En plus du jugement principal condamnant
Gérard Depardieu pour des agressions sexuelles sur deux femmes, le tribunal de
Paris a reconnu, le 12 mai, la victimisation secondaire de ces dernières
pendant l’audience, exposées à une « dureté
excessive » des
débats. Alors que certains avocats dénoncent une négation des droits de la
défense, Carine Durrieu Diebolt, l’une des avocates des parties civiles dans
cette affaire, rappelle que « les
droits de la défense sont libres », « pas sans conséquences ».
C’est une
première en France. Outre une peine de 18 mois de prison avec sursis pour
agressions sexuelles sur deux femmes lors du tournage du film « Les Volets
verts », le tribunal correctionnel de Paris a condamné Gérard Depardieu à une
indemnisation au titre du préjudice moral aggravé par la victimisation
secondaire pendant le procès.
Autrement dit, l’acteur,
qui va faire appel, a également été sommé de
verser 1000 euros aux deux victimes, qui ont été, aux yeux du tribunal, « exposées à une dureté excessive
des débats à leur encontre ». En cause : la défense particulièrement
agressive de Jérémie Assous, avocat de Gérard Depardieu. Tour à tour, ce
dernier s’est notamment permis de traiter les
plaignantes de « menteuses » ou d’« hystériques »,
tout en leur intimant d’« aller pleurer ».
Charlotte Arnould, qui accuse l’acteur de viol dans une autre affaire, en a également
pris pour son grade. Traitée de « malheureuse », ou encore de « mythomane
qui veut plaire à tout le monde en tant que victime », celle-ci a dû
supporter les attaques récurrentes de Jérémie Assous. « Elle vient tous les
jours au procès (...). Vous en connaissez beaucoup de victimes de viol qui
viennent tous les jours voir leur violeur ? », a
notamment lancé ce dernier à son encontre. Sans compter les avocates des
parties civiles elles-mêmes, Claude Vincent et Carine Durrieu Diebolt,
insultées d’« hystériques » par leur confrère.
Typique des procès pour violences
sexuelles
« Il n’était pas possible de laisser
cela sans réponse institutionnelle, réagit l’avocate au
barreau de Nantes Anne Bouillon. C’est à la
hauteur de la médiatisation donnée à ce procès ». Le 28 mars, cette spécialiste des
droits des femmes signait, avec d’autres
collègues, une tribune dénonçant
« le sexisme contre les avocates » au procès de Depardieu. « Viser
de manière répétée des consœurs car femmes, adopter une stratégie clairement
sexiste, porter atteinte au respect de la robe qui leur est dû en attaquant
leur sexe et/ou leur genre, ne doit plus avoir sa place, jamais, dans une
enceinte judiciaire française », pointait notamment leur texte.
Anne Bouillon sait de quoi elle parle,
ayant elle-même subi de nombreuses saillies sexistes dans le cadre de son
travail : « C’est dans le cadre de
procès pour violences sexuelles que j’ai dû
éprouver les audiences les plus violentes, tant à mon endroit qu'à celui de mes
clientes. J'ai vécu des expériences extrêmement traumatisantes, il faut le
dire, avec des situations où l’on s’interrogeait sur mes capacités intellectuelles, mes
menstruations… En quoi ça ajoute au débat judiciaire, ça ? »,
demande-t-elle.
À
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Si les défenses particulièrement
offensives se retrouvent surtout dans ce type de contentieux, ce n’est pas un hasard, poursuit Carine Durrieu Diebolt,
autrice de Violences sexuelles : quand la justice
maltraite, paru début mai aux éditions Syllepse. « Le contentieux
en lui-même relève de rapports de domination que l’on
retrouve dans la défense des agresseurs et ce contentieux véhicule des stéréotypes
sexistes », met-elle en avant.
Face à la violence des débats pendant le
procès de Depardieu, celle-ci avait fait une demande d’indemnisation
du préjudice moral aggravé du fait des méthodes de la défense, en application
d'une jurisprudence de la Cour de cassation qui affirme que si la défense est
libre, elle doit en assumer les conséquences en cas de condamnation : « Ma
cliente avait même dit que c’était une torture et que ça avait été plus
traumatisant pour elle que les attouchements en eux-mêmes », relate-t-elle.
La double condamnation de Depardieu est
pour elle « une forme de reconnaissance », rapporte son avocate, qui
soulève également le caractère historique du jugement. « C’est
la première fois à ma connaissance que la victimisation en tant que telle est
nommée dans une décision pénale. Cela nous permettra de travailler cette notion
et de la faire vivre ».
Une notion très récente
Née dans les années 2010, la notion de
victimisation secondaire, aussi appelée « nouvelle victimisation », « victimisation
répétée », « sur-victimisation » ou encore « revictimisation »,
est d’abord « un concept de
victimologie », explique Anna Glazewski, maîtresse de conférences en droit
public à l’université de Strasbourg et
ancienne juriste référendaire à la Cour européenne des droits de l'Homme, qui a
longuement travaillé
sur le sujet.
C’est avec
la Convention du Conseil de l’Europe sur
la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la
violence domestique, aussi appelée Convention d’Istanbul, que la notion fait
sa première apparition dans un traité européen. Les États signataires s’engagent ainsi, en mai 2011, à prendre « les mesures
législatives ou autres nécessaires pour protéger toutes les victimes contre
tout nouvel acte de violence », de manière à « éviter la victimisation
secondaire », et « en veillant à ce qu’elles
soient, ainsi que leurs familles et les témoins à charge, à l’abri
des risques d’intimidation, de
représailles et de nouvelle victimisation ».
C’est
ensuite à partir de 2015 que la notion de victimisation secondaire fait son
apparition dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Même si ce concept n’apparaît
pas textuellement dans le code de procédure pénale, la France est donc tenue de
le respecter via la Convention d’Istanbul
et la jurisprudence de la CEDH, met en avant Anna Glazewski.
« La
mobilisation de cette notion en droit français est toutefois récente, décrit-elle.
On a en réalité commencé à en parler dans le débat public à la faveur du procès
des viols de Mazan ». Devant la cour criminelle du Vaucluse, Gisèle Pelicot
avait en effet déploré s’être
sentie « humiliée »
pendant l’audience.
Le 24 avril dernier, la Cour européenne
des droits de l'homme condamnait pour la première fois la France pour
victimisation secondaire. Celle-ci avait « failli à protéger, de manière adéquate, les requérantes
qui dénonçaient des actes de viols alors qu’elles
n’étaient âgées que de 13, 14 et 16 ans au moment des faits ».
Estimant qu’une
plaignante avait été exposée « à
des propos culpabilisants, moralisateurs et véhiculant des stéréotypes sexistes
propres à décourager la confiance des victimes dans la justice », la CEDH
avait conclu à la violation de plusieurs articles de la Convention européenne
des droits de l’homme. Des
condamnations successives qui interrogent tout à la fois sur le principe de
protection des victimes durant un procès et sur l’exercice
de la défense.
« Les droits de la
défense sont libres »
A l’issue de
la condamnation de Gérard Depardieu, Jérémie Assous a dénoncé, comme certains
de ses confrères, « une négation des droits de la défense ». Ce à quoi Carine
Durrieu Diebolt répond : « Les droits de la défense sont libres. D'ailleurs
il les a exercés
librement et il a pu dire ce qu'il voulait sans être recadré. Simplement, on ne
peut pas considérer ensuite que c’est sans
conséquences ». Et d’ajouter
: « Rappelons que la parole de l’avocat n’est pas absolue, elle est limitée par la diffamation, l’outrage et l’injure, et
il y en a eu pendant les débats, ainsi que du sexisme ».
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Le 29 mars 2025, Anne Bouillon, autrice
de Affaires de femmes - Une vie à plaider pour elles
(L’Iconoclaste, 2024), appelait dans
une tribune pour Libération à « une autre défense possible ».
« Brutaliser, humilier et finalement chercher à anéantir la plaignante (ou
son avocate) appartient je crois à une défense d’un
autre âge», exprimait-elle, tout en affirmant avec force qu’« aucune
question n’est interdite dans le prétoire ».
A condition que cela concoure à la
manifestation de la vérité. « Je crois que l’on
peut faire le choix d’une
défense efficace, percutante, sans compromis, pleinement au rendez-vous et
exigeant que tout soit absolument débattu, sans pour autant céder à la facilité
de la violence », ajoute-t-elle auprès du JSS. Avant de
conclure : « Je crois que cela vient en fait minorer l'efficacité de la défense ».
La responsabilité des
magistrats en question
En amont d’une
éventuelle condamnation pour victimisation secondaire, se pose toutefois une
question. « J’ai beaucoup entendu
qu’il y avait une forme de passivité
ou de retrait du magistrat vis-à-vis de la défense véhémente pendant l’audience, et c’est ça qui
m’interroge », soulève Anna
Glazewski. Lors d’un procès, il incombe
en effet au président, ou à la présidente, d’assurer la
police de l’audience et la sérénité des débats.
« Il aurait été préférable pour les victimes que le président intervienne,
car elles ont été sur-traumatisées », reconnaît d’ailleurs
Carine Durrieu Diebolt.
Mais cela au risque que le procès ne
puisse pas se terminer, ajoute-t-elle. « La stratégie de la défense était de
créer des incidents pour ralentir l’audience.
Il s’agissait à la fois de créer une
diversion et de gagner du temps pour éviter que Gérard Depardieu ne soit jugé.
Quand il y a eu des injures à mon égard, c’était d’ailleurs
à un moment déterminant où je questionnais Gérard Depardieu qui se contredisait »,
détaille-t-elle. « Fallait-il intervenir plus au risque d'aller à l'incident
au détriment du fond ? C'est une question qui se pose. Sans compter dans ce cas
les potentielles accusations d’entrave
des droits de la défense, et de partialité à l'encontre du président ».
Plutôt qu’une
opposition entre droits de la défense et protection de la victime, Anna
Glazewski espère voir surgir « une voie conciliatrice », considérant que l’on
peut avoir une défense pénale « à la fois libre et respectueuse de la
dignité des personnes ». « Il y a plein de moyens de plaider pour
parvenir à l'émergence de la vérité et la défense de son client, et tout le
monde en sortira grandi », insiste-t-elle. Carine Durrieu Diebolt
souhaite quant à elle rappeler des propos tenus par Robert Badinter au Monde il y a maintenant
presque 20 ans : « La victime doit être traitée en justice avec toute
l'humanité que sa souffrance appelle ».
Rozenn
Le Carboulec