arrêtera que lorsque tous les groupes terroristes de portée
internationale auront été arrêtés, défaits ou neutralisés.

Une
guerre contre le terrorisme en quatre phases
Cette « nouvelle »
guerre contre le terrorisme va connaître une première phase que Marc Hecker et élie Tenenbaum
situent de 2001 à 2006, et qu’ils résument comme une période
d’ « interventionnisme américain mal maîtrisé ». Elle
commence en Afghanistan, avec le début de l’opération Enduring Freedom
en octobre 2001. Cette dernière aboutit rapidement au renversement du régime
des talibans, à la destruction des camps d’entraînement d’Al-Qaida, ainsi qu’à
la neutralisation ou l’arrestation de jusqu’à 80 % des combattants de la
mouvance qaïdiste et des principaux chefs de l’organisation terroriste. Son
fondateur Oussama Ben Laden et le bras droit de celui-ci, Ayman al Zawahiri,
sont obligés de fuir : ils entrent dans la clandestinité et disparaissent
des écrans radar pendant plusieurs années, à quelques rares interventions
médiatiques près. « De ce point de vue, cette première opération
militaire est un succès, puisqu’Al-Qaïda subit un coup très dur. Toutefois, ce
n’est pas la fin de la guerre », loin de là, souligne Marc Hecker. Par
ailleurs, alors que la reconstruction débute en Afghanistan, les Américains se
désinvestissent et misent sur d’autres alliés pour prendre en charge cette
réedification et la démocratisation du pays. « Ils mettent alors le
pied à l’étrier d’acteurs locaux peu recommandables, lesquels vont développer
une mauvaise gouvernance, provoquant un regain de l'insurrection », explique
le chercheur.
En
parallèle, au niveau global, la guerre contre le terrorisme se déploie sur
différentes zones du monde, avec des missions de contre-terrorisme qui touchent
Afrique et l’Asie du sud-est. Mais les états-Unis commencent à adopter un
certain nombre de méthodes contestées, que ce soit avec l’ouverture du centre
de détention militaire haute sécurité de Guantanamo, destiné à l’incarcération
des membres d'Al-Qaïda et des complices présumés des auteurs des attentats, en
2002, à Cuba, ou encore avec les Black Sites de la CIA – ces prisons secrètes
utilisées pour interroger les personnes suspectées d’avoir un lien avec le 11 Septembre. Des méthodes qui vont ternir leur
image, pourtant très positive après 2001, même parmi les pays qui leur étaient
traditionnellement opposés. Cette image est d’autant plus ternie en 2003, quand
« le déclenchement de la guerre en Irak va être réalisé sur des motifs
fallacieux de liens prétendus entre Saddam Hussein et Al-Qaïda et de
l’existence contestée d’armes de destruction massive », affirme Marc
Hecker. Et puis, la guerre en Irak va se retourner contre les USA : le
vide sécuritaire créé par le changement de régime va profiter aux acteurs
djihadistes. « L’Irak va émerger comme nouveau centre de gravité du
djihadisme international, et la mouvance Zarqaoui (chef d’Al-Qaïda dans le
pays, ndlr) qui monte en puissance sème les graines d’une guerre civile,
avec une opposition entre sunnites et chiites », déroule le chercheur.
Au final, en 2006, les choses sont donc « mal engagées » pour
les états-Unis. En Irak,
même la mort de Zarqaoui ne résout pas la situation ; les violences
intercommunautaires explosent. Et en Afghanistan, la situation commence à se
dégrader.
S’ouvre une
deuxième phase, qui dure jusqu’en 2011. « On passe d’une logique de
changement de régime avec la volonté de démocratiser ces états, dans l’idée qu’on va lutter
contre causes profondes du terrorisme, à une logique de contre-insurrection où
il s’agit d’investir massivement au sol, en envoyant des troupes, et de miser
sur les acteurs locaux pour tenter de sécuriser les populations et de les
séparer des insurgés », synthétise Marc Hecker.
Cette
doctrine produit un certain nombre d’effets positifs, et en 2011, la situation
semble s’être améliorée. Elle est même plutôt stable en Irak. En outre, un
certain nombre de personnalités politiques et de chercheurs pensent qu’Al Qaida
est sur le déclin.
Et puis,
2011 apparaît comme « un tournant »,
indique Marc Hecker. D’abord, il y a la mort de l’ennemi public n° 1 des USA. Le 2 mai, Oussama Ben Laden est abattu par les
forces spéciales américaines. Un « grand succès du contre-terrorisme
américain », « utilisé par l’administration démocrate pour
justifier ses velléités de retrait, de désinvestissement dans ces guerres
lointaines et coûteuses, pour investir davantage à domicile », avec la
thématique du nation building at home développée depuis 2008 par Barack Obama.
En effet,
le pays a besoin de ressources pour se réindustrialiser et lutter contre la
crise économique qui sévit, et le président américain entend se retirer au
moins partiellement de ces guerres du Moyen-Orient et en Afghanistan « pour
réinvestir dans des projets bénéficiant à la population américaine directement ».
Problème :
les plans américains sont contrariés par une autre actualité, au Maghreb et au
Moyen-Orient : les révoltes arabes. Si au départ, les djihadistes sont peu
présents lors de ces manifestations populaires (qui protestent contre le manque
de libertés, la misère ou encore le manque de démocratie, ndlr), peu à peu, ils
vont « monter en puissance, avec des stratégies et des évolutions
variables ». En Tunisie, pourtant présentée comme une « success
story » des printemps arabes, la mouvance djihadiste opte pour « une
stratégie d’implantation locale de prédication auprès des populations et de
développement d’actions sociales pour tenter de gagner du soutien populaire, au
départ sans utiliser la force », stratégie qui fonctionne bien de 2011 à 2013, évoque Marc Hecker. Ansar al-Charia,
organisation islamiste salafiste active en Tunisie dès 2011, « progresse,
gagne des soutiens, et mène aussi des actions plus laïques ». En 2013,
après l’assassinat de deux personnalités politiques (progressistes) majeures,
Ansar al-Charia finit par être classée comme organisation terroriste et bascule
dans la violence.
Par ailleurs, en Syrie, dès 2011,
l’état
islamique d’Irak dirigé par Abou Bakr al-Baghdadi décide d’envoyer un
contingent pour étudier les possibilités d’implantation du groupe dans cette
zone. « Rapidement, ce groupe, Jabhat al-Nosra, progresse et mène des
actions paramilitaires très efficaces, notamment via des attentats suicides.
Si bien qu’en 2013, al-Baghdadi va vouloir en prendre les rênes ».
C’est à ce moment que se produit le schisme dans la mouvance djihadiste :
al-Baghdadi déclare que Jabhat al-Nosra est une émanation de l’état islamique
d’Irak et annonce la création d’une nouvelle entité : l’état islamique en
Irak et au Levant. Cependant, le leader de Jabhat al-Nosra refuse et demande à
Ayman al-Zawahiri de trancher le conflit. Le nouveau chef d’Al-Qaïda décide que
Jabhat al-Nosra doit rester Jabhat al-Nosra, tandis que l’état islamique
d’Irak doit rester en Irak sous la direction de al-Baghdadi. Mais ce dernier
refuse cette sentence, « ce qui produit une bipolarisation de la
mouvance, entre d’un côté les partisans d'al-Zawahiri, et, de l’autre, les
partisans d’al-Baghdadi », raconte Marc Hecker. Toutefois, ce dernier
devient l’émir de Daech – qui s'implante en Syrie et vient concurrencer Jabhat
al-Nosra – avant de prendre le nom de calife Ibrahim, à la suite de la restauration
du califat par ses sympathisants.
« La période de
déstabilisation post printemps arabes prend fin : on débouche dans une
autre phase, l’apogée de Daech, de 2014 à 2017, et
la lutte contre Daech de manière internationale, via une coalition mise en place
par les états-Unis »,
retrace le chercheur. Période marquée par la volonté de Daech d’établir « un
vrai proto-état en zone
syro-irakienne et d’assumer les tâches de gouvernance d’un état », dit-il, mais aussi
d’établir un califat mondial avec des provinces un peu partout dans le monde.
Pendant ce temps-là, les luttes se poursuivent au sein de la mouvance
djihadiste. Par ailleurs, le terrorisme s’exporte et touche de plus en plus les
pays occidentaux, remarque Marc Hecker. « La France et la Belgique en
ont fait les frais et subi dans leur chair une série d’attentats violente »,
rappelle-t-il. Toutefois, Daech finit par reculer dans son fief : sous
l’offensive de ses adversaires, il perd Mossoul (Irak) et Raqqa (Syrie).
Aujourd’hui, nous sommes dans une
phase de reconfiguration de la menace, indique le chercheur. Même si Daech a
perdu son sanctuaire syro-irakien, il est toujours présent sous forme de
guérillas dans un certain nombre de pays, « avec une idéologie qui
reste attirante pour une portion minime de la population musulmane à l’échelle
mondiale, mais qui représente malgré tout des milliers de sympathisants et de
combattants ». De son côté, Al-Qaïda a opté davantage pour une
stratégie d’implantations locales, d’alliances avec des groupes locaux. « On
assiste à une présence d’Al-Qaïda inquiétante, qui montre sa résilience tous
les jours », affirme Marc Hecker.
Qui
a gagné ?
Alors, bien
qu’elle ne soit pas terminée, qui, au terme de ce « cycle » de vingt ans, a gagné cette guerre ? Elie
Tenenbaum le reconnaît : il n’y a « pas de réponse facile »
à cette question.
D’autant
que, Marc Hecker le rappelle, comme il ne s’agit pas d’un conflit
classique, il n’y aura pas de traité de paix. « On est dans le domaine
des guerres asymétriques : les déclarations d’entrée en guerre sont
floues, idem pour la sortie. Crier victoire est donc compliqué dans ces
conflits, car il y aura toujours des acteurs pour les poursuivre. »
Les deux
chercheurs ont cependant essayé de développer une approche en termes de « buts
de guerre » : quels étaient les objectifs, dans un camp comme
dans l’autre ? Ont-ils été atteints ?
Du côté des djihadistes, les
objectifs étaient clairs – faire partir les « Juifs et les croisés »
des terres d’islam, défaire les régimes d’apostat du monde musulman, proclamer
un califat universel – et connus : « Ils n’ont cessé de les
répéter dans leur propagande. Or, il faut toujours écouter ses adversaires pour
mieux les comprendre », estime élie
Tenenbaum. Mais si Al-Qaïda avait mis en place un plan stratégique sur vingt ans, lequel
imaginait une victoire partielle ou totale à horizon 2022, accompagnée de la
proclamation d’un califat universel, force est de constater qu’elle est
« loin d’y être parvenue » : « la plupart des
régimes d’apostat tellement honnis sont toujours en place » et la
présence des forces occidentales dans ces régions est toujours prégnante.
De l’autre côté, l’ambition fixée
par George Bush dès 2001 - éliminer les divers groupes terroristes -
a, elle aussi, été répétée régulièrement, et reprise en Europe et ailleurs. Or,
Elie Tenenbaum observe un « progrès indéniable » du djihadisme
et du terrorisme depuis 2001. En effet, le Global Terrorism Index, qui recense
le nombre de morts liées au terrorisme depuis le 1er janvier 2002, montre une
croissance « assez claire », notamment à partir des printemps
arabes. Malgré une décrue depuis 2014, encore aujourd’hui, les décès liés au
terrorisme sont trois fois plus nombreux qu’au lendemain du 11 septembre.
Le chercheur précise d’ailleurs que seulement 1 % des victimes du
terrorisme dans le monde sont originaires d’Europe occidentale et des USA –
« en majorité, ce sont des pays musulmans qui en paient le prix ».
En dépit de « tous les efforts menés, le terrorisme n’a donc pas été
éliminé ». D’autant que les combattants djihadistes ont
considérablement accru leurs effectifs en vingt ans. Une
étude d’un think tank américain, le Center for Strategic and International
Studies, met en exergue que le nombre de combattants djihadistes a quasiment
triplé entre 2001 et 2018.
« La
question est de savoir de quoi on parle quand on parle d’une menace terroriste
internationale », nuance le chercheur. Il existe en effet une « trajectoire
localiste » cherchant à prioriser « un ancrage territorial
davantage qu’une lutte contre l’ennemi lointain ». Cette menace est
donc à relativiser, estime-t-il : « Il ne faut pas forcément
regarder le chiffre de 250 000 combattants djihadistes dans le monde comme
une armée de 250 000 personnes qui ne pense qu’à attaquer les pays occidentaux. Il faut
regarder le poids que constitue cette mouvance avec des objectifs locaux ».
élie
Tenenbaum évoque en outre la question de la « guerre des idées », car
« le djihadisme n’est pas uniquement un réseau d’organisations clandestines,
c’est aussi une idéologie ». En la matière, comment évaluer les
progrès ? De nouveau, les indicateurs ne sont pas évidents. Les deux
chercheurs ont donc regardé du côté des sondages d’opinion consacrés à la
popularité / confiance envers un certain nombre de figures du monde djihadiste.
Sur ce sujet, « On voit que les choses ont évolué », rapporte élie Tenenbaum. Par exemple, au
Pakistan, en 2003, 44 % des sondés avaient une opinion favorable d’Oussama
Ben Laden, contre au moins 20 % la décennie suivante. Le chercheur note
d’ailleurs une « décrue systématique » de soutien à des
organisations violentes dans tous les pays, « même s’il reste des
plateaux de sympathie inquiétants ». Par ailleurs, le chercheur fait
état d’un progrès de l’islam politique. Les résultats des sondages sur le sujet
font ainsi apparaître des populations très favorables à une application plus
officielle de la charia (loi islamique) dans l’ensemble du monde musulman, à
quelques exceptions près (Caucase, Liban, etc). « Que cherchons-nous à
combattre ? Un djihadisme violent physiquement ou un islamisme / un islam
politique plus large ? Ce n’est pas la même assiette, ni le même enjeu »,
avertit élie Tenenbaum.
« On
n’en a pas fini avec le djihadisme »
Se pose
également la question, désormais, de l’avenir du djihadisme. En effet, « ce
n’est pas parce que les Occidentaux décident de tourner la page de la guerre
contre le djihadisme que les djihadistes sont prêts à faire de même »,
signale élie Tenenbaum. Le chercheur parle en effet d’une idéologie
« durable », fondée à la fois sur des facteurs attractifs et
des sentiments négatifs, qui a fait « un pari générationnel »,
avec une place importante accordée aux très jeunes pour prendre la
relève.
Par
ailleurs, les djihadistes ont montré une capacité d’innovation « remarquable »
tout au long de leur histoire et ont souvent réussi à échapper à « la
traque incessante que leur ont livrée les services antiterroristes à travers le
monde ». élie Tenenbaum met
notamment en avant leur faculté à saisir les opportunités – par exemple, les
printemps arabes –,mais aussi à se renouveler, à se repenser, « autant au niveau tactique
que sur le plan stratégique », « ce qui laisse entendre qu’on
n’en a pas fini avec le djihadisme ». Le chercheur s’arrête particulièrement
sur l’aspect cyber, qui occupe une place importante. « On voit que ce
qui reste aujourd'hui des grandes organisations centrales, c’est avant tout une
forme d’harmonisation de la propagande via la présence en ligne »,
avance-t-il. Or, si aujourd’hui, 50 % de la population mondiale a accès à
Internet, au cours des vingt prochaines années, cette part devrait monter à 80-90 %. Et
évidemment, « plus le degré de connexion est élevé, plus l’intérêt pour
ces groupes à diffuser des messages en ligne est important ».
Pour sa
part, Marc Hecker ajoute que les djihadistes se servent du web non seulement
pour diffuser leur propagande, mais aussi comme plateforme opérationnelle pour
diffuser de grandes orientations stratégiques, des conseils tactiques, pour recruter
et lever des fonds. Il souligne que les djihadistes se sont mis à utiliser
internet « très tôt ». Les premiers sites web de sympathisants
d’Al-Qaïda remontent ainsi aux années 90, à l’instar d’un site dédié, géré par
Al-Qaïda elle-même. Le chercheur appelle cela « la phase de djihadisme
1.0 ». Rapidement, ces sites ont été attaqués, et les djihadistes sont
passés au djihadisme 2.0, sous forme de forums djihadistes, arabophones ou non.
Mais ces derniers finissent par perdre de leur splendeur, sous l’effet d’une
crise de confiance. Cependant, au moment des printemps arabes, les grands
réseaux sociaux sont en train de se développer, et les djihadistes les
investissent, attirant bien plus de monde que sur des forums confidentiels.
C’est le djihadisme 3.0, indique Marc Hecker. « Pendant quelques
années, ils ont eu une liberté de manœuvre quasi totale sur ces plateformes –
Facebook, Twitter –, jusqu’à ce que celles-ci contrôlent davantage les contenus
et que les états fassent pression ».
Puis, en 2015, 2016, on passe cette fois à l’ère du djihadisme 4.0 : les
djihadistes font toujours quelques apparitions sur ces plateformes, mais ils
s’illustrent par « une pratique du web beaucoup plus éclatée »,
en passant « d’une micro-plateforme à une autre, d’une application
chiffrée à une autre », parfois de façon inattendue, par le web russe,
ou encore du côté de l’ultra droite américaine.
L’exemple
d’Internet montre donc à quel point cette mouvance est particulièrement agile.
Cependant, pour les chercheurs, elle « souffre de divisions, de
polarisations », de « tensions fortes », et compte
deux organisations centrales affaiblies, avec des filiales locales « qui
tendent à s’autonomiser, générant une tension entre le local et le global
importante ».
Limiter
son ambition politique
Reste à savoir quels sont les enseignements à tirer de ces deux
décennies.
élie
Tenenbaum le martèle : « l’une des grandes leçons est de se
méfier autant de la sous-évaluation de la menace que de la sur-réaction ».
Selon lui, la sur-réaction est un piège tendu par les terroristes. « Parmi
un certain nombre de grandes erreurs stratégiques, la plus évidente est
l’invasion américaine de l’Irak, qui a remis en selle la mouvance djihadiste à
un moment où elle était très affaiblie. Par une réaction démesurée, les
Américains ont tapé à côté de la plaque », estime-t-il. La
sous-évaluation, pour sa part, a pu consister à « ne pas forcément
croire ou regarder sérieusement” la montée en puissance d’une nouvelle
génération de djihadistes « alors que se transformait sous nos yeux le
djihadisme ».
Pour le chercheur, il est néanmoins « toujours difficile »
de naviguer entre ces deux extrémités. Pour cela, considère-t-il, il est
nécessaire d’avoir une compréhension culturelle, politique et anthropologique
des sociétés en question.
Autre démonstration permise par ce « cycle » de guerre : la
lutte contre le terrorisme s’apparente fortement à un marathon, assure Elie
Tenenbaum, quand les pays ont tendance à s’armer et à s’entraîner pour un
sprint.
Par ailleurs, ces vingt dernières années ont appris combien il était
important de limiter son ambition politique, juge le chercheur, pour qui
vouloir « transformer fondamentalement » des pays dont sont
originaires des mouvements terroristes est une « ambition
démesurée », qui n’a « pas de sens » et relève d’une
forme d'ingérence, pointe-t-il. (Une réflexion qui prend une dimension
particulière trois mois après ce webinaire : au terme de vingt ans de présence en Afghanistan, les Américains ont quitté le pays le 30 août dernier. Il s’agit de la plus longue guerre pour les états-Unis, avec un lourd tribut :
2 500 morts et 2 000 milliards
de dollars, ndlr). La meilleure des choses à faire est, en priorité, de prendre
en compte les réalités politiques et les acteurs en place, avec lesquels
négocier ou non, « sans cynisme », insiste le chercheur.
« Il ne s’agit pas de dire “on est prêt à accepter tout pour peu
qu’on puisse négocier, et tant pis pour les populations locales".
Il faut rester dans l’ordre du possible ».
La négociation, d’ailleurs, ajoute Elie Tenenbaum, peut rentrer dans la
réflexion sur la lutte contre le terrorisme, mais ne doit pas s’y limiter. à son sens, il s’agit seulement d’une
« carte » dans « le jeu de cette lutte », qui
impose de négocier en sachant qu’on le fait avec des personnes qui se sont
dites adversaires à un moment donné, et qui ont des liens avec des groupes
souhaitant directement nous nuire. Il faut également garder à l’esprit, précise
le chercheur, que ce n’est pas parce qu’un accord a été conclu « qu’il
faut imaginer qu’on est à l’abri ».
Enfin, élie Tenenbaum invite
à replacer la lutte contre le terrorisme à la place qui lui revient, face aux
« nouveaux défis qui frappent à notre porte », que ce
soit la rivalité avec la Chine, les tensions entre les puissances, ou encore
les challenges d’ordre environnemental, sanitaire ou encore économique… Certes,
considère-t-il, cette lutte conserve une place importante, mais ne saurait
occulter « d’autres enjeux ».
Bérengère
Margaritelli