En séance publique, la
chambre haute a profondément remanié le texte, qui a été envoyé à l’Assemblée
nationale. Dossier « coffre », régime des nullités,… zoom sur les
principales évolutions.
Le Sénat a adopté à l’unanimité
– à un sénateur près, qui a voté contre mais admis une erreur de vote – mardi 4
février la proposition de loi pour la lutte contre le narcotrafic, après deux
semaines de discussion. Le texte est issu de la commission d’enquête sur
l’impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier.
Le texte renforce la lutte
contre le narcotrafic et la criminalité instaurant un parquet national
anti-criminalité organisée (PNACO). Il confie notamment au procureur national la
poursuite des dirigeants impliqués dans le trafic de stupéfiants. La proposition
de loi durcit également la lutte contre le blanchiment et le financement du
terrorisme, en prévoyant la fermeture administrative de commerces liés au
narcotrafic et l’accès élargi aux données pour les douanes. Elle expérimente le
traitement automatisé des données transitant par les réseaux des opérateurs,
améliore le statut des repentis et renforce la protection des forces de
l’ordre.
Mais d’autres dispositions
ont divisé la communauté judiciaire. La version initiale du texte, dans son
article 16, prévoyait que, « lorsque la divulgation des informations
relatives à la date, l’horaire ou le lieu de la mise en œuvre des
techniques spéciales d’enquête […] est de nature soit à mettre en danger
la sécurité d’agents infiltrés, de collaborateurs de justice, de témoins
protégés […] ou de leurs proches, soit à porter une atteinte grave et
irrémédiable à la possibilité de déployer à l’avenir les mêmes
techniques, les procès-verbaux dressés par les officiers de police
judiciaire et versés au dossier pénal […] ne font mention ni des
caractéristiques du fonctionnement desdites techniques, ni des
méthodes d’exécution de celles-ci, ni des modalités de leur installation et de
leur retrait. » Les procès-verbaux doivent néanmoins indiquer les
personnes visées par la technique spéciale d’enquête et la période de son
déploiement ainsi que d’apprécier le respect des principes de proportionnalité
et de subsidiarité. Un procès-verbal distinct qui n’est pas versé au dossier
pénal contient ces informations.
Le dossier
« coffre », « une faille béante » pour le SAF
Un dossier « coffre »
– terme utilisé dans l’exposé initial des motifs – pour lequel certains
syndicats d’avocats se sont opposés. « Le législateur créerait une
nouvelle forme de procédure secrète, introduisant par là une faille béante dans
le respect du principe du contradictoire et par suite dans le droit pourtant
fondamental à se défendre, maillon essentiel d’une justice équitable et d’une
société démocratique », s’étouffait le Syndicat des avocats de France
dans un communiqué paru le 28 janvier dernier.
Une reformulation adoptée par
la commission du Sénat limite cette inaccessibilité du dossier à la défense à certaines
informations concernant les techniques spéciales d’enquête, et n’autorise à user
de cette disposition que « lorsque l’emploi de la technique est
nécessaire à la manifestation de la vérité ».
La sénatrice socialiste
Marie-Pierre de La Gontrie, dont le groupe était à l’origine opposé à
l’article, a finalement approuvé cette nouvelle rédaction : « Cet
article est sur une ligne de crête, en mettant en place une architecture assez
sophistiquée qui permet de limiter l’autorisation, de la cadrer, de la faire
contrôler par un juge du siège, d’en prévoir le contrôle a posteriori
systématique », a-t-elle assuré en séance publique au Sénat. Mais la
réécriture est visiblement insuffisante pour la communauté judiciaire :
interrogée par Le Monde, la vice-bâtonnière de Paris Vanessa Bousardo a
estimé ne pas avoir été entendue.
Le groupe Rassemblement
démocratique et social européen (RDSE) a assuré veiller « à ce que ces
techniques et dérogations soient bien utilisées contre le narcotrafic ».
Les sénateurs démocrates, au même titre que les socialistes, comptent sur la
navette parlementaire « pour parvenir à un dossier-coffre opérationnel,
qui préserve les droits de la défense ».
Le régime des nullités dans
le viseur de la rapporteure
L’article 20, qui, à
l’origine, modifiait le régime des nullités en empêchant d’y recourir lorsque la
méconnaissance d’une formalité « résulte d’une manœuvre ou d’une
négligence de la personne mise en cause » (notamment par un
embouteillement des greffes ou par l’envoi d’un courrier à une adresse correcte
mais trop imprécise), a lui été profondément revu, en réponse aux réactions de
certains avocats, mais aussi sénateurs. Le républicain Francis Szpiner a
défendu le régime des nullités de procédure, qui « ne sont que l’appel
au respect de la loi. Ce ne sont pas les avocats qui en sont responsables, mais
le législateur ».
« À aucun moment les avocats n’ont été
accusés d’être complices des narcotrafiquants », a assuré Muriel
Jourda, corapporteure de la proposition de loi, qui s’est tout de même permise d’affirmer
que « le rôle d’un avocat est de défendre son client, et les clients
sont rarement innocents, sinon nous n’aurions pas besoin d’avocat ».
Les notions de manœuvre et de
négligence ont été supprimées de l’article. À la place, des modifications ont
été validées afin de limiter les erreurs pouvant aboutir à une demande de
nullité. Pour les crimes en lien avec la criminalité organisée, la déclaration
de désignation d’un avocat « chef de file » ne pourra plus s’effectuer par
une lettre recommandée avec accusé de réception. Si l'une des parties ou le
témoin assisté estime qu'une nullité a été commise, la copie au juge
d'instruction de la saisie de la chambre de l'instruction par requête motivée
est désormais obligatoire sous peine de nullité.
D’autres dispositions
introduites en séance pourraient faire grincer des dents. C’est le cas
notamment de l’extension, comme toujours pour l’instant à titre expérimental
jusqu’au 31 décembre 2028, de l’utilisation de capteurs de données transitant
par les réseaux des opérateurs, aussi appelés « boites noires », pour
la prévention de la criminalité et de la délinquance organisées. Ce dispositif
était à l’origine destiné uniquement à la prévention du terrorisme. Depuis la
loi du 25 juillet 2024 visant à prévenir les ingérences étrangères en France,
il était également possible de recourir à ce dispositif expérimental en cas
d’intérêts liés à l’indépendance nationale, l’intégrité du territoire, la
défense nationale, la politique étrangère et l’exécution des engagements
européens et internationaux de la France et la prévention de l’ingérence
étrangère.
Les messageries cryptées
contraintes d’ajouter des « portes dérobées »
Le groupe socialiste,
écologiste et républicain (SER) a pour sa part regretté l’introduction, en
séance publique, d’un amendement de sénateurs de droite et du centre relatif
aux messageries cryptées. Celui-ci impose aux plateformes de « mettre
en œuvre les mesures techniques nécessaires afin de permettre aux services de
renseignement d’accéder au contenu intelligible des correspondances et données
qui y transitent », explique l’objet de l’amendement. Cet accès serait
limité aux seules données ayant fait l’objet d’une autorisation spécifique, après
avis de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR).
Une amende de 1,5 million d’euros pour les personnes physiques et jusqu’à 2% du
chiffre d’affaires mondial annuel hors taxes pour les personnes morales est
prévue pour ceux qui refuseraient de s’y plier.
Pour assurer le respect de
ces exigences de coopération, il est proposé de renforcer les sanctions pénales
applicables aux personnes physiques et morales qui refuseraient de s’acquitter
de leurs obligations : une amende encourue de 1,5 million d’euros pour les
personnes physiques commettant ces infractions de manière habituelle et une
amende pouvant atteindre jusqu’à 2% du chiffre d’affaires mondial annuel hors
taxes, pour les personnes morales se trouvant dans la même situation.
Une disposition qui aurait dû
nécessiter un texte distinct à la suite d’une étude d’impact, selon le
socialiste Jérôme Durain, pour qui « un dispositif à ce point intrusif méritait
un débat approfondi ».
Des messageries concernées
sont par ailleurs vent debout contre ce projet. L’entreprise suisse Proton s’est
émue d’une proposition de loi « mettant en danger des millions de
citoyens et entreprises en France » en introduisant des « portes
dérobées » dans les applications. « Il est impossible de créer
une porte dérobée qui ne laisserait entrer que les acteurs autorisés à le faire »,
a-t-elle plaidé, tout en appelant la France à « montrer l’exemple et
défendre la vie privée, la sécurité et le chiffrement de bout en bout ».
Pas de volet préventif
Certains pans du narcotrafic
brillent au contraire par leur absence. Les groupes communiste, écologiste et
démocrate ont regretté que les actions de prévention n’aient pas été
intégrées au texte. « On m'a rétorqué que ce n'était ni le lieu ni le
moment. Alors, quand ? », s’est étonnée Marie-Laure Phinera-Horth,
sénatrice du groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants
(RDPI, où siègent des membres de Renaissance), qui a également regretté que le
texte ne parle pas des « petites mains », « ce phénomène qui
frappe les territoires ultramarins ».
Même remarque du groupe RDSE,
qui a rappelé que « le narcotrafic structure l'espace social ».
La sénatrice Sophie Briante Guillemont a appelé à « ne pas se contenter
d'un volet répressif. Il faudra aussi plus de République ». Le
membre du groupe communiste Jérémy Bacchi a de son côté plaidé pour intégrer
des mesures de protection des dockers, douaniers, agents pénitentiaires,
avocats, magistrats, policiers et gendarmes contre la corruption.
Le gouvernement ayant engagé
la procédure accélérée pour ce texte, une seule lecture sera nécessaire à
l’Assemblée nationale.
Alexis
Duvauchelle