JUSTICE

Victimisation secondaire : « La parole de l’avocat n’est pas absolue »

Victimisation secondaire : « La parole de l’avocat n’est pas absolue »
Publié le 19/05/2025 à 11:05

En plus du jugement principal condamnant Gérard Depardieu pour des agressions sexuelles sur deux femmes, le tribunal de Paris a reconnu, le 12 mai, la victimisation secondaire de ces dernières pendant laudience, exposées à une « dureté excessive » des débats. Alors que certains avocats dénoncent une négation des droits de la défense, Carine Durrieu Diebolt, l’une des avocates des parties civiles dans cette affaire, rappelle que « les droits de la défense sont libres », « pas sans conséquences ».

Cest une première en France. Outre une peine de 18 mois de prison avec sursis pour agressions sexuelles sur deux femmes lors du tournage du film « Les Volets verts », le tribunal correctionnel de Paris a condamné Gérard Depardieu à une indemnisation au titre du préjudice moral aggravé par la victimisation secondaire pendant le procès.

Autrement dit, lacteur, qui va faire appel, a également été sommé de verser 1000 euros aux deux victimes, qui ont été, aux yeux du tribunal, « exposées à une dureté excessive des débats à leur encontre ». En cause : la défense particulièrement agressive de Jérémie Assous, avocat de Gérard Depardieu. Tour à tour, ce dernier sest notamment permis de traiter les plaignantes de « menteuses » ou d’« hystériques », tout en leur intimant d’« aller pleurer ».

Charlotte Arnould, qui accuse lacteur de viol dans une autre affaire, en a également pris pour son grade. Traitée de « malheureuse », ou encore de « mythomane qui veut plaire à tout le monde en tant que victime », celle-ci a dû supporter les attaques récurrentes de Jérémie Assous. « Elle vient tous les jours au procès (...). Vous en connaissez beaucoup de victimes de viol qui viennent tous les jours voir leur violeur ? », a notamment lancé ce dernier à son encontre. Sans compter les avocates des parties civiles elles-mêmes, Claude Vincent et Carine Durrieu Diebolt, insultées d’« hystériques » par leur confrère.

Typique des procès pour violences sexuelles

« Il n’était pas possible de laisser cela sans réponse institutionnelle, réagit lavocate au barreau de Nantes Anne Bouillon. Cest à la hauteur de la médiatisation donnée à ce procès ». Le 28 mars, cette spécialiste des droits des femmes signait, avec dautres collègues, une tribune dénonçant « le sexisme contre les avocates » au procès de Depardieu. « Viser de manière répétée des consœurs car femmes, adopter une stratégie clairement sexiste, porter atteinte au respect de la robe qui leur est dû en attaquant leur sexe et/ou leur genre, ne doit plus avoir sa place, jamais, dans une enceinte judiciaire française », pointait notamment leur texte.

Anne Bouillon sait de quoi elle parle, ayant elle-même subi de nombreuses saillies sexistes dans le cadre de son travail : « Cest dans le cadre de procès pour violences sexuelles que jai dû éprouver les audiences les plus violentes, tant à mon endroit qu'à celui de mes clientes. J'ai vécu des expériences extrêmement traumatisantes, il faut le dire, avec des situations où lon sinterrogeait sur mes capacités intellectuelles, mes menstruations… En quoi ça ajoute au débat judiciaire, ça ? », demande-t-elle.

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Si les défenses particulièrement offensives se retrouvent surtout dans ce type de contentieux, ce nest pas un hasard, poursuit Carine Durrieu Diebolt, autrice de Violences sexuelles : quand la justice maltraite, paru début mai aux éditions Syllepse. « Le contentieux en lui-même relève de rapports de domination que lon retrouve dans la défense des agresseurs et ce contentieux véhicule des stéréotypes sexistes », met-elle en avant.

Face à la violence des débats pendant le procès de Depardieu, celle-ci avait fait une demande dindemnisation du préjudice moral aggravé du fait des méthodes de la défense, en application d'une jurisprudence de la Cour de cassation qui affirme que si la défense est libre, elle doit en assumer les conséquences en cas de condamnation : « Ma cliente avait même dit que c’était une torture et que ça avait été plus traumatisant pour elle que les attouchements en eux-mêmes », relate-t-elle.

La double condamnation de Depardieu est pour elle « une forme de reconnaissance », rapporte son avocate, qui soulève également le caractère historique du jugement. « Cest la première fois à ma connaissance que la victimisation en tant que telle est nommée dans une décision pénale. Cela nous permettra de travailler cette notion et de la faire vivre ».

Une notion très récente

Née dans les années 2010, la notion de victimisation secondaire, aussi appelée « nouvelle victimisation », « victimisation répétée », « sur-victimisation » ou encore « revictimisation », est dabord « un concept de victimologie », explique Anna Glazewski, maîtresse de conférences en droit public à luniversité de Strasbourg et ancienne juriste référendaire à la Cour européenne des droits de l'Homme, qui a longuement travaillé sur le sujet.

Cest avec la Convention du Conseil de lEurope sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, aussi appelée Convention dIstanbul, que la notion fait sa première apparition dans un traité européen. Les États signataires sengagent ainsi, en mai 2011, à prendre « les mesures législatives ou autres nécessaires pour protéger toutes les victimes contre tout nouvel acte de violence », de manière à « éviter la victimisation secondaire », et « en veillant à ce quelles soient, ainsi que leurs familles et les témoins à charge, à labri des risques dintimidation, de représailles et de nouvelle victimisation ».

Cest ensuite à partir de 2015 que la notion de victimisation secondaire fait son apparition dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de lhomme (CEDH). Même si ce concept napparaît pas textuellement dans le code de procédure pénale, la France est donc tenue de le respecter via la Convention dIstanbul et la jurisprudence de la CEDH, met en avant Anna Glazewski. 

« La mobilisation de cette notion en droit français est toutefois récente, décrit-elle. On a en réalité commencé à en parler dans le débat public à la faveur du procès des viols de Mazan ». Devant la cour criminelle du Vaucluse, Gisèle Pelicot avait en effet déploré s’être sentie « humiliée » pendant laudience.

Le 24 avril dernier, la Cour européenne des droits de l'homme condamnait pour la première fois la France pour victimisation secondaire. Celle-ci avait « failli à protéger, de manière adéquate, les requérantes qui dénonçaient des actes de viols alors quelles n’étaient âgées que de 13, 14 et 16 ans au moment des faits ».

Estimant quune plaignante avait été exposée « à des propos culpabilisants, moralisateurs et véhiculant des stéréotypes sexistes propres à décourager la confiance des victimes dans la justice », la CEDH avait conclu à la violation de plusieurs articles de la Convention européenne des droits de lhomme. Des condamnations successives qui interrogent tout à la fois sur le principe de protection des victimes durant un procès et sur lexercice de la défense.

« Les droits de la défense sont libres »

A lissue de la condamnation de Gérard Depardieu, Jérémie Assous a dénoncé, comme certains de ses confrères, « une négation des droits de la défense ». Ce à quoi Carine Durrieu Diebolt répond : « Les droits de la défense sont libres. D'ailleurs il les a exercés librement et il a pu dire ce qu'il voulait sans être recadré. Simplement, on ne peut pas considérer ensuite que cest sans conséquences ». Et dajouter : « Rappelons que la parole de lavocat nest pas absolue, elle est limitée par la diffamation, loutrage et linjure, et il y en a eu pendant les débats, ainsi que du sexisme ».

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Le 29 mars 2025, Anne Bouillon, autrice de Affaires de femmes - Une vie à plaider pour elles (LIconoclaste, 2024), appelait dans une tribune pour Libération à « une autre défense possible ». « Brutaliser, humilier et finalement chercher à anéantir la plaignante (ou son avocate) appartient je crois à une défense dun autre âge», exprimait-elle, tout en affirmant avec force qu’« aucune question nest interdite dans le prétoire ».

A condition que cela concoure à la manifestation de la vérité. « Je crois que lon peut faire le choix dune défense efficace, percutante, sans compromis, pleinement au rendez-vous et exigeant que tout soit absolument débattu, sans pour autant céder à la facilité de la violence », ajoute-t-elle auprès du JSS. Avant de conclure : « Je crois que cela vient en fait minorer l'efficacité de la défense ».

La responsabilité des magistrats en question

En amont dune éventuelle condamnation pour victimisation secondaire, se pose toutefois une question. « Jai beaucoup entendu quil y avait une forme de passivité ou de retrait du magistrat vis-à-vis de la défense véhémente pendant laudience, et cest ça qui minterroge », soulève Anna Glazewski. Lors dun procès, il incombe en effet au président, ou à la présidente, dassurer la police de laudience et la sérénité des débats. « Il aurait été préférable pour les victimes que le président intervienne, car elles ont été sur-traumatisées », reconnaît dailleurs Carine Durrieu Diebolt.

Mais cela au risque que le procès ne puisse pas se terminer, ajoute-t-elle. « La stratégie de la défense était de créer des incidents pour ralentir laudience. Il sagissait à la fois de créer une diversion et de gagner du temps pour éviter que Gérard Depardieu ne soit jugé. Quand il y a eu des injures à mon égard, c’était dailleurs à un moment déterminant où je questionnais Gérard Depardieu qui se contredisait », détaille-t-elle. « Fallait-il intervenir plus au risque d'aller à l'incident au détriment du fond ? C'est une question qui se pose. Sans compter dans ce cas les potentielles accusations dentrave des droits de la défense, et de partialité à l'encontre du président ».

Plutôt quune opposition entre droits de la défense et protection de la victime, Anna Glazewski espère voir surgir « une voie conciliatrice », considérant que lon peut avoir une défense pénale « à la fois libre et respectueuse de la dignité des personnes ». « Il y a plein de moyens de plaider pour parvenir à l'émergence de la vérité et la défense de son client, et tout le monde en sortira grandi », insiste-t-elle. Carine Durrieu Diebolt souhaite quant à elle rappeler des propos tenus par Robert Badinter au Monde il y a maintenant presque 20 ans : « La victime doit être traitée en justice avec toute l'humanité que sa souffrance appelle ».

Rozenn Le Carboulec

1 commentaire
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Alou
- il y a 4 heures
La passivité du Président du tribunal face aux insultes proférées par l'avocat Assous était choquante. A quoi sert un Président si ce n'est à recadrer les débats? Comment peut-il laisser insulter les victimes et les avocates? On n'est pas à la foire mais dans l'enceinte d'un tribunal.
D'autre part, pourquoi le barreau où est inscrit l'avocat Assous ne l'a pas suspendu de plaidoirie pendant 1 an? Le barreau croit-il que les avocates sont des serpillères? Le barreau est-il seulement là pour défendre les avocats hommes en tolérant toutes les insultes misogynes?
La misogynie est ancrée tellement profondément dans toutes nos institutions que c'est révoltant à voir. Quelle honte pour un pays soi-disant évolué.

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